Tu as droit au bonheur

Giorgio Buitoni

Dernier chapitre de mon roman " Amélie à tout prix " ( Bordel, j'ai terminé ! )

A l'extérieur, il fait soleil comme dans une fin heureuse de roman d'amour pour jeunes filles obèses. Sur le trottoir de la rue d'Allonville, ma famille et mes proches m'attendent.

" Oh, regardez ! Le voilà ! Oh, Georges, mon chéri ! "

Ma maman, vêtue d'une robe légère à motif fleuri de toile cirée, se précipite vers moi, un mouchoir à la main. 

Elle est tellement désolée d'avoir mis Amélie sur ma route. De s'être fait passer pour Madame Claude.

Vous avez reçu un message d'Ovula.

Elle rêvait tant d'avoir des petits enfants. Elle les imaginait déjà courir sur la pelouse du jardin, à l'arrière de la maison, ces petits bouts de choux geignards tout en replis de peau et en cris.

C'est amusant, ses cheveux, je dis à ma mère.

De la paille. On dirait de la paille brulée par le soleil d'été. Ou la couleur jaune du pipi du matin.

" Georges, tu baves, mon chéri. Laisse faire ta maman. "

Le mouchoir essuie au coin de mes lèvres. Ca sent la lessive à la lavande. Il fait beau.

Tiens, Isabelle, ma chérie.

Oh, mon frère !

Salut, frangin.

Je suis guéri.

Amélie est morte, vous savez ?

Je ne suis pas responsable.

" Oui, Georges. Nous le savions, mais nous ne pouvions rien te réveler. Ton psychiatre nous l'avait interdit. Maintenant arrête de répéter ça. C'était, il y a plus d'un an. C'est fini, mon frère. Tu es de retour. "

William m'enlace par les épaules et me serre contre lui. Je souris. Les gens normaux font ça. Ils s'aiment, sans rien attendre en retour.

Nul besoin de sauter dans le vide comme Amélie.

Inutile de choisir un promontoire d'une centaine de mètres, ni d'évaluer la longueur de votre corde. Inutile de l'attacher  à votre pieds et de sauter. Cela  n'est PAS l'amour inconditionnel.

Nul besoin de mourir pour qu'on vous aime.

Il suffit d'être soi.

Je ne suis pas un pigeon. Un passe-plat. Un cire godasse. Ni un tire morve au service des alphas de ce monde.

Je suis moi.

La main de mon frère passe dans le dos d'Isabelle - très bas dans son dos, subrepticement. Puis ses doigts se rangent contre sa cuisse, lorsqu'il surprend mon regard. Isabelle rougit. Elle m'embrasse.

Ce n'était pas son dos, c'était ses fesses.

Juda.

Je suis un oiseau.

Isabelle me caresse la joue. Elle tire sur la mèche de cheveux longs qui couvre mes yeux et la place derrière mon oreille.

" Quand tu iras mieux, nous irons arranger ça, mon p'tit cascadeur. "

Nous irons chez le coiffeur. Puis nous irons me vêtir correctement. Choisir la bonne taille de vêtements. Jean slim à la mode. Jolie chemise cintrée. Tout le tremblement. Faire les boutiques. Être normal. Tout ce qu'elle voudra, je réponds. Toute la panoplie de ma future vie de publicité, si ça lui plait. Ce bonheur qui veut dire bien coiffé et bien habillé. Non, la normalité n'est pas une combine créée par les publicitaires pour engraisser les psychiatres et nous vendre du thon en boîte.

La normalité, c'est normal.

" Oh, oui, Isabelle, emmenez le faire du shopping, dit ma mère. Il s'habille si large qu'on dirait un SDF. Prends exemple sur ton frère, mon Georges, il est si élégant. Déjà que tu boites ! Arrange-toi un peu. Tu vas faire fuir ma future belle-fille !

- Madame Beckett, vous m'aviez promis ! "

Promis ?

Puis-je savoir de quoi il s'agit ?

Nous qui nous aimons tant, quel est ce secret ?

Mon frère se gratte l'arrière du crâne. Isabelle rougit. Elle serre mes doigts.

" Bon, puisque ta maman a vendu la mèche, je me lance... Tu sais à quel point je hais tous ces trucs culcul à l'eau de rose, mais... selon, la formule consacrée, j'ai une grande nouvelle à t'annoncer, Georges... "

Ma canne tremble sous mon poids.

" Je suis enceinte. "

Oh. Mon ange roux porte mon enfant. Un petit chiards en bermuda.

Ajoutez papa à votre colonne qualité.

Une portière claque de l'autre côté de la rue.

" Georges ! Félicitation, mon garçon ! "

Mon père, il est comme Fantômas, on sait qu'il existe, mais on ne le vois jamais. Et un jour, vous recevez un chèque par la poste et vous lisez son nom au dos de l'enveloppe.

Mon père se prénomme Daniel.

Il traverse à grand pas la rue d'Allonville dans son costume beige en lin. Sa chemise blanche est impeccable. Sa main est plantée dans la poche de son pantalon de mafioso cubain.

Mon père mange toujours le poulet avec les doigts et porte à son majeur une chevalière en or gravée à ses initiales.

Ma mère soupire sous son casque de cheveux jaune pipi du matin. Et elle chuchote, une main aux coins des lèvres :

" Je suis désolé, mon chéri. C'était une idée d'Isabelle. "

Elle dit : " Après tout, c'est aussi le grand-père de mon futur petit enfant."

Isabelle m'embrasse sur la bouche et se presse contre moi par la hanche. Sa houppelande de cheveux roux chatouille mon oreille. Un parfum de camomille.

Nous nous aimons.

L'amour n'est pas une question de confiance en soi.

Ce n'est pas la seule prison dont on s'évade malheureux.

L'amour est une question d'amour.

" Salut, papa " dit mon frère. Sa bouche forme un arc tordu sur son visage. Mon père l'embrasse en lui tapant sur l'épaule.

" Hey ! Will ! Tu as l'air en forme, lance-t-il.

- Bonjour, Daniel, dit ma mère en lui tendant la main.

- Louise, tu es superbe ! Et cette couleur de cheveux, c'est très... original. "

Menteur.

C'est normal.

Nous sommes une famille. Si nous mentons, c'est par amour. Pour ne pas blesser.

" Et voilà la jolie Isabelle ! "

Isabelle tend une main vers mon Papa. La manière dont les petites rivières de veines bleu affleurent à la surface de la peau nacrée de ses bras, c'est sexy.

La main de mon frère. Ce n'était pas son dos, c'était ses fesses.

Je suis une aspirine. Plongez moi dans l'eau et regardez moi me dissoudre.

" Enchanté, monsieur Beckett. "

Des mouches grésillent quelque part au dessus d'une poubelle. Les oiseaux piaillent dans les arbres. Et mon père me prend par les épaules. Ca me fait un mal de chien à la jambe parce que cela me déséquilibre.

" Bravo, mon fils. Tu es un homme, maintenant. "

N'entreprends rien, si tu n'as pas soixante quinze pour cent de chance de réussir, me disait mon père autrefois. Il disait : un tiens, vaut mieux que deux tu l'auras. Mon père, il n'a jamais su s'en sortir avec la violence, mais il savait rabaisser une femme de ménage si elle oubliait un mouton de poussière derrière le canapé.

La main de mon père tapote ma joue. Elle m'adoube. De sa chevalière jaillissent des rayons d'or.

Je vais être papa comme mon papa.

Le cycle dans le cycle.

Isabelle et moi, nous  irons vers le soleil couchant, main dans la main, exactement comme dans ces publicités pour les assurances obsèques. L'été, on fera griller des saucisses sur la plage et, au rythme de ses règles, je finirais par deviner quel jour nous sommes. Oh, ce sera chouette.

C'est toute ma vie qui bascule du coté rose des choses.

Je comble enfin les attentes de ma mère, et de feu ma grand-mère.

Ça arrive vraiment.

Je suis normal.

Je monte vers le ciel.

Je foule les nuages comme au ralenti. C'est tout le paradis qui m'ouvre ses portes. Cascade d'eau fraiche et petits anges culs nus jouant de la trompète.

Ma mère dit :

" Ne t'emballe pas, monsieur le grand-père ! Avec tes deux visites annuelles, tu ne risques pas d'en profiter beaucoup de cet enfant ! 

- Oh, il apprendra plus en deux heures avec moi, qu'après toute une vie sur tes genoux ! 

- Hé, on se calme tous les deux...

- Will, mon fils ! Tu pourrais défendre ta pauvre mère ! Et toi, Georges, mon chéri, dis à ce m'as-tu-vu qui te sert de père que cet enfant sera en sécurité chez sa mamie ! "

Je suis un oiseau.

" Georges ?

- Madame Beckett, Georges est encore fragile, ménagez-le !

- Rooo, mais écoutez-là, cette gourgandine, elle me donne des ordres maintenant ! Will, dis quelque chose ! "

Nous sommes une famille.

Tout est prévu. Inscrit dans l'évangile du futur. Notre enfant se prénommera Léo, si c'est un garçon. Léa, si c'est une fille. Les rires moqueurs de mamie-gâteau, la recette de la mousse au chocolat façon grand-mère découpée dans  "cuisine magasine". C'est prévu.

Il me faut mes médicaments.

" Maman, arrête ça, tu nous fais honte ! "

Je vois une bouillie rose et sucrée se déverser sur moi, pénétrer tous les orifices de mon corps.

" Honte ? Will, toi aussi, tu es contre moi ? Oh, seigneur, qu'ai-je fait au ciel  ? Mes fils, ça ? Un boiteux et un ingrat, oui ! Moi qui vous ai élevé à la sueur de mon front.

- La sueur de tes pieds, tu veux dire ! dit mon père. Tu en as fait un légume, de ce pauvre Georges !

- Monsieur Beckett ! "

Je vois mon esprit se dissoudre dans l'infinité pastel et poisseuse d'un bonheur ordinaire. Rôti de veau à la cocotte, balade en forêt et télé à volonté. Je vois une vie faite de propreté et d'eau de javel, de gratins de courgettes et de coïts planifiés.

" Tiens, monsieur le grand-père de mes deux ! Le voilà, mon pied !

- Ouch ! Bordel, Louise Beckett, tu vas le regretter !

- Maman ! Tu vas tomber ! "

J'entends les premiers reproches d'Isabelle. J'entends la haine ronger nos silences et salir nos souvenirs. Elle voudra que je change. Que je me coiffe. Que je m'habille. Que je donne la patte. Elle voudra me faire correspondre à son petit fantasme de perfection. S'entrainer au dressage sur moi, dans le but d'éduquer notre enfant ensuite. Je suis un brouillon. Qui a besoin de ses petites pilules.

" Bordel, papa, lâche les cheveux de maman ! "

Et avant que je m'en aperçoive, elle aura vêlé son chef-d'œuvre. Notre petit Léo. Ou notre petite Léa. Et je deviendrais un accessoire. Un gentil papa qui pisse assis sur la cuvette et se branle devant You Porn.

" C'est pas des cheveux, vu leur couleur, c'est sans doute une perruque de clown ! "

Un soir, de retour de mon travail à l'hôpital, la penderie sera vide.  Je trouverai une lettre sur la table de la cuisine. Mon petit Léo, ma petite Léa auront disparu. Et tout ce à quoi je m'en étais remis pour supporter tout le reste, s'envolera. Soufflé comme une trainée de cendre. L'éternel schéma bousilleur. Amour, fusion, rupture, destruction.

" Lâchez ses cheveux, monsieur Beckett ! Mais vous êtes dingue, putain ! Je vous préviens, je vous en remets un autre entre les deux jambes ! "

Les années passent. Je suis seul. Mon chagrin devient chantage. Mon petit Léo, ma petite Léa, reçoivent, en provenance d'expéditeurs inconnus, d'étranges mails par dizaine leur suggérant de réparer mes erreurs. De réussir là où leur papa a échoué.

Vous avez reçu un message de Céline Bataire : l'amour est une arnaque ; un qui aime et l'autre qui profite de votre amour. 

Le mariage est une chambre à gaz.

Signé : Adolf Hitler.

Et la boucle est bouclée.

Chacun tire la chasse et fait redescendre le long de l'arbre généalogique son petit tas merde. Tous les rêves en décomposition de vos parents qui deviennent votre petit tas de merdouille par héritage, puis celui de votre progéniture. 

Nous sommes une famille.

C'est normal.

" Aide-moi, Isabelle ! Il est fou !

- Lâche-moi, Daniel ! Tu vas me scalper ! "

Le soleil brille. Des mouches grésillent quelque part. Isabelle est enceinte. J'appuie ma canne vers l'arrière. Puis vers l'arrière. Puis vers l'arrière. Je fais volte face. Je boite sur l'asphalte. Vite. Aussi vite qu'un oiseau sur une patte. Je boite sous le soleil et je boite encore. Jusqu'au coin de la rue. Je boite jusqu'à sentir ma hanche et ma cheville me bruler. Devenir douleur pure. Métal en fusion. Os broyé contre la mâchoire d'un chien. La voix de mon père est une voix lointaine, lointaine, qui s'éloigne et s'éloigne, et devient murmure :

" J'irai au tribunal plaider que la grand-mère du petit est folle, s'il le faut, Louise ! Tu n'auras aucun droit de visite auprès de mon petit fils, je te préviens !

- Ahaha, laisse-moi rire ! T'as rien dans le froc, mon pauvre Daniel ! Georges n'est pas ton fils pour rien ! "

Je boite.

Amélie avait tort. L'espoir, ce n'est pas l'enfant. Ce n'est pas l'éducation que je lui donnerai ; elle sera celle que j'ai reçu.

Donnez-moi Hexagramme 23 du Yi-king, l'éclatement. Il n'est pas avantageux de se rendre en quelque endroit que ce soit.

L'éclatement signifie la ruine.

L'espoir, c'est elle.

ELLE.

Petite voix minuscule derrière moi. Murmures de souris, lointains.

" Georges ! Non ! "

L'éclatement signifie la putréfaction.

Je boite sur le boulevard au milieu des voitures en furie qui klaxonnent.

Déjà vu.

Déjà vu.

" Georges ! Merde, rattrapez-le ! "

Mon téléphone vibre dans ma poche. Je sais déjà que c'est elle. C'est toujours elle. Elle. Ma solution à tout.

Mon Amélie.

A tout prix.

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