Tu ne peux pas mourir éternellement

Giorgio Buitoni

Un autre chapitre de mon roman "Amélie à tout prix"

En principe, certain évènement de la vie ne se produise qu'une fois. Ainsi vous pouvez couvrir votre bouche d'une main tremblante et dire : "Oh, non! Mon Dieu! Pas ça!" Et tout le monde compatit. Avec la mort, l'effet de surprise compte. Sinon ça vous rend le cœur insensible. Tout devient non-événement. Et même lorsque votre mère vous appelle au téléphone à cinq heures du matin pour dire : "Vite Georges! Rejoins-moi au train de six heures! Oh, mon chéri, cette fois, c'est son cœur!", eh bien, vous prenez  le temps de vous brosser les dents avant de vous rendre à la gare.

Nous sommes mercredi.

Et d'aucun ne me verra descendre au troisième étage du C. pour assister au comité de pilotage des infrastructures.

Personne ne me verra sourire et bailler à tout va, en rongeant mon capuchon de stylo, à la réunion budget et projection en salle 608 au sixième étage. Ni monter à ma réunion reporting project du mercredi matin au quatrième .

Cliquez sur le bouton "refuser".

Annulez vos réunions du jour pour cause de drame familial.

La secrétaire de mon patron ne prend même plus la peine de me demander la raison de cette journée de congé improvisée. Je téléphone du train pour lui signaler mon absence aujourd'hui, et au téléphone, elle me dit :

" C'est quoi, cette fois?

- le cœur...

- Ok, c'est noté, bon voyage, Georges."

A notre arrivée dans le hall d'attente de l'hôpital de Vernon, l'infirmière habituelle à la queue de cheval noire, impeccable de sérénité compatissante, nous attends les mains croisées sur sa blouse bleue.

" Monsieur et Madame Beckett, suivez-moi."

Dans le couloir du service de cardiologie, ma mère et moi laissons un petit chemin de pluie dans notre sillage. Précédés de l'infirmière, nous passons devant l'embrasure de portes entrouvertes en enfilade où se joue le petit théâtre de la mort. Une succession de corps alités et desséchés, aux bouches sans lèvres et ouvertes, happant l'air en brefs halètements entre des dents immenses crevant la maigreur des visages. Autour de chaque lit, des personnages à la mine défaite et aux cheveux collés par l'insomnie, tournent et hochent la tête vers le couloir sur notre passage.

Déjà-vu.

Non-évènement.

Même cela.

Voilà le genre de personne que vous devenez au contact de ma mère et de ma grand-mère.

"Maman n'est-elle pas dans sa chambre habituelle?" demande ma mère au croisement de deux couloirs en agrippant le bras de l'infirmière.

L'infirmière secoue la tête. Son sourire, c'est plus un "désolé" qu'un sourire. Je baille. Finalement, elle nous conduit au pas de course vers une petite chambre bleu pâle où le cœur de Mamie Jeannette bat sur un écran en bips réguliers. A notre entrée, Mamie  ouvre les paupières, tourne la tête sur son oreiller, et déglutit péniblement avant de dire :

"Oh, vous êtes là, mes chéris... "

Quelque chose cloche.

Du temps de ma grand-mère, les tubes de dentifrice étaient fabriqués de métal mou, et pressés jusqu'au bout, ils ressemblaient à ça.

A voir le corps-parchemin de Mamie glissé sous le drap blanc de l'hôpital, vous pourriez croire qu'un ventriloque se contente d'animer sa tête par dessous le matelas. Seule sa permanente argentée de toutou toiletté, chef d'œuvre capillaire traité aux bigoudis et arrosé de teinture gris caniche, la rend reconnaissable.

Et ma mère qui demande ce que sont tous ces tuyaux autour qui sortent du corps de Mamie et la relient à des appareils médicaux.

De vrais tuyaux.

De vrais appareils.

Rien que quelques billets ne pouvaient offrir.

Ajoutez "Inquiet pour votre Grand-mère" à votre colonne défauts.

Toute cette mascarade avait commencé un samedi, il y a une dizaine d'année.

C'était bien après l'armistice et le décès de Papi que Mamie avait commencé à gratter un tas de tickets chance et à remplir deux grilles de loto par semaine. Mamie avait atteint l'âge où lire le journal était devenu pénible, disait-elle, à cause du nom de tous ces amis morts à la rubrique nécrologique.

Alors Mamie grattait, cochait, postait des bulletins de jeux concours découpés sur des boites de biscuits. C'était sa manière à elle de contribuer au grand effort universel de maintiens de l'espoir que demain sera meilleur qu'aujourd'hui.

Et puis c'est arrivé.

Ce samedi-là, sur  des millions de téléviseurs, les boules numérotées avaient tournées, puis roulées dans un ordre précis, et le lendemain matin, Mamie tenait un énorme chèque en carton d'un montant de 123 millions d'euros, en couleur à la télévision. Elle déclarait aux pauvres devant leur écran qu'à soixante-dix-neuf ans sa vie allait commencer.

Mamie avait d'abord dilapidés quelques millions dans l'achat cette grande demeure aux portes de Vernon, puis embauché un jardinier et une femme de ménage. Elle s'était offert des bijoux anciens et avait voyagé en Europe et au Maghreb. Loin des privations de la guerre, du souvenir de Papi, et de la prison pécuniaire de ses maigres allocations retraites de secrétaire médicale, Mamie avait pu exaucer ses moindres caprices. Ce que chacun d'entre nous considérons comme une vie de rêves et de plaisirs.

A la suite de quoi, à chacune de nos visites, ma mère, William, et moi la trouvions tassée sur une chaise de jardin, à l'ombre du perron de sa maison, entourée de ses géraniums impeccablement entretenus, de sa pelouse parfaitement tondue, de tout cet argent dépensé. Ses doigts secs et noueux, cerclés de perles, d'émaux et de dorures précieuses, étaient étendus immobiles sur les accoudoirs. Son regard bleu fixait le fond du jardin - le genre de regard militaire qui voit sans voir, qui pense et rumine. Et mamie disait :

"La liberté, mes enfants, en vérité, nous n'en voulons pas. Nous ne savons pas quoi en faire. Une fois que nos mains sont déliées des préoccupation de l'argent, on se noie."

La tristesse, elle ne s'en va jamais.

A présent, disait mamie, elle donnerait tous ses millions pour retrouver sa vie d'avant. Parce que ce qu'elle souhaitait vraiment, aujourd'hui... eh bien, elle ne le savait plus.

" Dieu vous préserve d'être riche, mes enfants. L'argent, c'est la peste. Tout ira à la croix rouge avant ma mort."

Ce Noël-là, Mamie décida que nous n'aurions pas un sou à son décès.

La grippe espagnole l'emporta l'été suivant.

Six mois plus tard, Mamie décédait une première fois de la fièvre jaune.  Puis ce fut l'hépatite C. Le virus Ebola. L'année dernière, Mamie Jeannette avait contracté  le Sida - deux fois la même semaine, à cause du rasoir mal nettoyé de son coiffeur.

Chaque année, Mamie faisait une donation d'une centaine de millier d'euros pour l'entretiens de l'hôpital de Vernon, si bien que le reste du temps, l'hôpital la laissait occuper un lit. Si cela ne gênait pas trop. Il suffisait à Mamie de téléphoner pour décéder ponctuellement de la maladie de son choix contre un ou deux billets.

Et c'était tout ce qu'il restait à faire de l'argent du loto disait Mamie : s'entrainer à rejoindre Papi au cimetière. S'offrir ce dernier privilège  et se préparer au grand saut vers le plus rien du tout. 

C'était il y a bien une dizaine d'années de cela.

Dix ans de journées de congés posées à l'improviste pour aller voir ma Mamie millionnaire s'amuser à crier au loup. Et la mort qui devient non-évènement. Votre cœur qui se grippe un peu plus.

Cette année-là, des bébés argentins décédaient de tests de vaccination pratiqués illégalement par un grand groupe pharmaceutique. Pendant ce temps, de l'autre côté de la frontière  invisible de l'argent, une vieille femme payait pour mourir.

Les crevettes.

Cette fois, ce sont les crevettes, dit Mamie Jeannette, d'une voix râpeuse, pleine de bouts de verre et de courants d'air. Un mal d'estomac qui ne passait pas. Alors elle avait téléphoné à l'hôpital pour des cachets, hier soir, dit-elle. Une intoxication alimentaire.

Ben voyons. 

De part et d'autre du lit, ma mère et moi échangeons un regard entendu.

Au téléphone, le gars des urgences avait répondu qu'il envoyait une ambulance. Et probablement qu'il baillait. Probablement qu'il s'enfilait une barquette de riz à l'espagnol en matant une rediffusion d'Urgences avec le combiné coincé entre l'épaule et l'oreille. A l'hôpital, le numéro de mamie était connu. En face de son nom surligné en rouge sur la liste devait figurer la mention : gros actionnaire de l'hôpital, meurt pour de faux depuis dix ans, NE PAS S'INQUIETER. Ouais, probablement que tout ce cinéma lui faisait le même effet qu'à moi.

Non-évènement.

Et donc Mamie avait fourré quelques billets de cent dans son corsage et, comme d'habitude, à leur arrivée, les ambulanciers l'avait roulé  sur un brancard vers l'ambulance pour préserver l'effet dramatique. Mais au moment où les diamants d'oreilles de ma grand-mère reflétaient les éclairs bleus intermittents du gyrophare sur le toit, le bras gauche de Mamie s'était engourdi.

" Oh, ces foutues crevettes", répète ma grand-mère. 

 - Ça va aller, maman", répète ma mère, tassée sur la chaise près du lit.

 - Ce sont ces foutues crevettes, ma pauvre fille", dit Mamie.

Dans l'encadrement de la porte, l'infirmière nous fait signe d'approcher. Son index se plie et se déplie devant son visage à notre intention. Ce ne sont pas les crevettes, nous confie-t-elle, dans le couloir, à l'abri des oreilles de Mamie. Ma mère serre mon avant-bras ; je lève un sourcil plus haut que l'autre et frotte l'index contre mon pouce. Argent? Mamie s'est-elle offert une nouvelle maladie? L'infirmière secoue la tête. Cette fois, Mamie n'a pas payé pour mourir. Mamie Jeannette n'est pas très en forme, dit-elle. Ce sont des stents, comme des petits cylindres en métal, qui dilatent les artères de son cœur, à présent. Suffisamment pour que le sang circule comme au premier jour. Ils vous injectent ça dans l'artère du bras vers le cœur, les médecins. Par un tuyau. Cette fois, la mort de mamie est financée à cent pour cent par la sécurité sociale. Un véritable infarctus du myocarde. L'intervention s'est bien déroulée, dit l'infirmière, mais le cœur est très fatigué.

Le visage de ma mère vire au transparent, à croire qu'elle a mangé des crevettes avariées.

"Oh, quel vitalité votre grand-mère, monsieur Beckett, nous souffle l'infirmière, une main en cache près de la bouche. Il y a dix minutes, elle riait comme une tordue!"

Et maintenant, elle tousse et siffle du buffet, Mamie Jeannette.

"Foutues crevettes, ma chérie, oui, foutues crevettes."

Ma mère et moi retournons près du lit et Mamie tourne sa tête de poupée chiffonnée vers moi. Sa main s'élève au-dessus du drap blanc.

"Oh, Georges, mon petit, tu es là..."

Le petit bout tordu de son index vient effleurer le mien, tout de l'autre côté du lit - exactement comme sur les peintures du plafond de cette chapelle italienne. Mamie-téléphone-maison. Elle dit :

" J'ai changé d'avis, mes enfants..."

Elle ajoute : " Concernant l'argent..."

De l'autre côté du lit, ma mère cligne des paupières et cligne des paupières. 

Le notaire est venu cette nuit, après l'intervention, dit Mamie Jeannette, ses pupilles en têtes d'épingles plantées dans les miennes. Ce n'est qu'une petite close supplémentaire de rien du tout ajoutée à son testament hier soir en présence de Maitre Picoud, le notaire. Une mini-condition supplémentaire, au cas où ma mère, William et moi souhaiterions empocher l'héritage, chuchote Mamie. Tout le pognon du loto.

"Georges, mon petit, tu es mon seul espoir..."

Mamie Jeannette tousse. Sa main froide et sèche cramponne mes doigts. Voudrais-je faire quelque chose pour elle avant son départ pour l'au-delà?

Je hoche la tête, et déjà, les murs se rapprochent.

Dans la colonne "rêves accomplis" de ma grand-mère ne figure pas son rêve le plus cher. Ce qu'elle désire c'est quelque chose que l'argent ne peut pas acheter. Quelque que chose qui n'est pas la dysenterie hémorragique, dit-elle.

Ni la dengue du Pérou.

Où la grippe espagnole.

Ce qu'elle veut, c'est un mariage en blanc et un enfant - un petit fils ou une petite fille, au choix.  Il suffit que je plante ma petite graine dans quelque pauvrette et elle partira là-haut en paix.

Ma vue se brouille.

Mes muscles sont guimauves fondues.

Ce que désire Mamie c'est un petit Léo ou une petite Léa à gâter et à pourrir d'attention et de jouets, jusqu'à en faire un sale petit gosse de riche capricieux sans rêves aucun. Empoisonner jusqu'à ma progéniture. Un mariage plus un enfant égale dix millions d'euros en héritage certifié à chacun, dit-elle. Ceci est valable pour maman, William et moi. Pas d'enfant... et tout l'héritage du loto part aux bonnes œuvres.

Et ma mère de tousser à son tour.

Je m'appuie sur le montant du lit ; mon corps tout entier m'abandonne.

Je vois une bouillie rose et sucrée se déverser sur moi, pénétrer tous les orifices de mon corps. Je vois mon esprit se dissoudre dans l'infinité pastel et poisseuse d'un bonheur ordinaire. Rôti de veau à la cocotte, balade en forêt et télé à volonté. Je vois une vie faite de propreté et d'eau de javel, de gratins de courgettes et de coïts planifiés.

« Georges ? »

Puis, j'entends les premiers reproches. Ma chère épouse réalise que je ne suis pas celui qu'elle espérait, que je suis un être vide, dépourvu de tout idéal, de tout désir. Un loser. J'entends la haine ronger nos silences et salir nos souvenirs. Et un soir, de retour du C., la penderie est vide, et je trouve une lettre sur la table de la cuisine. Mon petit Léo, ma petite Léa ont disparu. Et tout ce à quoi vous vous en étiez remis pour supporter tous le reste s'envole, soufflé comme une trainée de cendre.

Les années passent, et mon chagrin devient chantage. Mon petit Léo, ma petite Léa, reçoivent d'étranges mails par dizaine leur suggérant de réparer mes erreurs. Réussir là où leur papa a échoué.

Adoptez un petit Coréen, signé Mao tsé dong.

Ne vous mariez jamais : signé Adolf Hitler.

Et la boucle est bouclée.

Chacun tire la chasse et fait redescendre sur l'arbre généalogique son petit tas merde. Tous les rêves en décomposition de vos parents qui deviennent votre petit tas de merdouille par héritage, puis celui de votre progéniture. 

Comme si le poids des gênes ne suffisaient pas. Comme si leur éducation ne vous menottait pas assez. 

Mamie soulève et agite le drap au dessus de son corps-parchemin ; il se répand autour du lit une odeur de couche de bébé souillée. Ma mère recule sur sa chaise, son visage se plisse autour de son nez.

"Désolé, mes enfants... ce sont ces foutues crevettes..."

Bien sûr, ajoute Mamie Jeannette, Maître Picoud a bien insisté : dans ce pays, la législation interdit de déshériter ses descendants directs -  regard oblique de mon côté puis vers ma mère, aussi bref qu'un flash photographique. En revanche, murmure Mamie, rien ne lui interdit de dilapider sa fortune de son vivant. Rien ne l'empêche de rédiger un gros chèque chaque mois, à partir d'aujourd'hui, pour aider les malades atteints du Sida ou sauver les ouistitis d'Amazonie.

Financer les alcooliques anonymes.

La rénovation du clocher de la chapelle.

Les lèvres de ma Mère se pincent et prennent cet aspect givré. Elle m'observe de l'autre côté du lit par dessus ses lorgnons en demi-citron, et ce qu'elle se dit, en ce qui concerne le souhait à dix millions de Mamie, c'est :  autant demander à un aveugle de faire mouche sur une cible d'un centimètre carré à cinq cent mètres de distance avec un vent contraire.

Je m'entends dire : "D'accord, Mamie".

Faites plaisir à vos proches pour qu'ils vous aiment.

Mamie retire sa main de la mienne, et elle est soudain très fatiguée. Elle doit se reposer, murmure-t-elle, en balayant de la main des miettes invisibles.

"Mais, Maman, Georges ne peut..."

Balayage de miette.

Les yeux de Mamie se ferment, sa tête roule de côté sur l'oreiller. Et à cet instant, le seul indice de survivance d'une parcelle de vie à l'intérieur de cette enveloppe de peau safran et fripée sont les bips électroniques de l'appareil mesureur de pouls. Ma mère cherche mon regard ; si j'avais toujours quatorze ans cela signifierait : branlée à prévoir.

Nous quittons la chambre en procession silencieuse, vers le couloir lumineux, là où le ballet matinal des infirmières s'adonnant à la toilette des malades a commencé. La porte claque sur nos silhouettes voutées, et à présent, nous entendons filtrer sous la porte de Mamie les jeux télévisés du matin à plein volume.

"Oh, Georges, mon chéri, comme je suis désolé, dit ma mère, la tête sur mon épaule. Il faudra être courageux… Tout repose sur toi à présent... Le cœur de ta mamie ne tiendra pas éternellement... "

C'est à peut-près à ce moment là que je me souviens m'être évanoui.

Non-événement.

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