Tjukurrpa

petisaintleu

La rame était bondée. Il n'était que 5h30, sur la ligne 13, la ligne des pauvres, celle qui déverse son lot de femmes de ménage. S'extirpant comme des cafards de leur banlieue sordide, elles venaient aspirer les miettes d'un monde parallèle. Quand neuf heures sonneraient au bureau, nul n'aurait idée que des parias étaient les garantes de leur quotidien aseptisé.

Dans le wagon où les voyageurs respiraient leurs 120 µg de particules fines, une aire restait étrangement vide. Néanmoins, le sol n'était pas maculé de vomi ou autres déjections. Un demi-cercle s'était formé, auréolé de mines terreuses, rongées par la grisaille d'une existence en demi-teinte, à la lisière de la survie.

Porte de Clichy, le wagon prit une allure concentrationnaire. Des passagers s'asphyxiaient à retenir leur souffle, décomptant mentalement les secondes qui les isolaient de la station suivante. Il n'empêche que l'espace était toujours là, bravant la densité. Aux néons blafards des tunnels répondait une noirceur d'une profondeur insondable.

C'est à Varenne que l'on remarqua que le train, à l'exception du conducteur, était inoccupé. La police fut rapidement sur place et en nombre. Nous étions aux alentours des ministères et la situation internationale les mettaient sur les dents. Ils fouillèrent les moindres recoins ; rien. Le métro fut ramené à un centre technique, désossé et analysé pour déceler un indice. On y trouva un taux anormalement élevé de fer, de thorium et de potassium. Le directeur de la section scientifique se souvint d'une lecture dans une revue qui traitait des pérégrinations de Mars Odyssey. Par l'étude des radiations gamma, il avait été possible d'en conclure, qu'à l'époque d'un lointain cycle géologique il y avait eu de l'eau sur la Planète Rouge.

Les nouveaux avaient été affectés à la zone 19, à proximité de ce que les explorateurs terrestres nomment Ma'adim Vallis, dans le quadrangle d'Aerolis. C'était là que l'on se chargeait des téléportés – le terme de déporté avait été banni depuis que sur  Terre il avait été utilisé dans le cadre des exactions nazies – pour les rassurer et les acculturer. Il n'était pas évident pour un Terrien de saisir qu'une entité issue d'une galaxie éloignée de milliers d'années-lumière n'était pas nécessairement animée d'animosité.

Force était de constater que, fréquemment, ils n'étaient même pas capables de se faire confiance entre eux. Pour preuve, on devait souvent recourir à leur descente à une séparation. La religion n'était pas universelle dans l'infini. En effet, on n'en voyait pas l'intérêt alors que beaucoup de civilisations, celles d'Andromède, de la constellation de l'Éridan ou de la nébuleuse de l'Hélice, maîtrisaient depuis des siècles l'antimatière pour se propulser aux confins du macrocosme visible.

Pendant l'équivalent de cinq siècles de leur ancienne vie, réduite à peau de chagrin par les applications pratiques de la loi de la relativité, on leur apprit à se détacher de leurs antiques croyances et de toutes les strates qui avaient conduit la Planète bleue à un stade de non-retour. Le conseil ordonna, pour la première fois depuis sa création, de procéder à une ingérence pour sauver le biotope. On agît directement sur le code génétique des espèces. Les plus éminents neurologues entreprirent une lente et fastidieuse œuvre de déprogrammation. Des spécialistes des écosystèmes envoyèrent des bataillons pour rendre à Gaia une virginité originelle. Au sortir de ces travaux, on les plongea dans un sommeil prolongé et une réalité onirique. Puis, vint l'instant où l'on décida de les réveiller estimant qu'ils étaient redevenus assez sages.

Ils s'éveillèrent sous le couvert de la forêt tropicale et aperçurent par-delà la canopée des nuages qui disparurent à la vitesse de l'éclair. Ce sont les aînés qui le rapportèrent plus tard tandis qu'au coin du feu, ils racontaient le Temps du rêve et des Pères.

Un jour qu'ils chassaient dans un lieu difficile d'accès, ils découvrirent un monstre froid et inerte. Après être entré en contact avec les ancêtres, le chaman décréta qu'il serait désormais mortifère pour tout individu d'y retourner.

Le tabou était né.

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