Temps Partiel

nat28

Projet Bradbury - Semaine 43

     Elle avait été très claire, dès le début. « Je dois continuer à le voir. Je ne pourrais pas te consacrer tout mon temps, ni tout mon amour. C'est comme ça. » Je venais juste de poser ma main sur la sienne, enfin, après des semaines d'hésitation, après des dizaines de rendez-vous, au café, dans le parc près de la Mairie, au cinéma... Lorsque nous avions été voir une comédie romantique avec cette actrice qu'elle appréciait tant, j'avais failli tenter une approche, et puis le bruit de mastication d'une spectatrice, assise devant nous avec un pot de pop-corn dont la taille était impressionnante, m'avait découragé. Je rêvais d'un instant unique, magique, inoubliable, pas d'un geste maladroit dans la pénombre, sur fond de musique sirupeuse et de craquements de maïs écrasé. Ce moment si fugace et si précieux était enfin arrivé, par le plus grand des hasards, alors que nous profitions de la douceur du printemps pour partager un thé en terrasse. Elle avait d'abord souri, puis une étrange mélancolie avait envahi son doux visage. Elle m'avait alors rappelé cette cruelle vérité, et je n'avais pas su quoi répondre. Alors je l'avais embrassée, tout simplement, acceptant ainsi mon sort sans mot dire, et mettant un point final à ces longues heures d'hésitation.


     Je connaissais l'existence de cet « autre » car elle m'en avait déjà parlé durant nos premières rencontres. J'étais conscient de la place qu'il avait dans sa vie, tout comme du fait qu'elle ne renoncerait jamais à lui. J'avais accepté tout cela, car je ne pouvais pas imaginer ma vie sans elle. Mes sentiments étaient bien trop forts pour que je puisse leur résister. Une relation amoureuse impliquant toujours des compromis, j'étais prêt à faire celui-là.


     Elle, en revanche, semblait utiliser cet « autre » pour se protéger du monde et pour fermer son cœur. Elle n'avait rien fait pour venir vers moi, le destin l'avait tout simplement faite entrer dans ma vie. Elle était apparue, un matin, à la porte de mon bureau, et sans pouvoir expliquer pourquoi, j'avais su en la voyant que ma vie allait changer. J'avais eu toutes les peines du monde à lui faire accepter notre premier rendez-vous, et j'avais dû me montrer très patient au cours des premiers mois de notre relation qui, officiellement, n'en était pas encore une. Elle m'avait séduite au premier regard, j'étais comme envoûté, incapable de résister à sa simplicité et son mystère. Elle parlait peu, préférant rester seule plutôt que de se mêler au groupe, évitant les pauses et les longues conversations autour de la machine à café. Elle venait d'être embauchée au service comptabilité, et elle se concentrait sur son travail, sans doute pour ne pas avoir à exposer sa vie compliquée aux autres employés.


     Cette situation, qu'elle subissait depuis plusieurs mois déjà, elle me l'avait racontée à demi-mots lors de notre premier rendez-vous. « N'attends rien de moi, je ne suis pas prête » m'avait-elle dit en guise de préambule. Mon attirance à son égard était trop forte pour que ce sinistre avertissement suffise à me faire renoncer. Je m'étais accroché aux quelques instants qu'elle voulait bien me consacrer et à chaque sourire, à chaque regard, à chaque confidence, pour y croire.


     Il fallait bien que l'un d'entre nous y croit.


     Ma persévérance payait enfin, et j'étais prêt à tout faire pour la rendre heureuse, même si c'était à temps partiel. Je ne niais pas l'existence de cet « autre », et je prenais ce qu'elle pouvait bien me donner. Et ce qu'elle voulait bien me donner. J'étais prêt à la partager, car chaque seconde passée à ses côtés était un instant de bonheur incommensurable. Jour après jour, j'avais réussi à gagner sa confiance et à faire tomber quelques barrières. Pas toutes, évidemment. Par exemple, elle avait toujours refusé que je vienne chez elle, arguant que son appartement était « leur » univers, pas le notre. Je n'avais pas non plus rencontré « l'autre », « trop compliqué » m'avait-elle dit, et pour tout avouer, le fait que je ne le connaisse pas m'arrangeait. Pour le moment.


     Il faudrait bien que je me confronte à lui, un jour ou l'autre. Après tout, nous nous partagions l'affection de la même femme.


     Je redoutais ce moment autant que je l'attendais, car je savais que cette entrevue serait le début d'un nouveau chapitre de cette histoire d'amour un peu à part. En entrant dans sa vie à elle, je savais que je rentrais aussi dans sa vie à lui. Je devais faire face à une situation inédite pour moi : j'avais peur de la réaction d'un petit garçon de 6 ans à mon égard. Comment réagirait-il en voyant sa mère avec un autre homme ? Quel comportement devrais-je adopter à son égard ? Je n'étais pas son père, mais si je voulais me construire un avenir avec la femme qui avait bouleversé mon cœur, je ne pouvais pas ignorer l'existence de son fils.


     « Prenons notre temps, il n'y a aucune urgence » me répétait-elle lorsque nous profitions d'une grasse matinée dans mon lit, les weekends où l'enfant était chez son géniteur. Elle n'était pas encore prête à fusionner ses deux vies qui cohabitaient, son devoir de mère divorcée et son existence plus libre de trentenaire célibataire. Je l'aimais et j'acceptais.


     Ainsi irait notre histoire : je l'aurais pour moi seul une semaine sur deux et la moitié des vacances scolaires. Jusqu'à quand ?


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