Tempus fugit

petisaintleu

Vu de ma fenêtre, le panorama ressemblait à la reproduction d'un tableau qui était accroché dans le salon de mes grands-parents : un pot-pourri d'images d'Épinal.

Rien n'y manquait. Le Flachet exhibait son flanc nord et sa déclinaison floristique, de son étage collinéen où se mêlent le chêne et le hêtre jusqu'aux hautes-chaumes qui, quand le vent soufflait du massif de l'Urbach, tintaient des clochettes des troupeaux à l'estive. A l'est, le village et ses maisons à colombage rendaient hommage à la tradition et leur résistance à l'évolution technologique. Je m'y acculturai ; mon téléphone et mon ordinateur furent remisés au placard. Le rappel des heures émanait du clocher à un rythme tout aussi métronomique mais moins effréné que les sonneries et que les alertes électroniques. Il n'était sans doute pas étranger au ralentissement de mon pouls qui se fit plus serein. Sur ma gauche, au fond du parc, le ruisseau s'accommodait de la route qui accompagne en parallèle son cours. De rares voitures qui, comme pour s'excuser de l'affront fait à la nature, passaient dans un discret ronronnement. Même mon chat se mit au diapason pour retrouver son instinct. Il me déposait en bas du perron des rongeurs ou des volatiles. Je réalisai que j'étais encore loin d'un retour définitif à la naturalité. J'étais incapable de différencier le charme d'un érable, le coq de bruyère d'un faisan ou la truite fario d'une ablette. Pour couronner le tout, les activités locales s'interdisaient toute concession au folklore urbain. Je fis la connaissance de l'ami Fritz, des foires-kermesses et du baeckeoffe.

L'évolution première vint de mon caractère. En revenant de mes vacances, je me fis moins grégaire. Les potins matinaux prirent une saveur aussi insipide que le café qui servait d'alibi pour les déverser. Après le travail, je ne me cherchai même plus d'excuse pour ne pas avoir à me coltiner d'aller boire un verre en terrasse. Je m'achetai des guides ornithologiques, minéralogiques et sur les plantes. Le minou devenait dingue, saoulé par les CD des chants d'oiseaux que je faisais tourner en boucle. Peut-être fut-ce les effets secondaires liés à une ingestion inconsidérée de chou. Chaque nuit, je me mis à rêver de manière chamanique : la cigogne était de retour et, comme une ritournelle, elle venait me claquer le bec et me rafraîchir les idées en me parachutant dans les profondeurs infinies et mystérieuses du lac de Kasemberg.

Le physique prit le relai. Je passai tous mes week-ends dans les bois, dans les landes et sur les collines. Je m'affutai. L'hiver givrait encore les pelouses que je passais deux nuits par semaine à dormir sous la tente pour m'endurcir. Je fis connaissance avec l'usage des cartes topographiques et de la boussole. Je découvris le plaisir de me perdre. Au printemps, je me fis plus crépusculaire. J'entamai des marches au coucher du soleil.

Après onze mois d'attente, je fus enfin de retour. Les propriétaires eurent du mal à me reconnaître tant je m'étais métamorphosé. Ils n'eurent guère le loisir d'entamer plus loin leurs comparaisons tant je me fis discret. Je ne me servis du chalet que comme d'un camp de base pour m'y reposer après des jours de pérégrinations. Je reprenais bien vite la route vers des chemins oubliés même des plus fervents adeptes du Club vosgien. Je me fis l'ombre des ombres, surprenant les chamois sur leurs moraines, approchant la tanière d'un loup, me fondant sur le territoire d'un lynx.  

J'en suis désormais à ma cinquième saison. Elle sera particulière et longue car j'ai pris un congé sabbatique. Je ne retournerai pas à mon asile dans la plaine. Je suis suffisamment aguerri pour me passer d'un point d'appui et vaguer entre gîtes et refuges. Je n'ai guère l'ambition de laisser la moindre trace sur Terre. Celles que je déposerai sur les flocons d'un névé, dans la boue d'une fondrière ou en couchant les graminées du gazon d'un ballon seront vite effacées.

Le moment viendra où je ne redescendrai plus. Ce n'est pas que l'ascension me fatigue. Mais je préfère la pression qui se fait moindre en altitude. La symbiose avec les éléments m'a donné plus de latitude pour perdre de mon humanité et pour me fondre dans le paysage. Je me transformerai en homme-pierre, non pas pour y bâtir une nouvelle Église mais pour calmer la marche du temps.

  • Une belle ode à la nature. Un retour aux sources bien décrit, bien écrit !

    · Il y a plus de 2 ans ·
    Louve blanche

    Louve

  • Accepteriez vous de la compagnie dans votre exil ? Je saurais me faire aussi discrète qu'une plume au vent, je squatterais votre grenier ou la caverne d'en face, je connais les baies et les racines, je vous montrerais.....

    · Il y a plus de 2 ans ·
    20180820 215246

    caza

    • Non car, qu'il soit bien ou mal léché, l'ours reste un animal grégaire.

      · Il y a plus de 2 ans ·
      Cp2

      petisaintleu

  • L'ambition de tout un chacun est de laisser une trace sur Terre.
    Une grande cicatrice qui tue. :o))

    · Il y a plus de 2 ans ·
    Photo rv livre

    Hervé Lénervé

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