TARD

Christophe Dugave

Cette courte nouvelle est parue avec 24 autres dans le recueil "Vingt-cinq nuances de noir" chez Lignes Imaginaires en 2016 (ISBN 978-2-9523340-1-3), © Lignes Imaginaires/C. Dugave 2016.

Il pleuvait ce soir-là ; une bruine drue et froide qui mouillait l'air au-delà du supportable. Il n'était pas encore rentré ; c'était son habitude. Trop d'urgences, un surcroît de travail. Le temps s'allongeait comme un chat, lascif, seconde après seconde, au rythme des mille petits bruits de la maison déserte auxquels s'ajoutaient les sons du dehors : le vent dans les tuiles, le mince filet d'eau coulant dans les chéneaux, le couinement du rosier grimpant qui griffait la gouttière. De loin en loin, une voiture chuintait sur la rue toute proche. Des pas décroissaient, accompagnés par le cliquetis d'une laisse et le rappel d'un chien dans un claquement de langue impatient. Il était dix heures passées.

Elle avait mangé devant la télévision, seule en tête-à-tête avec le présentateur du journal. Sa voix était familière, rassurante, malgré toutes ces horreurs qu'il annonçait, parce que ce n'était pas sa tristesse à elle qu'on racontait. A force de soirées solitaires, les traits de cet invité du dîner lui paraissaient plus intimes que ceux de son mari devant Dieu et devant les hommes. C'était parfois une femme, mais qu'importe ; ce visage aussi, elle le connaissait davantage que son propre reflet dans la glace. Elle ne se regardait plus, ne s'aimait plus, ne prenait plus soin d'elle. A quoi bon ? Si par hasard elle se faisait belle, c'était pour elle seule et ses amis du soir, ceux qui apparaissaient invariablement à vingt heures, ponctuels, fidèles, attentionnés.

Il téléphonait parfois, lorsqu'il rentrait encore plus tard qu'à l'habitude. Il s'excusait, promettait, rassurait. Bien sûr, elle l'avait soupçonné de partager sa vie avec une autre femme. Elle avait été jalouse avant d'être désespérée. S'il avait une maîtresse, ce devait être au bureau alors, sur le bureau même, car à chaque fois qu'elle l'avait appelé au téléphone pour le prendre en défaut, il avait répondu à la première sonnerie. Plus d'une fois, elle avait guetté les signes, la confusion, la gêne, l'essoufflement, mais il lui parlait toujours de cette voix grave, posée, rassurante. Et chaque fois, en fond sonore, le martèlement des doigts sur les touches de l'ordinateur lui faisait comprendre qu'elle n'était plus qu'accessoire, qu'il n'interrompait même pas sa tâche pour lui débiter ses fadaises.

Onze heures ; elle se coucha.

A minuit moins cinq, elle entendit la voiture qui ralentissait avant de franchir le portail en bousculant les graviers. Le jeu des phares dans la végétation, les ombres qui se faufilaient dans la chambre par le jour des volets, le ronflement qui s'éteignait, le claquement de la portière et le crissement des pas autour de la maison, tout cela faisait partie du cérémonial. Un cérémonial fait d'habitude et d'indifférence. Cela n'allait pas plus loin. Le charme retombait au-delà de l'entrée, lorsqu'il était là sans y être vraiment.

Ce soir-là pourtant, ce n'était pas tout à fait comme d'habitude.

Elle n'avait pas fermé les volets à cause de la pluie qui cinglait méchamment la façade, et il s'en était aperçu. Elle l'entendit faire le tour de la maison, ses pieds frôlant la terrasse, et le grincement des gonds, le claquement des panneaux de bois résonnaient comme des bruits nouveaux. Et puis ce claquement de porte à l'arrière du garage. Elle lui fut reconnaissante de ne pas utiliser la porte principale comme il faisait d'ordinaire, qu'il pleuve ou qu'il neige. Certes, elle avait tout son temps pour faire le ménage, mais ces empreintes qu'il laissait dans l'entrée rendaient ses longues absences plus intolérables encore. Elle guetta son arrivée dans la cuisine et regretta de ne pas lui avoir préparé son repas. Il tardait à venir et elle dressa l'oreille.

Tintement de métal. Il fourrageait dans la boîte à outils ou dans le matériel de jardin, quelque part dans le garage. Que cherchait-il donc ? Avait-il un souci mécanique ? Elle éprouva une certaine déception en comprenant qu'il n'avait pas choisi ce chemin pour éviter de souiller le carrelage mais pour une raison purement pratique.

Elle posa son livre avec agacement et éteignit la lampe de chevet.

Dans l'ombre, les bruits s'amplifiaient encore. La porte s'ouvrit dans l'arrière-cuisine. Elle frémit en percevant le craquement de ses souliers ; il n'avait pas pris la peine de se déchausser. Elle se redressa sur son séant, irritée, blessée. Il approchait. Elle allait ouvrir la bouche pour lui crier de mettre ses pantoufles lorsque la sonnerie du téléphone stridula comme des grillons un soir d'été. Une, deux sonneries. Les pas s'étaient immobilisés au pied de l'escalier. Au-dehors, un volet claqua ; elle devina son impatience : il n'aurait plus qu'à ressortir  pour le fermer à nouveau. Le répondeur se déclencha à la troisième sonnerie.

Un silence, le temps du message d'accueil, et puis sa voix calme et chaude, un peu moins calme, un peu moins chaude qu'à l'habitude, avec d'autres voix en arrière-plan. Elle disait : « Chérie, c'est moi, j'ai eu un problème. On m'a volé mon portefeuille et mes clés. Je ne sais pas quand c'est arrivé. Je m'en suis aperçu quand j'ai voulu prendre la voiture : elle n'était plus sur le parking. Là, je suis au commissariat et ça risque de durer encore un moment. Ne t'inquiète pas, je ne sais pas quand je rentrerai. Je t'embrasse ».

La tête vide, le cœur au bord des lèvres, elle écouta le bipbip lancinant du téléphone et le hoquet du répondeur. En bas, dans le salon, une saute de vent plaqua violemment un second volet, puis le silence retomba.

Elle tenta d'appeler, mais les sons s'étouffèrent dans sa gorge lorsqu'elle perçut le souffle d'une respiration et le craquement des marches dans l'escalier.

© Lignes Imaginaires/C. Dugave 2016, Dépôt préliminaire chez copyrightfrance.com - http://lignes-imaginaires.fr
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