Témoins

Christian Lemoine

C'est là, au plus près du drame, qu'il faut recueillir la liqueur des morsures. Mais comment s'en acquitter ? Quelle vasque charitable suffira face à l'ampleur de la gageure ? Soit ! S'il faut tordre ses pieds sur les décombres encore vifs, il n'en sera pas trop d'être à plusieurs reliés. Et de s'assurer au milieu de la foule curieuse de serrer au plus près le cratère sans toutefois s'y laisser engloutir. Des témoins parlent, se répandent. Se répondent. Du noyau sensible de leur expérience ils extraient un récit. Et, par ces seules paroles, ils aspirent à répéter l'instant, rejouer les saveurs enfuies. S'en délecter peut-être ? Non pas ; plutôt les absorber tout entières jusqu'au tarissement des sucs. Or on les interroge, et le récit repris interdit tout amnistie. Pour celui qui récolte, la pierre déjà trop refroidit. Il voudrait pouvoir brûler ses paumes, brûler ses yeux, tenir entre ses mains le plus cru de la tragédie. Alors, il sollicite, il quémande, il dévisage les carcasses. Où sera la profonde vérité ? Archéologue de l'immédiat, le voilà qui fouille à pleines poignes dans les entrailles immolées. Mais il échoue à en lire les sentences. De la pierre roulée à ses pieds, il ne saurait plus extraire qu'une substance dégoulinante, emportant sur ses remous les runes effacées, ne laissant plus après elle que l'absolu lisse du marbre analphabète. De la pierre éventrée ne s'exhale que le râle ultime. Et sur cette buée secrète s'envolent les plus crédibles empreintes, d'une ordalie inattendue.
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