Tom

Teri Nour

Les rues étaient vides, délaissées par les hommes. En hiver ces derniers souvent se terrent, et parfois s'enterrent. Les animaux, quant à eux, ne disposent que de maigres défenses contre le froid. Certains ont choisit d'hiberner ou de migrer. Pour ceux qui restent, chaque jour est une lutte pour la survie. Pour eux le temps n'existe pas en tant que tel. Seule la succession des saisons compte.

Tom aimait s'abandonner à ses rêveries qui n'en finissaient pas. Il jetait parfois un œil aux mésanges qui venaient à tour de rôle dérober quelques graines. Il passait ainsi beaucoup de temps à sa fenêtre, espérant que ses méditations débouchent sur un nouveau texte. Mais depuis quelques jours, le carnet restait ouvert sur deux pages vides. Il poussa un soupir et se tourna vers sa boîte à citations. Il avait prit l'habitude de recopier les phrases qui lui plaisaient et de les déposer à l'intérieur. En pensant à son manque d'inspiration, il demanda à sa boîte :

– Et toi ? Qu'en penses-tu ?

C'était sa manière à lui de consulter l'oracle. Il attrapa un petit bout de papier et lut :

La nature fait les choses sans se presser, et pourtant tout est accompli. Lao-Tseu

Tom posa son stylo en souriant. Il se dit qu'il devait avoir lui aussi ses saisons. Peut-être que le geste d'écrire, le jaillissement des mots, correspondait au printemps. Puis venait l'été et le mûrissement, le moment de retoucher son texte, en somme le temps de la récolte. Ces deux saisons étaient grisantes mais épuisantes. Ainsi l'automne de l'écriture se présentait, moment où les feuilles tournaient dans le vide avant de tomber pour féconder le sol. C'était aussi la saison des pluies inspirantes qui, imperceptiblement, l'imprégnait. Il fallait bien nourrir la terre avant de la laisser se reposer. Enfin arrivait l'hiver, temps nécessaire de repos et de décantation. Alors seulement le cycle pouvait reprendre.

Il observa les flocons se déposer lentement au-dehors. Tom comprit qu'un phénomène similaire se produisait en lui. En aucun cas il ne pouvait accélérer la venue du printemps mais simplement accepter la page blanche comme partie intégrante du processus. Elle n'était pas un problème mais la solution elle-même. Elle était comme un champ couvert de neige. Elle semblait vide, mais elle disait quelque chose, en creux. Tom décida donc de ne pas insister.

Les mésanges faisaient des allers-retours entre le bois voisin et sa terrasse. Il eut soudain envie de leur faire à son tour une visite de courtoisie. Il s'habilla chaudement. Il sentait confusément qu'à défaut de devenir mésange, il devait affronter lui aussi les rigueurs de l'hiver. Il ne fallait pas rompre le cycle.

Dehors il se sentait comme en apesanteur. Il était au chaud et les sons étaient étouffés par sa lourde capuche. Il avança sur la surface lunaire avec une joie d'enfant. La forêt sombre et mystérieuse était là, tout près. Il caressait l'espoir de croiser un cervidé.

Dans la forêt il se sentait protégé. Il trouva même qu'il faisait chaud au sein de l'édifice végétal, un peu comme le ventre maternel. Les arbres arrêtaient le vent, filtraient la lumière et suspendaient le temps. Il suivit le sentier et vit alors un étrange véhicule garé là. C'était un ancien camion militaire de transport de troupe transformé. A l'arrière on avait ôté la bâche et les bancs. Sur le plateau ainsi dégagé avait été fixé une sorte de chalet. D'étroites fenêtres laissaient passer une lumière douce et une cheminée fumante trahissait la présence d'un poêle. Tom se demanda qui pouvait bien vivre là.

C'est alors qu'un homme sortit des bois, tirant une luge chargée de bois mort. L'homme s'arrêta pour reprendre son souffle, tout en regardant Tom qui s'approchait de lui :

– Vous avez besoin d'aide ?

– Tiens, prends cette corde

Ils tirèrent le chargement jusqu'au camion et chargèrent le bois à l'intérieur de la cabane. Un escalier métallique permettait d'accéder à la porte d'entrée. L'homme ouvrit la porte et tendit les bras :

– Passes moi le bois !

Tom s'exécuta. Une fois la besogne terminée il ajouta :

– La luge maintenant !

L'homme rentra la luge. Tom attendait en bas du camion. L'homme lança :

– Bon tu viens ! Je ne vais pas chauffer les nuages !

Tom monta, son pied glissa sur une marche. L'homme le rattrapa et le hissa à l'intérieur. Il avait déjà enlevé son manteau. Tom était en sueur. Maintenant qu'il était tout proche il remarqua qu'il était incapable de lui donner un âge. Son visage était marqué comme celui d'un homme mûr mais ses yeux d'un bleu profond lançaient des éclairs. Il était animé d'un feu intérieur que Tom pouvait sentir à cette distance.

– Enlèves ton manteau sinon tu vas fondre. Moi c'est Youri, et toi ?

– Tom

Son regard fit le tour des lieux. La luge était posée à l'entrée. Le poêle était au centre. Il y avait une banquette qui devait servir de lit, une table, deux chaises, un coin cuisine, des livres, beaucoup de livres…

– Pas banal hein ? Fit Youri

– Non c'est sûr

– Tiens !

Youri tendait un verre à Tom. Il prit le sien et bu d'un trait. Tom fit de même et se mit à tousser. Il n'avait jamais bu d'alcool aussi fort.

– Qu'est-ce que c'est ? Réussit-il à lâcher entre deux quintes de toux

– Vodka, Tom, Vodka !

Youri prit une chaise.

– Assieds-toi va

Son regard clair cherchait celui de Tom. Il avait soudain l'air plus grave, plus sérieux :

– Je ne reste jamais trop longtemps au même endroit tu sais.

– Ah bon, pourquoi ?

– Les sédentaires n'aiment pas trop les nomades, enfin ceux qui vivent différemment d'eux. Alors au bout d'un moment avec mon GMC, pfuittt', je vais me poser plus loin. Mais toi tu es différent hein ?

Youri se resservit un verre. Tom décela une intention derrière son geste, peut-être la morsure de la solitude. Une douleur que la vodka ne pourrait endormir bien longtemps.

– Est-ce que ce sont les sédentaires qui ne t'aiment pas ou bien toi qui fuit la sédentarité ?

Un sourire illumina le visage de Youri. Il hocha la tête.

– Tu es un sédentaire mais ton âme voyage n'est-ce pas ? Tu as un métier ?

– Écrivain

– Tout s'explique !

Youri avala son verre et poursuivit

– Les écrivains sont des ermites. Ils sont là mais quand ils écrivent leur corps est là mais leur âme voyage.

Youri regarda par la fenêtre. Une mésange venait prendre quelques graines sur le rebord de la fenêtre.

– Et toi ? Tu es un nomade-ermite ou un ermite nomade ?

– Je suis devenu ermite et nomade faute de devenir écrivain. Mon âme s'obstine à résider dans mon corps. Je n'arrive pas à faire voyage l'une sans l'autre

– Sauf avec la vodka

– Sauf avec la vodka répéta Youri

La phrase rebondissait en lui. Il se leva, ouvrit la fenêtre et jeta la bouteille dehors.

– Longtemps j'ai cru que j'étais seul mais il y a de part le monde tellement de gens qui ressentent la même chose, qui peuvent rester là à regarder une mésange, à s'émerveiller de vivre, tout simplement. Nous ne nous voyons pas et il est rare que nous nous rencontriions.

– Et pourtant nous existons.

– Il va faire nuit

– Je devrais peut-être rentrer

– Je ne te chasse pas. Tiens, prends mon numéro et donnes moi des nouvelles de temps en temps

– Tu as un téléphone ?

– Oui. J'ai aussi des panneaux solaires pour recharger des batteries.

– Dommage que tu aies jeté la bouteille, nous aurions pu fêter cette nouvelle amitié

Youri éclata de rire et s'approcha d'un placard

– Qu'est-ce que tu crois ? J'ai une réserve !

Une mésange s'envola au même moment. Elle traversa le bois et en peu de temps elle arriva sur la terrasse de Tom. Elle lissa ses plumes. Qui pourrait s'imaginer que c'était grâce à elle, en fin de compte, que Tom et Youri s'étaient rencontrés ?

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