Tuer n'est pas vivre (extrait) Chapitre 2

Charlotte Adam

Le deuxième chapitre du roman... Merci de prendre le temps de découvrir mon univers !

2

 

Quand Wade émergea de nouveau, il faisait grand jour. Il se sentait encore fatigué et endolori mais il appréciait pleinement la sensation de sécurité que lui procurait le fait de se savoir chez Tony et Marina. À ce propos, Marina… ? Il était seul dans le lit.

Il jeta un coup d'œil au réveil posé sur la table de chevet. Midi. Avant de se lever, il prit le temps d'observer un peu la chambre à laquelle il n'avait prêté aucune attention jusque-là. Elle était soigneusement décorée, très féminine. Des voilages garnissaient la fenêtre, les meubles étaient assortis, les couleurs harmonieuses. C'était visiblement une pièce que Marina avait pris plaisir à aménager et où elle devait apprécier passer du temps. Un pendentif en forme de cœur gisait sur la table de nuit, portant la mention « Marina mia ». Sans doute un cadeau d'un admirateur… Wade se leva en ressentant une douleur assez prononcée au niveau de sa blessure. Tant pis, il allait devoir s'y habituer, pour quelques jours au moins, le temps de la cicatrisation complète. Il écarta les rideaux et jeta un coup d'œil par la fenêtre, elle donnait sur une petite cour fermée. Des vêtements propres l'attendaient sur une chaise, son pantalon, une chemise qui devait appartenir à Tony, et le contenu de ses poches – un paquet de cigarettes entamé, un portefeuille et un trousseau de clés – était posé sur le bureau.

Il s'habilla, puis quitta la chambre et jeta un œil aux pièces de l'étage. Le bâtiment accueillait la salle de restaurant et les cuisines sur toute la surface du rez-de-chaussée, et l'appartement privé de Tony et de Marina à l'étage. Les pièces de l'étage se répartissaient de part et d'autre du couloir auquel on accédait par les escaliers. En plus de la chambre de Marina et de celle de Tony, il y avait une chambre d'amis, une salle de bains, un petit bureau et un salon. Les chambres et le salon étaient bien orientés, les fenêtres laissaient passer une lumière tout à fait satisfaisante malgré la présence d'immeubles de l'autre côté de la rue. Les murs du salon étaient couverts de photos d'un pays ensoleillé, sans doute l'Italie, devina Wade. Les couleurs choisies pour la peinture, le papier peint, les rideaux, étaient à la fois chaleureuses et intimes. Tony n'ayant probablement pas le temps de gérer ce genre de travail, Marina devait en être à l'origine.

 

Il arriva dans la salle de restaurant en s'attendant à la trouver pleine, mais ce n'était pas le cas, elle était même complètement vide, à l'exception d'une table occupée par Marina et Tony. Le père de Marina était un homme d'environ cinquante-cinq ans, assez grand, un peu bedonnant, aux cheveux jadis sombres mais qui viraient à présent largement au gris. Il avait les mêmes yeux que Marina, très sombres mais brillants. Il se leva et se dirigea aussitôt vers Wade.

— Marina m'a raconté… Il faut qu'on parle. Comment tu vas ?

— Je m'en sors bien. Grâce à Marina d'ailleurs…

Celle-ci les rejoignit et détailla Wade des pieds à la tête, notamment les vêtements qu'il portait.

— Ça va la taille ? questionna Marina. J'ai pris une des plus grandes chemises de Padre.

— Parfait. Merci pour ça aussi.

— On doit faire à peu près la même taille, remarqua Tony avec un léger sourire.

— Ouais, sauf que toi tu es un peu gros alors que Wade est musclé, rétorqua Marina.

— Tu n'as pas honte de parler à ton père comme ça ??

Marina éclata de rire.

— Il n'y a personne ce midi ? questionna Wade en désignant la salle déserte.

— Non, j'ai préféré ne pas ouvrir. Padre rentrait et j'imagine qu'il y avait plus important à régler.

Tony acquiesça.

— Tu as mangé, Wade ?

— Pas depuis hier midi au mieux en tout cas, intervint Marina en couvant Wade du regard. Pâtes et viande ? Spaghetti alla bolognese ?

— Parfait, sourit Wade.

— J'y vais, mais assieds-toi, tu ne dois pas rester debout !

Wade obtempéra sagement. Tony prit place en face de lui.

— Marina, apporte deux apéritifs s'il te plaît… Tu en as bien besoin, ajouta Tony à l'adresse de Wade.

Marina revint aussitôt de la cuisine.

— Pas d'alcool pour toi ! lança-t-elle à Wade. Hors de question. Pas dans ton état.

— Marina, c'est pas mon premier verre, ça ne va pas me tuer.

— Arrête un peu, coupa Tony à l'adresse de sa fille. Wade n'est pas en sucre.

Marina prit son regard le plus entêté.

— Pas d'alcool avec une blessure !

— Marina… OK, j'y vais moi-même ! grogna Tony en se levant pour aller vers la cuisine. Il suffit que je parte une semaine et je n'ai plus d'autorité sur toi !

Wade et Marina échangèrent un regard amusé. Comme si Tony en avait jamais eu… Il ne leurrait personne, Marina finissait presque toujours par obtenir ce qu'elle voulait. Puis le regard de la jeune femme se fit plus sérieux et elle s'assit à côté de Wade.

— Comment tu te sens ? murmura-t-elle.

— Fatigué bien sûr, endolori, mais ça va. Encore merci pour tes soins.

— Tu vas rester ici quelques jours. J'en ai parlé à Padre.

— Je ne peux pas.

— Oh que si ! Je vais te faire plein de plats italiens. Tu vas grossir.

Wade eut un léger rire en regardant la silhouette Marina.

— Toi tu n'es pas grosse.

— J'ai de la chance, j'ai un bon métabolisme ! gloussa-t-elle à son tour. Je tiens ça de Mamma je crois…

Ses yeux s'assombrirent subitement. Wade se rappela subitement que la mère de Marina était morte alors qu'elle était toute petite.

— Excuse-moi, murmura-t-il.

Tony revint avec une bouteille d'apéritif et deux verres.

— Marina, si tu allais t'occuper des spaghetti, hein ?

— Et moi j'ai pas droit à l'apéritif ?

— Pas question, je suis sûr que tu as abusé pendant mon absence, trancha Tony.

Marina partit, furieuse, vers la cuisine, en criant :

— Je m'en fiche, y a une bouteille de limoncello à la cuisine !

Tony poussa un soupir et servit deux verres.

— Ça va, tu es sûr ? demanda-t-il à Wade.

— Ouais, j'ai eu de la chance. Hier soir je ne donnais pas cher de ma peau.

— Ta blessure se referme ? Tu voudras que j'appelle un médecin ? J'en connais un très discret.

— Inutile, merci. Ça cicatrise bien. Marina a été… parfaite. Elle a vraiment assuré.

Tony eut un sourire empli de fierté.

— Ça ne m'étonne pas ! Bon, alors tu me racontes ce qui s'est passé ?

Wade acquiesça. Tony avait sa confiance.

La journée touchait à sa fin et le ciel déjà très couvert s'obscurcissait davantage à chaque minute. Il hésita un instant, la petite rue devant lui était déserte, pourtant il était sûr que l'homme était là. Il y était forcément puisque la cible habitait juste à côté et qu'il avait obtenu les mêmes renseignements que Wade. Il devait arriver le premier, le risque était cependant qu'il soit concentré sur son objectif et qu'il subisse une attaque par-derrière. Le mieux serait qu'il repère d'abord son rival, l'élimine, et s'occupe ensuite de la cible.

La ruelle dans laquelle il se trouvait était bordée de murs et de grillages délimitant de petits terrains bâtis. Pas très reluisant comme quartier mais il avait connu encore pire. Il se rapprocha du numéro qu'il recherchait et vit qu'un unique grillage séparait le terrain privé de la ruelle. Ce serait simple. La ruelle où il se tenait débouchait d'un côté sur une rue, de l'autre sur un carrefour peu fréquenté. Il observa le terrain à travers le grillage et, à peine quelques instants plus tard, la cible qu'il espérait trouver apparut, sortant de derrière un garage. Wade glissa une main sous sa veste et, après un bref regard aux alentours déserts, sortit un pistolet qu'il pointa sur l'homme. Quelque chose cependant ne collait pas, c'était trop facile… Trop facile pour un contrat sur lequel ils étaient plusieurs. Une silhouette apparut au bout de la ruelle et il sut d'office qu'il ne s'était pas trompé. Il lui restait deux options : abattre son rival au risque d'alerter la cible ou supprimer la cible au risque que son rival le tue. Il hésita un instant de trop. L'autre l'avait vu. Wade braqua son arme sur la cible sans prendre le temps d'ajuster son tir et fit feu, puis il se mit rapidement de côté le long du grillage. La cible était touchée, il l'avait vue tomber mais il n'aurait pas pu jurer que l'homme était bien mort. Il s'exposa un instant, le temps de faire feu sur l'homme qui se tenait au bout de la ruelle et qui s'était rapproché. Il y eut aussitôt deux autres détonations, presque simultanées. Il ressentit une vive douleur au côté gauche et se plaqua de nouveau contre le grillage. Il aurait dû abattre d'abord son rival avant de chercher à atteindre la cible, quitte à prendre le risque de donner l'éveil à celle-ci… L'homme de la ruelle s'était effondré au sol, il ne représentait plus de menace immédiate. Mais une vision lui traversa l'esprit comme un éclair : celui qu'il avait abattu se tenait sur sa droite, ce n'était pas lui qui lui avait infligé cette blessure au côté gauche. Et il y avait eu deux détonations presque simultanées… Wade se jeta au sol dans un réflexe alors qu'on tirait de nouveau sur lui. Il rampa le long du grillage, s'éloigna vers l'autre extrémité de la ruelle et le corps de celui qu'il avait abattu. Au passage, il jeta un coup d'œil dans la propriété et vit la cible tituber jusqu'au garage, le visage couvert de sang. Il avait donc échoué, partiellement au moins. Tout en rampant, il s'efforça de respirer profondément, juste pour vérifier que sa blessure le lui permettait. Pas le temps d'évaluer sa gravité, celui qui la lui avait faite était à proximité, prêt à finir le travail. Tandis qu'il s'efforçait de repérer où pouvait être positionné l'autre tireur, une sirène de police retentit alors, à quelques dizaines de mètres de lui.

— Manquait plus que les flics, songea-t-il.

Il atteignit l'extrémité de la ruelle et se redressa légèrement. Au passage il constata que le rival qu'il avait abattu était bien inanimé sur la route. Un danger de moins. Il l'identifia rapidement, il l'avait déjà croisé par le passé. Un bruit de métal le fit se retourner. L'homme qui avait été sa cible s'accrochait au grillage du terrain et criait quelque chose d'incompréhensible, Wade devina qu'il cherchait à alerter la police. Il se glissa derrière une poubelle et se mit à réfléchir le plus vite possible aux options qui s'offraient à lui. À l'autre extrémité de la ruelle, trois agents de police apparurent, les armes à la main. Un policier tenait un talkie-walkie dans lequel il délivrait un message à voix très haute :

— Unité 56 réclame secours urgents sur Park Street… Blessés par arme à feu, au moins deux victimes… Réclamons secours urgents, je répète, deux blessés au moins…

Wade souleva son tee-shirt pour observer la blessure. Le sang coulait abondamment et la douleur devenait de plus en plus vive. Difficile d'estimer s'il avait quelque chose de vital de touché. Il respirait à peu près normalement, il faudrait qu'il tienne jusqu'à ce qu'il ait quitté les lieux. Un de ses rivaux était mort mais la cible pouvait être en état de témoigner. La présence des policiers lui garantissait à peu près que le troisième homme impliqué n'essaierait rien de plus contre lui pour l'instant. S'il parvenait à quitter les lieux discrètement, il aurait une chance. Il se redressa et longea le mur de la rue.

— Arrêtez-vous immédiatement ! hurla une voix de femme. 

Machinalement, il s'immobilisa. Puis il se retourna. Une policière arrivait vers lui très rapidement, son arme à la main.

— Monsieur, restez où vous êtes. Vous êtes sur la scène d'une agression à main armée.

Quoi ?

Il devait gagner du temps, il décida de jouer l'ignorance. Il avait rabattu sur lui les pans de sa veste, masquant sa blessure.

— Des coups de feu ont été tirés, vous n'avez pas entendu ? Vous venez d'où ? demanda la policière.

Je marchais dans cette rue.

Il désigna la voie sur laquelle ils se trouvaient.

— On va sans doute avoir besoin de votre témoignage.

Elle avait baissé son arme mais elle s'était rapprochée et le détaillait. Il resserra davantage les pans de sa veste mais pas assez rapidement.

— Vous saignez. Vous êtes blessé ?

Trop tard. Elle avait vu. Elle s'empara aussitôt de son talkie-walkie :

— On a un autre blessé, à la sortie de la ruelle…

Un vertige saisit Wade à cet instant et il dut s'adosser au mur pour ne pas tomber. Il devait absolument se ressaisir. La policière s'approcha davantage.

— Les secours arrivent, ça va aller. On vous a tiré dessus ?

Il devina une certaine méfiance dans son regard. L'issue était inévitable, elle écarta sa veste avant qu'il ait retrouvé la force de l'en empêcher. Elle vit aussitôt l'arme qu'il portait et son expression changea.

— Ne faites plus un geste, ordonna-t-elle en pointant sa propre arme sur lui. Vous êtes en état d'arrestation. Maintenant… posez votre arme à terre, très lentement !

La tête lui tournant toujours, Wade obtempéra doucement. La policière reprit son talkie-walkie sans le quitter des yeux. Il sut qu'il devrait saisir l'instant dès qu'il se présenterait. Il avait posé son pistolet à terre et sa main était à moins de dix centimètres de l'arme chargée. Le regard de la policière se déplaça une fraction de seconde tandis qu'elle parlait.

— Ici l'agent…

Elle avait à peine prononcé les premiers mots dans le talkie-walkie qu'il fit feu, profitant de ces quelques secondes pendant lesquelles l'attention de la femme s'était si légèrement relâchée mais suffisamment cependant pour lui laisser une chance. Il pouvait remercier ses réflexes. Il se releva tandis qu'elle s'effondrait devant lui et s'empressa de ranger son arme sous sa veste. Ses vertiges s'estompaient un peu. Il avait quelques secondes pour quitter les lieux, il devait en faire bon usage. Par sécurité, il préféra glisser son pistolet dans une bouche d'égout quelques rues plus loin ; il avait mis des gants, il n'y aurait pas d'empreintes. S'il se faisait de nouveau arrêter, avec une blessure par balle, il vaudrait mieux qu'il n'ait pas d'arme sur lui.

— Tu as eu de la chance de t'en tirer avec une seule blessure et pas trop grave, constata Tony quand Wade eut fini son récit.

Wade acquiesça en terminant son assiette. Pendant qu'il racontait ce qui s'était passé, Marina leur avait apporté deux généreuses portions de spaghettis bolognaise qu'ils venaient de terminer.

— Tu vas rester quelques jours, décida Tony. Le temps de te refaire une santé.

— Je dois te remercier pour l'accueil, commença Wade. Mais je ne veux surtout pas t'attirer d'ennuis…

— Ne t'en fais pas pour ça. Tu m'as rendu service assez souvent.

— Je ne peux pas garantir qu'ils ne vont pas retrouver ma trace.

— Les flics ne viendront pas ici.

— Je pensais pas vraiment aux flics… Plutôt à celui qui était sur le même contrat que moi.

— Je suis tenu au courant de tout ce qui se passe dans le quartier. Tu es en sécurité ici.

Wade acquiesça. Il savait parfaitement que Tony était un homme influent à Little Italy ; il favorisait ou interdisait l'installation de nouveaux venus et il touchait une part des bénéfices sur les activités commerçantes du quartier en échange de sa protection. Néanmoins, il continuait à consacrer une part non négligeable de son temps à la gestion de son restaurant, le Dolce Italia. L'établissement était de dimensions modestes et, même s'il avait ses habitués, il devait être bien moins lucratif que d'autres activités que Tony menait en parallèle. Wade en avait conclu que Tony tenait le restaurant par passion plus que par désir de s'enrichir par ce biais. Il était d'ailleurs un excellent cuisinier et il transmettait une bonne partie de son savoir à sa fille.

Wade fouilla dans la poche de son pantalon dans laquelle il avait remis son paquet de cigarettes entamé.

— Tu préfères que je sorte, peut-être, pour fumer ? demanda-t-il à Tony, se rappelant qu'il se trouvait dans un restaurant, espace non-fumeurs.

— Non, vas-y.

Il sortait une cigarette du paquet quand Marina revint.

— Pas de cigarette ! Déjà que vous avez pris du vin en plus de l'apéritif… Je suis sérieuse, Wade, je t'ai récupéré dans un sale état hier, je ne me suis quand même pas donné tout ce mal pour rien !

— OK, OK, soupira Wade en rangeant la cigarette dans le paquet. Pas d'alcool, pas de cigarette… Je dois me passer de combien d'autres choses ?

Marina eut un sourire amusé.

— Tu auras droit à des compensations… Le repas n'est pas terminé. Il y a du tiramisu !

— Il y a de l'alcool dans ton tiramisu non ? remarqua Wade.

Tony sourit tandis que Marina faisait la grimace.

— Juste un peu. T'es plus à ça près !

Elle s'absenta et revint avec deux grosses parts de tiramisu.

— Mets la mienne au frais, demanda Tony. Je dois aller régler quelques affaires. Ça s'est bien passé au fait le restau pendant mon absence ?

— Une horreur ! s'exclama Marina. Les types que tu as embauchés, j'ai failli les tuer. Franchement la prochaine fois laisse-moi seule avec Gino, on se débrouillera mieux.

— Et moi je t'ai donné du travail supplémentaire, remarqua Wade.

— Oh ça… Non, c'était pas le pire, assura Marina.

Tony quitta le restaurant et Marina s'assit en face de Wade, récupérant la part de tiramisu de son père.

— Tu n'avais pas mangé ? s'étonna Wade.

— Si, mais là ça ne compte pas, c'est du tiramisu.

Il sourit en la voyant entamer sa part avec appétit.

— Tu restes quelques jours alors ? demanda Marina pour confirmation.

— Deux, trois… Maximum.

— Super. Ce soir je vérifierai et nettoierai ta blessure. Il faut changer le pansement tous les jours.

— Je peux le faire.

— Hey, c'est mon boulot !

— Si tu insistes…

— Tu auras même droit à un massage, taquina-t-elle. Je t'ai dit qu'il y aurait des compensations à l'abstinence de tabac et d'alcool.

Il sourit. Elle passa une main sur sa joue et de nouveau il eut cette sensation que sa relation avec Marina n'était pas si claire qu'il le croyait. Depuis qu'elle était adulte et qu'il la connaissait un peu mieux, il la considérait comme une amie ; c'était peut-être ça qui faisait la différence, le sentiment d'avoir confiance en quelqu'un et de pouvoir être lui-même, sans s'inventer une autre vie.

 

La nuit tombait quand Wade s'éveilla de sa longue sieste. Il avait de nouveau très mal et il se sentait fiévreux. Il resta étendu plusieurs minutes dans la pénombre de la chambre, repassant mentalement les évènements de ces derniers jours. Il devait savoir si la cible sur laquelle il avait tiré était morte de sa blessure ou non. Et plus que tout il devait découvrir l'identité du troisième homme sur le contrat. Parmi ceux qu'il avait déjà croisés lors de précédentes affaires, deux ou trois lui paraissaient des suspects vraisemblables, mais il lui fallait des certitudes. Il se décida finalement à se lever et à rejoindre Tony et Marina dans la salle.

Il avait oublié que ce soir le restaurant était ouvert ; il y avait déjà une douzaine de clients répartis sur quatre tables différentes. Les lumières étaient toutes allumées, mettant en valeur l'espace de la salle. Les murs peints en ocre donnaient une impression de chaleur et les accessoires de décoration étaient tous aux couleurs de l'Italie. Même les nappes étaient à petits carreaux rouges, blancs et verts. Marina passa rapidement devant lui, resplendissante dans une robe rose à volants, deux assiettes dans les mains.

— Tiens, tu es levé… Tu n'aurais pas dû.

Elle l'évalua des pieds à la tête.

— Ça va aller, je me sens mieux. 

— Dans ce cas… Attends-moi à la cuisine, je te rejoins. Gino, prends la salle !!

Elle avait monté le ton. L'intéressé sortit de la cuisine et rejoignit Marina.

— Il y a deux salades en attente. Je me suis dit que tu voudrais les faire, déclara-t-il.

— Salades italiennes ?

— Une italienne et une grecque.

Marina eut un sourire satisfait.

— Tu as gagné pour la grecque, conclut Gino. J'aurais jamais cru que Tony céderait.

— Eh oui, je gagne toujours !

 

Tony se trouvait dans la cuisine, penché au-dessus d'une marmite où mijotait une sauce à l'odeur alléchante ; il détailla Wade des pieds à la tête quand celui-ci entra.

— Tu es sûr que c'est raisonnable d'être debout ?

— J'aurais besoin d'une info… Savoir si celui qui était ma cible est vivant ou mort à l'heure actuelle. Tu crois que tu peux apprendre ça ?

Tony décrocha du mur une feuille de bloc-notes déjà écrite d'un côté. Il la retourna et la tendit à Wade avec un stylo.

— Écris-moi son nom. Je te trouve ça d'ici demain.

Wade griffonna le nom, puis il retourna le papier. Le recto de la feuille portait une commande prise en salle et rayée par la suite. L'écriture était celle de Marina. Il l'avait vue une fois prendre une commande et il avait mémorisé son écriture. Il lut la commande. La table avait commandé trois pizzas et des pâtes à la sauce bolognaise. De l'autre côté de la feuille figurait à présent le nom d'un homme qu'il espérait avoir tué. C'était en décalage total, il avait l'impression d'avoir amené une part de ce que sa vie avait de plus sordide dans ce restaurant qu'il considérait comme un refuge, un lieu de vie et de chaleur. Il repoussa le papier vers Tony.

— Merci.

Tony eut un simple signe de la tête et repartit en salle, deux assiettes dans les mains.

Quand Marina entra à son tour, quelques minutes plus tard, Wade était absorbé dans l'observation d'une grande photo plastifiée accrochée au mur.

— C'est la Toscane, expliqua Marina. C'est beau hein ?

— Avec les bonnes odeurs de cuisine, on s'y croirait vraiment. 

— Ça fait des semaines que je harcèle Padre pour qu'il accepte qu'on fasse peindre une vue de l'Italie sur un des murs de la salle de restaurant.

— Tu connais un peintre qui saurait faire ça ?

— J'en cherche un. Mais il faudrait déjà que j'aie l'accord de Padre. Il a peur que le résultat ne soit trop envahissant visuellement. Moi je crois que ça créerait une ambiance. Sur le mur du fond, ça serait bien.

Wade passa rapidement une main sur son côté blessé.

— Tu devrais t'asseoir, suggéra-t-elle. Tu as l'air d'avoir mal.

— C'est moins pire qu'hier.

Néanmoins il s'assit sur un tabouret. C'était mieux ainsi. Marina posa les assiettes qu'elle portait sur un coin de table et passa doucement une main sur le front de Wade.

— Tu as de nouveau de la fièvre. Va t'allonger.

— Pas tout de suite, j'ai passé assez de temps couché comme ça.

Gino entra dans la cuisine, sourit à l'intention de Wade et alla ouvrir le four à pizza pour en sortir ce qui ressemblait à une boule de pâte de forme un peu allongée qu'il posa sur une assiette et à laquelle il ajouta de la salade verte. En passant devant Wade, celui-ci remarqua que la chose sortie du four était semblable à une sorte de chausson de pâte cuite.

— La pizza c'est pour quelle table ? demanda Gino à Marina.

— La deux.

— C'est une pizza ce truc ? s'étonna Wade. Qu'est-ce qui lui est arrivé ?

Gino leva les yeux au ciel et alla servir, tandis que Marina soupirait d'exaspération.

— Enfin, Wade, depuis des années que tu viens ici tu ne sais pas ce qu'est une pizza Calzone ?

— J'aurais pas cru que c'était une pizza en fait. On dirait un chausson.

— C'est la seule pizza qui soit refermée sur elle-même, expliqua Marina d'un ton qu'elle aurait pu employer pour s'adresser à une classe. Pizza Calzone, tomate, mozzarella, basilic…

Elle semblait presque choquée. Il avait déjà remarqué à quel point elle était sérieuse quand il s'agissait de cuisine, bien loin de la jeune femme d'apparence un peu légère qu'elle pouvait être par moments. Quand il s'agissait du restaurant, Marina était une vraie professionnelle.

Il l'observa sortir d'un réfrigérateur des tomates, de la salade et des boîtes contenant du fromage.

— Et c'est quoi cette histoire de salade grecque ? questionna-t-il.

— Oh, une vieille histoire entre Padre et moi. J'ai voulu insérer dans le menu une salade grecque, base tomates, feta. Lui ne voulait pas qu'un plat qui n'est pas italien soit sur la carte !

— Et tu as gagné, conclut Wade.

Marina répondit par un sourire tout en préparant ladite salade.

— J'adore ça, et ça marche bien avec les clients en plus, c'est un plat très demandé. Et attends de voir ce que ça donnera cet été quand il fera vraiment chaud… Ça sera un vrai succès.

Ce n'était encore que la fin du printemps mais l'été précédent avait été caniculaire et le suivant pourrait bien l'être tout autant.

Il l'observa s'affairer avec entrain et préparer une mini-assiette qu'elle lui tendit.

— Goûte. Salade grecque signée Marina Rezzano.

Il obtempéra.

— C'est très bon. C'est quoi la différence avec la salade italienne ?

— Le fromage bien sûr. Dans l'italienne on met de la mozza… mozzarella, précisa-t-elle. Tiens, j'en fais une aussi, tu vas goûter.

— C'est bien, j'aurai dîné comme ça.

— Tu plaisantes j'espère ? La salade c'est l'entrée ! Après c'est pizza, et puis pâtes.

— Et tiramisu, conclut Wade. Tu m'avais prévenu que j'allais grossir.

Il entama la part de salade italienne que lui tendit Marina.

— Laquelle tu préfères ? questionna la jeune femme.

— Je m'expose à des représailles en fonction de ma réponse ? plaisanta-t-il.

— Sûr. Soit de Padre, soit de moi… À toi de choisir !

— Je crois que je préfère encore subir la colère de Tony que la tienne !

Marina éclata de rire.

— Sérieusement, tu préfères laquelle ?

— J'aime bien les deux.

Elle rit de nouveau. Wade esquissa un sourire puis porta une main à son côté avec une légère grimace. Marina redevint aussitôt sérieuse.

— Va t'allonger.

— J'ai dû me surestimer un peu. C'est dur ce soir, convint-il.

— Je te rejoins dans cinq minutes, je vais m'occuper de ta blessure.

— Laisse, je le ferai, tu es occupée.

— Discute pas ! Y a pas grand monde ce soir. Gino assurera en mon absence.

 

Comme promis, elle était à ses côtés moins de dix minutes plus tard. Il apprécia une fois de plus sa douceur qui contrastait avec son tempérament souvent volcanique. Il se souvenait de disputes entre Tony et elle dont il avait été témoin et il avait pu constater combien elle était prête à tenir tête à n'importe qui lorsqu'elle avait pris une décision. Une fois il l'avait même vu mettre un client dehors. Si elle reprenait la suite de Tony au restaurant, le Dolce Italia aurait une patronne de caractère.

— Ça va ? demanda-t-elle en passant une compresse d'antiseptique sur la plaie.

— Très bien. Tu es douée pour ça.

— C'est vrai, ça fait partie de mes qualités… Je fais très bien le tiramisu et je soigne bien les blessures aussi.

— Comment ça se fait que tu ne sois pas encore mariée ? taquina Wade.

— Il faudrait qu'un type dans ton genre me le demande !

— Tu parles, je ne suis pas le gendre idéal, sans parler de la différence d'âge.

— C'est pas mon père qui choisit mes petits copains. Même si des fois il aimerait bien.

Voyant qu'il commençait à frissonner sous l'effet de la fièvre, elle se blottit à ses côtés et remonta la couverture sur eux. Il aurait dû lui dire qu'elle n'était pas obligée de rester, qu'elle avait sûrement du travail en salle ou en cuisine, mais il appréciait le moment. Elle effleura du bout des doigts une de ses cicatrices plus anciennes.

— Comment tu te l'es faite celle-ci ?

— Coup de couteau… C'était il y a longtemps. 

— Raconte. Sauf si tu veux dormir.

— J'ai trop mal pour pouvoir dormir.

— Alors vas-y.

Elle avait posé sa tête contre son épaule. Apparemment elle avait envie d'être là.

 

Il somnolait depuis un bon moment quand il entendit la porte s'ouvrir. Marina qui s'était assoupie s'éveilla en même temps que lui. Tony venait d'entrer dans la pièce et il semblait sidéré. Son regard ordinairement pétillant se fit subitement très dur.

— Je peux savoir ce que…

— Oh, Padre, n'imagine pas des trucs ! coupa Marina.

— J'arrive dans ta chambre et je te trouve allongée avec Wade que tu étais censée soigner !

— J'ai installé Wade dans ma chambre parce que c'était plus pratique et là on s'est un peu endormis, c'est tout.

— C'est de ma faute, intervint Wade, soucieux de ne pas mettre Marina dans l'embarras.

Mais il en fallait plus pour démonter la jeune femme.

— Il avait de la fièvre, je me suis mise à côté de lui, c'est tout ! Enfin, Padre, c'est Wade ! Tu le connais depuis un bail.

Tony sembla se calmer un peu.

— Je vais préparer la chambre d'amis. Tu aurais pu le faire, Marina.

— Il ne doit pas bouger ! s'énerva Marina. Non mais tu as vu dans quel état il est ??

— OK. C'est toi qui prendras la chambre d'amis, Marina.

Le ton de Tony était sans appel. Il aurait le dernier mot cette fois, sa décision était clairement définitive. Il ressortit et Marina laissa éclater sa colère en italien.

— Il n'a pas tort, tempéra Wade. Ce sera mieux pour tout le monde et ça lui évitera de se faire du souci.

— Même s'il y avait quelque chose entre nous, je ne vois pas de quel droit…

— Tu es sa fille, il te protège, c'est normal.

— Il me protège de quoi ?? J'ai pas cinq ans ! Quand je pense qu'il n'arrête pas de parler de toi en disant que tu es un homme de confiance, qu'il pourra toujours compter sur toi…

— Ouais, enfin là il m'a quand même retrouvé dans ton lit, je me mets à sa place…

— Pff… De toute façon y a pas de danger, tu ne t'es jamais intéressé à moi ! lança Marina.

— Arrête.

— Quand j'étais en sous-vêtements hier, n'importe quel mec aurait au moins un peu regardé. Toi, même pas.

— Tu crois ça ?

Elle ne semblait pas seulement vexée, elle semblait aussi dépitée.

— Tu as un grain de beauté sur le sein gauche et une petite cicatrice au-dessous de la fesse droite, lança-t-il sans réfléchir.

Marina écarquilla les yeux, stupéfaite.

— Tu as remarqué ça en si peu de temps ?

— Je suis observateur, sans doute une déformation professionnelle, précisa-t-il.

Elle regretta la dernière phrase qui lui gâchait le reste. C'était comme s'il lui avait dit qu'elle n'était qu'un sujet d'observation au même titre que ses contrats… Elle quitta la chambre sans rien ajouter.

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