Tuer n'est pas vivre (extrait) Chapitre 3

Charlotte Adam

Le troisième chapitre du roman... Merci pour vos lecture, vos avis, vos partages...

Le réveil avait été aussi agréable que la veille. Meilleur même car il se sentait nettement mieux. Aussi avait-il décidé de traîner un peu au lit quand on frappa à la porte de la chambre.

— Entrez…

Marina entra, un plateau bien chargé dans les mains.

— Petit-déjeuner !

— Il ne fallait pas t'embêter à me monter le petit-déjeuner.

— C'est compris avec la chambre, sourit-elle. Comment tu te sens ?

Elle s'assit au bord du lit et posa le plateau entre eux.

— Beaucoup mieux, affirma Wade. C'est moins douloureux et je n'ai plus de fièvre. Tu as préparé à manger pour la journée ou quoi ?

Il observa le contenu du plateau, très généreux. Il y avait une cafetière pleine, du jus de fruits, des pâtisseries et du bacon. Elle rit.

— Tu as besoin de reprendre des forces. Tu devrais goûter les beignets italiens, ils sont fourrés à la crème.

Elle désigna des pâtisseries sur le plateau.

— Et il y a du café très chaud, précisa-t-elle.

— Merci pour tout ça.

 

Après avoir dégusté la quasi-totalité du plateau, Wade avait pris une douche et était en train de s'habiller quand on frappa à la porte de sa chambre. C'était Marina.

— Si tu es assez en forme, qu'est-ce que tu dirais de venir faire un tour dans le quartier ? proposa-t-elle. Je dois aller faire les courses. Je te ferai découvrir Little Italy.

— Ça me va.

Elle le détailla. Il était torse nu et venait apparemment de refaire son pansement.

— Tu aurais dû me demander. Pour le pansement, remarqua-t-elle.

— T'en as déjà fait assez pour moi. D'ailleurs à ce propos, il va falloir que je te rende ta chambre. Je peux prendre la chambre d'amis.

— Garde la mienne, elle est plus confortable, affirma Marina. Ça ne me dérange pas.

 

Une demi-heure plus tard, ils arpentaient les rues du quartier. Le secteur était commerçant et très animé. La température douce et le ciel dégagé laissaient espérer une belle journée. Marina s'arrêta devant un bâtiment en briques rouges, similaire à bien d'autres dans le quartier. Au rez-de-chaussée était installée une boutique portant une enseigne italienne. Le nom de « Milo » était peint sur la porte vitrée.

— Un de nos meilleurs fournisseurs, expliqua Marina en poussant la porte. D'ailleurs il approvisionne quasiment tous les restaurants du quartier.

— Tu fais toujours tes courses ici ? questionna Wade en la suivant à l'intérieur.

— Ouais, au moins je suis sûre que ce sont vraiment des produits italiens, et puis j'ai négocié les tarifs avec le patron.

Elle adressa un grand sourire à l'homme d'une cinquantaine d'années qui venait vers elle.

— Hey, Milo !

— Marina, ça fait toujours plaisir de te voir.

Marina fit les présentations, puis sortit une liste détaillée de sa poche.

Un quart d'heure plus tard, elle empilait les sacs de provisions sur une table.

— Bon, on parle du total maintenant…

— Sept cent quatre-vingt-dix, arrondi à sept cent soixante-dix, répondit Milo.

— Tu rigoles ? rétorqua Marina. Je croyais que tu me considérais comme une amie ! Ça, c'est une remise pour un client qui ne vient qu'une fois !

— Marina, il faut bien que je gagne ma vie moi aussi.

— Sept cents.

— Pas possible. Sept cent soixante.

— Sept cent quarante mais tu me rajoutes de la mozza ! De la vraie bien sûr.

Milo accepta et alla chercher le fromage.

— C'est quoi « la vraie mozza » ? interrogea Wade.

— La vraie, celle de Campanie… Pas cette saleté qu'ils font avec du lait de vache.

— Parce que c'est pas du lait de vache ? De quoi alors ?

— De bufflonne. La femelle du buffle.

— Tu vas me faire croire qu'il y a des buffles en Italie ?

— Mais oui. La Campanie est une région qui est spécialisée dans ce fromage. Il faudrait que je t'emmène en Italie un jour.

— Ça me plairait assez, convint Wade.

— On irait à Venise…

Marina eut un sourire amusé.

— Et tu profiterais d'une soirée arrosée pour me passer la bague au doigt ? répondit-il en plaisantant.

— Pour ça je préférerais Las Vegas… Ah, voilà la mozza !

Milo ajouta un gros sac sur la pile de courses.

— On a dit sept cent soixante… Je peux livrer dans une heure.

— Sept cent quarante et je suis gentille ! coupa Marina.

Milo soupira.

— Tu es bien la fille de ton père. Dure en affaires.

— Impitoyable, corrigea-t-elle.

— Mais personne n'a envie de se mettre à dos la famille Rezzano.

— En effet. Ça me va pour la livraison dans une heure.

— À ce propos, tu diras à Tony que j'aurais besoin d'un petit coup de main, j'ai des soucis avec un type du quartier… Luciano Andresi.

Marina fronça les sourcils.

— Il te demande du fric ?

— Tony est au courant, mais il a recommencé.

Elle secoua la tête avec désapprobation.

— Apparemment Padre n'a pas été assez clair avec lui en lui faisant passer le message la fois dernière. Il va devoir parler plus fort.

Le regard sombre de Marina laissait deviner qu'il ne s'agirait pas que de paroles.

— Ne t'en fais pas, je transmets à Padre.

Un instant plus tard, ils étaient de nouveau dans la rue. Wade observa les bâtiments de l'autre côté de la rue, la façade était parsemée d'escaliers de secours extérieurs desservant les différents étages. Des souvenirs lui revinrent, il avait emprunté plus d'une fois ce type d'accès, mais rarement ceux qui donnaient sur une rue passante et encore plus rarement en plein jour.

— On y va ? insista Marina.

— Désolé, j'étais ailleurs, s'excusa-t-il en revenant à l'instant présent.

— Tu n'aimes pas le quartier ?

— Si, beaucoup. C'est assez différent des autres quartiers de New York, il y a vraiment une ambiance particulière.

— Tu devrais venir une fois pour la fête de San Gennaro. Tout est décoré, il y a des défilés, des processions, des animations. Les rues sont interdites à la circulation des voitures. J'adore cette fête, elle dure dix jours.

— C'est quand ?

— En septembre. Tu viendras ?

S'il était encore en vie à ce moment-là, il pourrait l'envisager, songea-t-il.

 

— Tout le monde te connaît dans le quartier, constata Wade tandis qu'ils ressortaient d'une troisième boutique, spécialisée dans les condiments et aromates.

— J'ai l'habitude de venir négocier en personne, ça crée des liens. Et puis je suis la fille de Tony. Il est connu lui aussi.

— On dirait que tout le monde sait qui il est.

— Je crois que oui. Ici j'ai vraiment l'impression d'être au pays. On parle italien, et pour peu qu'il y ait un peu de soleil, comme aujourd'hui, je me sens vraiment chez moi !

Elle ferma les yeux, exposant son visage aux rayons de soleil qui balayaient la rue.

— En parlant des activités de ton père…, reprit Wade.

Marina ouvrit les yeux.

— Oui ?

— J'ai ouvert par hasard le tiroir de ta table de nuit… Tu as l'habitude de garder un pistolet chargé dans ta chambre ?

Lorsqu'il avait découvert le Beretta, Wade s'était promis d'en toucher un mot à Marina.

— En effet, c'est une habitude, répondit-elle assez froidement. Je me donne les moyens de me défendre… J'étais sérieuse quand je t'ai dit ça l'autre jour. Tu ne me croyais pas hein ?

Il s'abstint de répondre.

 

— J'ai l'info que tu cherchais, annonça Tony à Wade dès qu'il fut rentré.

Marina s'était éloignée et Tony avait précisément attendu cet instant pour parler à Wade. Celui-ci le fixa.

— Il est à l'hôpital mais il y a peu de chances qu'il s'en sorte. Je saurai dans les jours à venir s'il décède.

Wade acquiesça en silence.

— Qui va mourir ? lança Marina avec légèreté en revenant vers eux.

Ils avaient parlé à voix basse mais pas assez apparemment.

— Tu ne le connais pas, coupa Tony.

Tony avait toujours été soucieux de tenir Marina le plus à l'écart possible de certaines réalités de leur milieu. Elle haussa les épaules. Wade songea qu'elle devait être au courant de beaucoup plus de choses que Tony ne le supposait. Mais en l'occurrence ça l'arrangeait qu'elle ne sache pas qu'un homme était en train d'agoniser à l'hôpital parce qu'il avait raté son coup. Au fond c'était absurde, Marina savait parfaitement quelles étaient ses activités et ce que cela impliquait. C'était absurde mais il ne voulait pas qu'elle connaisse les détails.

— Personne n'a fait le lien avec toi semble-t-il, précisa Tony à l'intention de Wade.

Il lui restait à présent à s'assurer de l'identité de celui qui l'avait blessé. Si la cible mourrait, il serait facile à celui-ci de s'approprier le meurtre et de toucher le prix du contrat. Wade ne devait pas rester hors circuit trop longtemps. Il quitterait le Dolce Italia dès que possible. Mais il avait encore au moins une soirée de récupération devant lui, alors autant en faire bon usage.

 

Il s'était rendu compte de son état plus que négligé en passant devant un miroir, il avait une barbe de trois jours et le visage fatigué. À présent qu'il tenait debout, il n'avait plus d'excuse valable pour ne pas y remédier. Tandis qu'il se rasait à la salle de bains, Wade réalisa combien il lui paraissait étrange de se trouver dans une pièce aussi remplie de produits de beauté féminins. Marina semblait disposer d'un panel conséquent de cosmétiques en tous genres. Le flacon de son shampoing était resté ouvert et Wade reconnut le parfum qui imprégnait les cheveux de la jeune femme ce jour-là. Ça, ça lui manquerait quand il serait de retour chez lui. Sa salle de bains à lui était plutôt vide, strictement fonctionnelle, sans aucune trace de présence autre que la sienne. Jusque-là ça ne lui avait pas posé de problème, il n'aurait même jamais imaginé trouver agréable la simple présence de quelques flacons. En l'occurrence, ils avaient la même odeur que les cheveux de Marina, c'était peut-être pour ça… Il se passa rapidement de l'eau sur le visage. Il était fatigué et il commençait à trop réfléchir, une bonne nuit de sommeil s'imposait. Il referma le flacon de shampoing parfumé avant de quitter la salle de bains.

 

 

Il avait senti dès le réveil une douleur assez vive au côté et songea qu'il aurait peut-être dû se ménager davantage le jour précédent. Déjà la veille au soir il avait ressenti un certain épuisement. Il tenta de se rendormir.

Quelqu'un gratta à sa porte et Wade marmonna :

— Ouais…

Tony passa la tête par l'entrebâillement.

— Ça va, Wade ?

— Ça va, un peu fatigué.

— Je m'inquiétais un peu, il est onze heures. Enfin, si tu as besoin de dormir, surtout profites-en.

— Tu veux du café ? Des pâtisseries ? lança la voix de Marina depuis le couloir.

— Juste du café s'il te plaît.

Il avait failli dire qu'il allait se lever mais il doutait de sa capacité à simuler un bon état de forme.

— Marina, tu penseras aussi au nettoyage des glacières, lança Tony à travers le couloir en refermant la porte.

— Mais oui ! On a le temps ! s'exclama-t-elle.

Moins de dix minutes plus tard, Marina grattait de nouveau à la porte. Wade se redressa avec peine.

— Ouais, entre.

Depuis le rez-de-chaussée, Tony cria quelque chose en italien. Marina répondit dans la même langue, sur un ton nettement agacé, tout en entrant dans la chambre. Puis elle referma la porte et posa un plateau sur la table de nuit. Sur celui-ci se trouvaient du café et une boîte d'antalgiques.

— Il y a un problème avec Tony ? demanda Wade.

— Il est pénible, je ne suis pas femme de ménage ! Il veut que je fasse un nettoyage à fond de la réserve, au sous-sol. Il sait bien que j'ai horreur de ça… Je t'ai fait du café bien chaud.

— Merci.

Il se força à sourire. Marina l'observa avec suspicion.

— Ah, au fait, ne fais pas semblant avec moi. Je vois bien que ça ne va pas ce matin. Tu n'es pas du genre à traîner au lit jusqu'à onze heures, ni à rester allongé comme ça… Pas quand ça va en tout cas !

— J'ai juste un peu mal, tempéra Wade.

— On n'aurait pas dû sortir hier, c'était trop tôt. Bon, retire le drap, je vais changer le pansement.

— Pas la peine.

— Oh que si !

Elle jeta un coup d'œil au tee-shirt de Wade qui gisait au sol.

— Tu avais trop chaud pour dormir ? Pourtant la nuit a été fraîche. Tu refais de la fièvre ?

— Mais non.

— Wade, tu me laisses regarder ta blessure ou je…

— Tu fais quoi ? Tu me braques ?

— Non, je te prive de café !

Elle fit mine de reprendre le plateau.

— OK, soupira-t-il. Mais je peux vérifier ma blessure moi-même.

— Je veux vérifier qu'elle ne s'infecte pas. Sinon ce sera de nouveau antibiotiques !

Wade repoussa le drap et décolla lui-même le pansement, appréhendant un peu ce qu'il allait découvrir. Marina se pencha sur la blessure.

— Bon, ça a l'air propre.

Elle passa sa main sur le front de Wade.

— Quel diagnostic, Docteur ?

— Infirmière seulement ! Tu n'as pas de fièvre. Ta blessure n'est pas infectée, mais la cicatrisation n'est pas encore bien terminée. Tu vas rester allongé aujourd'hui.

— Marina…

— Si besoin, je t'attacherai.

— J'aime ton sens de l'hospitalité !

Elle refit un nouveau pansement puis tendit la tasse de café à Wade.

— Tu l'as bien méritée. Sérieusement, j'aimerais que tu te reposes.

— Promis. Je vais rester encore au lit à paresser.

 

Il ouvrit les yeux au son de la voix de Marina qui criait quelque chose en italien au rez-de-chaussée. La porte de communication entre la salle de restaurant et le hall avait dû rester ouverte. Il consulta le réveil. Quatre heures de l'après-midi. Cette fois il se sentait beaucoup plus en forme. Hormis les quelques coups de colère et disputes entre Marina et Tony, Wade devait reconnaître que, depuis qu'il était au Dolce Italia, il ne s'était jamais senti aussi bien d'une manière générale. Il ne récupérait pas aussi vite qu'il l'avait espéré mais sa blessure était sans doute plus sérieuse qu'il ne l'avait estimé au premier abord.

Quand il croisa Marina quelques minutes plus tard dans le couloir, il remarqua son air soucieux, quelque chose la tracassait manifestement. Et elle n'était pas du genre à savoir dissimuler ses émotions.

— Ah, tu es levé… Tu te sens mieux ? questionna-t-elle. Vraiment mieux ?

— Oui vraiment. Toi par contre, tu as l'air soucieuse. Un problème ?

— Rien pour quoi tu puisses m'aider.

— T'en es sûre ? insista Wade.

— Oh oui.

Après un silence, elle se lança :

— On va avoir un contrôle sanitaire. Normalement tout est clean mais ça va faire du travail supplémentaire pour nettoyer le moindre recoin. Padre est sur les nerfs.

— Ça devrait bien se passer, tempéra Wade. Vous n'avez jamais eu de soucis de ce côté-là je crois ?

Marina secoua la tête avec vigueur.

— Et je pourrai témoigner que ton tiramisu est toujours frais, reprit Wade. 

Marina sourit mais se rembrunit aussitôt.

— À ce propos, je t'avais promis des penne à la sauce arrabiata ce soir…

— Oui, je me rappelle. Hier tu m'as dit que tu me ferais découvrir quelque chose d'encore meilleur que les spaghettis bolognaise…

— On a un problème avec les penne ! s'exclama Marina. Il ne restait plus qu'un fond de paquet et Padre a fait cuire tout ce qui restait pour le service de ce midi. Il nous en reste mais déjà cuites.

— Et ?

Wade ne voyait pas trop où elle voulait en venir.

— Je ne peux pas les réchauffer, on ne sert pas des pâtes réchauffées ! insista Marina, visiblement désespérée. Je n'ai qu'une solution pour en faire quelque chose, c'est les faire gratiner au four.

— OK, et… C'est quoi le souci ?

— Je t'avais promis des penne arrabiata !

— Et bien, fais des pâtes gratinées, c'est pas grave… Tu ne peux pas faire des penne arrabiata gratinées par exemple ?

Wade avait hésité à poser la question, de peur de commettre un crime culinaire impardonnable, Marina était très susceptible sur le sujet de la cuisine.

— C'est faisable, convint Marina. Mais je ne l'ai jamais fait. J'ignore quel sera le résultat. Normalement au gratin notre spécialité c'est les lasagnes. Des penne arrabiata gratinées, je ne sais pas si…

— Je suis sûr que ce sera parfait.

Marina croisa le regard de Wade et sourit.

— La cuisine pour moi c'est très important. En plus, je t'ai sous la main pendant quelques jours alors je veux te faire goûter plein de plats différents.

— Et ça me va très bien. Je crois que j'ai déjà grossi.

Elle l'observa avec attention de haut en bas.

— Non, je ne crois pas.

 

Une heure plus tard, Wade était installé avec Tony à une table un peu à l'écart de la salle de restaurant, près des cuisines.

— Tu as une idée de qui c'est ? demanda Tony.

La conversation tournait autour de l'affaire à laquelle Wade avait été mêlée et de l'identité de celui qui l'avait blessé.

— J'ai quelques idées, reconnut Wade. Dès que j'irai mieux, je me débrouillerai pour trouver qui il est. Ou je le laisserai me retrouver, s'il veut encore m'éliminer, il faudra qu'il vienne à moi pour le faire.

— Attends d'être complètement guéri. Tu es en sécurité ici. Tu crois qu'il a pu aller voir à ton appartement ?

— C'est possible. J'avais déjà eu de la visite ces derniers temps, je vais devoir redéménager.

— Tu veux que j'envoie des hommes vérifier à ton appart ?

— Non, je te remercie.

Le ton de Wade était poli mais ferme.

— Tu ne veux pas qu'ils connaissent ton adresse, déduisit Tony.

— Je ne peux pas me permettre de faire confiance à qui que ce soit. Ce n'est pas par rapport à toi.

— Je sais. Puisque moi je connais ton adresse.

— Tu es le seul.

Il ne mentait pas, même Marina ne la connaissait pas.

— Je peux aller voir là-bas moi-même, proposa Tony.

— Je te remercie, mais c'est inutile. Si mon appart a été fouillé, je le saurai bien assez tôt. Et ça ne changera rien. Je retournerai moi-même là-bas rapidement. Et il faudra que je déménage, c'est tout. J'ai l'habitude.

— Tu ne veux vraiment pas que je…

Tony s'interrompit quand il vit arriver Marina avec un cocktail à la main.

— Tu bois avant le service ? taquina Wade.

— Non, je me suis dit que tu voudrais peut-être goûter à mon cocktail maison.

— Ah, j'ai droit à l'alcool maintenant…

Marina lui tendit le cocktail multicolore dans lequel il trempa ses lèvres.

— C'est délicieux. Tu mets quoi dedans ?

— Recette secrète. Même Padre ne le sait pas ! 

— Tu passes plus de temps à inventer des cocktails qu'à t'occuper du restaurant, remarqua Tony. À propos, tu as vérifié les frigos au sous-sol pour le contrôle sanitaire ?

— Oui Padre, de fond en comble. Mais j'avoue que franchement je préfère préparer des cocktails. D'ailleurs, je me verrais bien ouvrir un bar à cocktails.

Tony leva les yeux au ciel.

— Que je ne te prenne pas à abandonner la restauration italienne pour un truc de ce genre ! Mamma mia ! Ce serait le pire que tu puisses faire. Abandonner la cuisine italienne pour les cocktails c'est… une hérésie.

— Ah oui ? Je croyais que le pire que je puisse faire c'est de sortir avec un type que tu n'apprécies pas. Dans le genre de Mike.

— Tu le vois encore ? s'exclama Tony.

— Qui est Mike ? questionna Wade.

— Un type que je ne veux plus jamais voir avec ma fille ! coupa Tony. Un trafiquant…

— Il vend juste de l'alcool, tempéra-t-elle.

— Il a un bar qui sert de couverture à d'autres activités, ne me prends pas pour un idiot, je sais encore ce qui se passe dans mon quartier !

— Il est à la limite de Little Italy, c'est presque plus notre quartier. Mais il a une belle voiture, précisa Marina. Une Ferrari.

— Ah, ça c'est sûr que je ne pourrais pas acheter des Ferrari avec le travail au restaurant. Et d'ailleurs ce n'est pas ma priorité.

— Comme si tu ne faisais que de la cuisine italienne ! s'agaça Marina. Avec toutes les relations que tu as dans le milieu, tu pourrais gagner beaucoup d'argent autrement.

— J'ai des principes ! coupa Tony d'un ton sévère. Il y a certaines choses que je me refuse à faire. La drogue par exemple…

Marina leva les yeux au ciel.

— Des principes, pff… T'es de la mafia, Padre, ne l'oublie pas !

— De mon temps il y avait des règles, des valeurs. Il y avait les types fréquentables et les autres. Aujourd'hui ce n'est plus le cas. Pour du fric, tout le monde fait n'importe quoi, avec n'importe qui. Mais comme tu l'as rappelé, j'ai encore de l'influence et je suis tout à fait capable de faire disparaître ton Mike si je le revois traîner par ici !

Avant que Marina ne riposte et que la conversation ne s'envenime, Wade intervint :

— Tu l'as appelé comment ce cocktail, Marina ?

Un peu déstabilisée, elle hésita.

— En fait, pour le moment c'est « cocktail maison ». Mais réservé aux invités, rien à voir avec le « cocktail maison » de la carte.

— Appelle-le Marina, donne-lui ton prénom, suggéra Wade.

Le visage de la jeune femme s'illumina.

— Eh, super idée !

— Préviens tes amis que s'ils viennent me voir en me disant qu'ils ont des envies de Marina, ça va mal se passer, avertit Tony.

Marina gloussa. Tony quitta la table, s'excusant de devoir retourner en cuisine pour d'ultimes vérifications avant l'inspection sanitaire. Wade continuait de siroter son cocktail.

— Je ne comprends pas pourquoi il se prend autant la tête, soupira Marina. Il a peur du contrôleur sanitaire comme s'il n'était qu'un minable petit pizzaïolo… Alors qu'on peut très bien simplement le supprimer s'il nous pose problème !

Wade esquissa un sourire.

— Très expéditive.

— Oh ça te va bien de dire ça !

— Je n'ai encore jamais supprimé quelqu'un pour une question d'inspection sanitaire.

— Eh bien ça va peut-être arriver. Je connais plein de gens qui peuvent faire disparaître le corps. Dans l'Hudson River par exemple. Franchement, je trouve que Padre n'utilise pas au mieux ses possibilités. Moi c'est clair que quand je reprendrai le restau je ne me contenterai pas d'être restauratrice… J'aurai d'autres activités parallèles, un peu plus rémunératrices !

— Quel genre ? interrogea Wade.

— Trafics. Faux bijoux, fausse monnaie… Je prépare déjà un peu le truc. J'ai bien l'intention de devenir une femme d'affaires.

— Il y a une différence entre négocier un kilo de mozzarella et faire du business au sens auquel tu penses !

— Alors c'est comme ça que tu me vois, hein ? s'énerva Marina. Comme une simple petite restauratrice ? Justement je n'ai pas l'intention d'avoir cette vie-là ! Y a plein de trucs sur moi que tu n'imagines même pas !

Elle semblait sérieuse. Wade posa une main sur son bras dans un geste d'apaisement.

— Marina, fais gaffe. C'est pas un milieu dans lequel tremper.

— Je sais me défendre ! 

— Je n'en doute pas. Mais je ne voudrais pas qu'il t'arrive quelque chose.

Elle sembla se calmer un peu. Wade chercha à désamorcer la crise.

— Tu pourrais ouvrir un bar à cocktails. Tu es douée.

Marina sourit.

— Alors, ce cocktail, tu aimes toujours ?  

Wade acquiesça.

— Je vais suivre ton idée et l'appeler Marina, reprit la jeune femme. Comme ça, il y a peut-être une chance que tu arrives ici un jour en disant que tu as une forte envie de Marina ?

Ils échangèrent un sourire amusé.

— Il y a pas mal d'hommes qui vont demander ça, non ? suggéra-t-il.

— Quoi, le cocktail ?

— Non… Tu as toujours autant d'admirateurs ?

— Quelques-uns ! répondit-elle avec légèreté.

— Et… ce Mike ?

— Oh, oh… Jaloux ?

— Non, sourit Wade. Juste curieux. Et un peu inquiet pour toi. 

— Tu n'as aucune raison de l'être, affirma Marina. Mais j'apprécie que tu t'inquiètes pour moi.

 

Il reçut le SMS tard dans la soirée.

Un instant plus tard, Tony frappait à la porte de sa chambre et entra à sa demande.

— Il est décédé, annonça simplement Tony.

— Je sais, soupira Wade. Je viens de recevoir un SMS du commanditaire. Contrat rempli, prime touchée… Et pas par moi.

— Tu ne sais toujours pas qui t'a doublé ? insista Tony.

— J'ai quelques idées. Je réglerai ça en partant d'ici.

— Tu peux rester encore un peu, rien ne presse maintenant. Tu as intérêt à avoir retrouvé toutes tes capacités avant de te lancer à sa poursuite.

— Je ne sais même pas si je vais le faire, avoua Wade. Se faire doubler sur un contrat, ça fait partie du jeu. Il m'a blessé, m'a mis hors service, a touché la prime… J'aurais pu le faire. Par contre je tiens à savoir de qui il s'agit.

Tony acquiesça en silence.

— Tu veux descendre boire un verre avec moi ? proposa-t-il.

— Bonne idée.

Ils s'attablèrent dans la salle de restaurant déserte, Tony servit deux verres de whisky.

— Et toi, ça va les affaires ? demanda Wade. Quand j'ai accompagné Marina faire les courses l'autre jour j'ai entendu un commerçant se plaindre qu'un autre homme voulait lui prélever du fric.

— Il faut toujours veiller à ce que personne n'empiète sur ton territoire, convint Tony. Ça arrive régulièrement. Il y a de multiples organisations à New York. Et ça fait bien longtemps que Little Italy est convoitée par d'autres.

— Des Italiens ?

— Entre autres. Mais aussi des Américains. Il y a des alliances, des accords… Le quartier est rentable, moi je ne prélève que la part qui me paraît juste. Du coup les commerçants prospèrent et ça fait envie à certains qui aimeraient reprendre le business du quartier. J'ai eu des propositions.

— Tu n'as jamais songé à te retirer ?

Tony secoua la tête.

— Ce que j'ai monté ici, je l'ai fait par moi-même. J'ai eu un coup de pouce au début, à l'époque où mon frère habitait ici, il m'a fait rencontrer les bonnes personnes. Ensuite j'ai monté mes réseaux, j'ai conclu des accords. Aujourd'hui si ça tourne, c'est grâce à moi. Je ne laisserai ça à personne. J'ai des engagements vis-à-vis de beaucoup d'Italiens ici, et je suis un homme qui respecte la parole donnée. Et puis il y a le restaurant. Et Marina. J'espère qu'elle reprendra le Dolce Italia.

Wade finit son verre.

— Seulement le restaurant ou aussi ton business ?

— Je préférerais qu'elle se consacre au restaurant et qu'elle se tienne à l'écart du reste.

— C'est pas forcément ce qu'elle a en tête.

— Je sais. Mais dans l'idéal si je pouvais lui léguer un restaurant qui marche très bien et un petit pécule pour les coups durs… Je serais soulagé. Je ne veux pas la voir se mêler à tous ces trafics, elle ne connaît pas ce milieu. Il y a des affaires qui rapportent gros mais dans lesquelles il vaut mieux ne pas tremper. Là j'ai des pistes pour investir dans de l'immobilier. C'est un projet assez clean et qui pourrait s'avérer très rentable. Évidemment je ne suis pas le seul intéressé… On verra.

Il y eut un silence puis Tony reprit :

— Et toi Wade, tu feras quoi après tout ça ? Tu arrêteras les contrats quand tu auras gagné assez ?

— Je sais pas. Je connais rien d'autre depuis plus de dix ans. Et j'ai jamais vraiment envisagé l'avenir. Je vis au jour le jour, ça peut s'arrêter n'importe quand, alors à quoi bon.

Il avait dit cela sans émotion particulière, c'était une réalité dont il avait conscience et qui ne le touchait pourtant pas vraiment.

— Contrairement à toi, je n'ai pas de famille, conclut-il.

— Tu as des amis ici, ne l'oublie pas en cas de problème.

— Je sais. Merci pour ce que tu as fait. J'ai une dette envers toi.

— Pas de dette entre nous.

Wade esquissa un sourire.

— OK, disons que si tu as besoin de moi, je te renverrai l'ascenseur.

— Marché conclu.

Ils échangèrent une poignée de main.

 

 

Un étrange sentiment de frustration l'avait gagné depuis qu'il avait appris qu'il s'était fait doubler. La situation ne lui était pas arrivée souvent, en général il était le premier à éliminer la cible et à toucher la prime. Le fait d'être plusieurs sur un contrat ne le dérangeait pas d'ordinaire, cela ne faisait que renforcer le défi. Maintenant qu'il était dans le rôle du perdant, il voyait les choses sous un autre angle. Ce n'était même pas pour l'argent en fait, il n'était pas à un contrat près. Il se rappelait des choix qu'il avait faits, des décisions qu'il avait prises, cherchant à définir là où il aurait pu changer la donne. Il avait parfaitement conscience qu'un jour ou l'autre il tomberait sur meilleur, ou simplement plus chanceux que lui, et que cela signerait son arrêt de mort, cela faisait partie du jeu. En attendant, il se débrouillait toujours pour parvenir à ses fins. Presque toujours. Mais pas cette fois. Et il devait s'estimer heureux d'être en vie.

Wade s'extirpa de ses réflexions en observant Marina se glisser avec légèreté entre les tables, quatre assiettes sur les avant-bras et dans les mains. Elle les posa avec agilité devant les clients, échangea quelques mots avec un sourire charmeur et récupéra les cartes des menus qu'elle déposa entre les mains d'autres clients qui venaient de s'installer. Elle était parfaite dans son rôle ; la plupart des clients semblaient la connaître et certains ne se privaient même pas de lui faire comprendre qu'elle leur plaisait. Elle n'aurait aucun mal à prendre la suite de son père au restaurant, elle ne perdrait sûrement pas de clientèle. Encore fallait-il que ce soit ce qu'elle envisageait de faire. Wade la vit flirter un peu plus longtemps avec un jeune homme assis seul à une table. Il se demanda si elle jouait un rôle ou s'il lui arrivait d'être vraiment attirée par des clients. Quoi de plus normal au fond, elle n'avait pas vingt-cinq ans, était franchement jolie et adorait être le centre des attentions. Il devait bien lui arriver de sortir avec des clients. Il réalisa qu'elle s'était toujours montrée extrêmement secrète sur sa vie amoureuse. Il ne savait même pas si elle fréquentait quelqu'un en ce moment. Sans doute parce que Tony devait la surveiller de près, elle avait dû prendre l'habitude d'être discrète sur le sujet. Peut-être avait-elle une relation sérieuse et donnait-elle le change en flirtant avec des clients pour qu'il ne se doute de rien… Il espérait simplement que ce n'était pas avec quelqu'un dans le genre du dénommé Mike.

Marina s'arrêtait à présent près d'une table occupée par un jeune couple qui venait de l'interpeller. Wade n'entendit pas la teneur des propos mais l'exaspération de Marina était manifeste. Elle ne s'efforçait même plus d'afficher un sourire de convenance. Sans rien ajouter, elle débarrassa les assiettes qui comportaient encore de la nourriture et s'éclipsa en cuisine. Curieux, Wade rejoignit à son tour la cuisine.

— « Pâte à pizza trop fine ! » hurlait Marina tandis que Gino hochait la tête. Ils savent même pas que la pizza italienne c'est pas leur espèce de saleté de pancake américain à la pâte de cinq centimètres !

— Les pizzas américaines c'est ça, souligna Gino avec fatalisme.

— Le but de la pizza c'est pas de se goinfrer de pâte à pain comme un porc ! Les Américains sont nuls pour la bouffe !

Marina prit conscience de la présence de Wade.

— Désolée mais c'est vrai, ajouta-t-elle à son intention.

— Je suis d'accord, sourit-il. On ne peut pas dire que notre culture se définit par de la haute qualité en matière de cuisine.

— Il n'y a qu'à regarder tous les fast-foods type McDonalds et autres, renchérit Gino. Alors qu'un vrai hamburger ça peut être un bon plat si c'est fait maison et cuisiné avec des ingrédients de qualité…

La porte de la cuisine s'ouvrit de nouveau et Tony fit son entrée ; il se dirigea droit sur Marina, l'air en colère.

— Marina, je t'ai déjà dit de ne pas mal parler aux clients, même s'ils sont désagréables.

— Ils ont dit que la pizza était de mauvaise qualité parce que sa pâte était trop fine, commença Marina avec emportement.

— Peu importe. Il faut vraiment que tu apprennes à prendre sur toi dans ce genre de situation. Le relationnel ne consiste pas seulement à faire ton numéro de charme aux clients qui te plaisent bien.

Le ton de Tony était sans appel. Marina croisa le regard de Wade. Il était curieux de voir la suite. Marina sembla sur le point d'ajouter quelque chose, elle ouvrit la bouche, puis se contenta finalement de pousser un soupir et de quitter la pièce.

 

Elle avait détesté l'image que Tony avait donnée d'elle suite à l'altercation avec le couple de clients mécontents. Ce n'était pas la première fois que son père lui adressait ce genre de reproches, mais d'habitude il n'y avait pas de témoins. Sauf Gino parfois, mais lui, il ne comptait pas.

Marina jeta sur la table basse du petit salon le magazine qu'elle avait envisagé de lire. Elle n'arrivait pas à se concentrer. Elle quitta le salon et alla frapper à la porte de la chambre occupée par Wade.

— Je peux entrer ?

— Ouais, entre.

Marina referma la porte derrière elle dès qu'elle fut dans la chambre.

— Comment tu vas ?

— De mieux en mieux, répondit Wade avec un sourire. J'envisage de partir demain.

— Déjà ? Tu peux rester encore, tu sais.

— C'est pas que je n'en ai pas envie, mais il faut que je reparte.

Elle acquiesça en silence.

— Heureusement que Tony et toi vous étiez là, reprit Wade. Je vous dois beaucoup.

— Oublie ça. Y a pas de dette entre nous. D'après ce que Padre a pu me dire, tu lui as déjà rendu service de ton côté.

— C'était réciproque.

Marina esquissa un mouvement pour s'asseoir au bord du lit, puis demanda :

— Je peux ?

— Bien sûr, c'est ta chambre.

— En ce moment c'est d'abord la tienne.

Il s'assit à côté d'elle, une vingtaine de centimètres les séparaient.

— Comment vous vous êtes connus Padre et toi ? questionna Marina.

— Il ne te l'a jamais raconté ? s'étonna Wade.

Elle secoua la tête.

— Eh bien…

Il se plongea dans ses souvenirs.

— À l'époque je bossais pour un dénommé Rice. Il voulait éliminer plusieurs de ses… concurrents et il avait fait appel à moi.

— Il était dans quoi ? questionna Marina.

— Oh, à peu près tous les trafics possibles. Tous ceux qui rapportaient gros. Bref, on avait rendez-vous dans un bureau qui lui appartenait et Tony était présent avant mon arrivée. Je l'avais entendu échanger des propos assez menaçants avec Rice juste quand j'arrivais. Rice nous a rapidement présentés. De mon côté, je commençais à avoir quelques soupçons sur les intentions de Rice à mon égard, il me restait encore un contrat à remplir et ensuite ça aurait été fini. Comme d'habitude, il devait payer la moitié avant et l'autre moitié après.

— Tu procèdes toujours comme ça ?

Wade acquiesça. Évoquer ce sujet avec Marina ne lui plaisait pas particulièrement. Tout comme le fait de voir qu'elle par contre semblait très à l'aise avec la question.

— Sauf que dans ce cas précis, Rice ne m'avait payé que la première moitié de la somme pour chacun des contrats. Il comptait me donner le reste en une fois, quand tous les contrats seraient terminés. Ce qui représentait quand même trente mille dollars…

Marina suivait avec attention. Elle s'était laissée tomber sur le lit et avait posé son bras replié sous son menton ; elle ne quittait pas Wade des yeux.

— Tony m'a raconté par la suite que Rice lui avait demandé de s'impliquer dans certains de ses trafics à Little Italy. Sauf que cela impliquait de trahir plusieurs de ses amis du quartier et, tu connais ton père, il n'est pas du genre à faire ce genre de choses. Il a donc refusé l'offre de Rice et lui a clairement indiqué qu'il n'hésiterait pas à s'opposer à lui s'il s'en prenait à des gens du quartier italien.

Marina eut un léger sourire. Apparemment, elle était fière de son père. Même pour de l'argent, Tony n'aurait jamais fait ce que lui, Wade, faisait… À savoir changer de bord si besoin d'une fois à l'autre, en fonction de la rémunération des contrats. Tony privilégiait les engagements, la loyauté entre familles faisant partie d'un même cercle, et il respectait la parole donnée. Par contre il pouvait se montrer tout aussi impitoyable que Wade envers ceux qui ne faisaient pas partie du clan et s'opposaient à lui, même s'il ne devait probablement pas éliminer lui-même les rivaux, contrairement à Wade dont c'était l'activité principale. Un monde les séparait. En d'autres circonstances, Tony aurait pu être l'employeur de Wade.

— Continue, insista-t-elle alors qu'il marquait une pause.

Elle s'était assise de nouveau et à présent sa jambe touchait celle de Wade. Il essaya d'en faire abstraction et reprit :

— J'ai fait comprendre à Rice qu'il devait me payer la somme due s'il voulait que je remplisse le dernier contrat. Il a commencé par chercher des prétextes, puis il a fait mine d'acquiescer. Il m'a dit qu'il y aurait une prime supplémentaire si je prenais un contrat de plus… sur quelqu'un de Little Italy.

Marina écarquilla les yeux.

— C'était Padre ?

— Il ne l'a pas nommé mais c'est probable. Devant moi il a évoqué le fait qu'il devrait faire du ménage à Little Italy. Il a fait venir un de ses hommes de main pour lui dire de convoquer un autre homme d'influence de Little Italy. J'imagine qu'il voulait lui proposer la même chose qu'à Tony.

— Et il t'a confié un contrat sur Padre ??

Marina s'était écartée, cette fois il n'y avait plus aucun contact entre eux.

— Non, je lui avais dit que j'attendais d'abord qu'il me paye ce qu'il me devait. Ensuite on pourrait envisager un contrat supplémentaire. Il a repoussé la discussion, m'a dit qu'il me recontacterait… Du blabla. Je lui ai laissé croire que je lui faisais encore confiance.

Il y eut un silence.

— Quand je suis sorti, je suis tombé sur Tony, reprit Wade. Il était dans sa voiture, il m'attendait. Il m'a appelé et m'a dit que Rice était un sacré pourri. En fait il avait surpris une discussion entre Rice et un de ses hommes dans laquelle Rice lui avait indiqué que je devrais être éliminé aussitôt que j'aurais rempli le dernier contrat. Ça lui faisait économiser les trente mille dollars.

Padre t'a dit tout ça ? Il ne se doutait pas que Rice t'avait demandé de le tuer ??

— J'en sais rien. Un moment j'ai cru qu'il cherchait à se protéger justement en me racontant ça. Mais depuis, connaissant ton père… Je ne crois pas. On avait des intérêts communs lui et moi et je lui ai dit ce que Rice comptait faire à son propos. On s'est retrouvés dans un bar, à parler de tout ça. À la fin, il m'a remercié. Je lui ai fait remarquer qu'on s'était rendu service mutuellement mais il a maintenu que j'aurais très bien pu ne rien lui dire, que je savais déjà à quoi m'en tenir sur Rice et qu'il ne m'avait pas appris grand-chose… Voilà l'histoire.

Marina sembla prête à commencer une phrase, puis changea visiblement d'avis et demanda :

— Et pour Rice, comment ça s'est fini ?

— Mal, répondit brièvement Wade.

— Et du coup, Padre et toi vous vous êtes revus ensuite…

— Ouais, on s'est échangé des infos, des renseignements. Et puis un jour il m'a proposé de venir ici.

— Je m'en souviens, sourit Marina. Il a dit que tu lui avais sauvé la vie. Encore une autre histoire ?

— Une fois de plus on avait des intérêts communs. Et j'avoue que j'ai appris à apprécier la loyauté de Tony, c'est rare dans ce milieu. Du coup je le considère aussi comme un ami.

Marina acquiesça en silence.

— Je suis contente que tu sois venu ici, déclara-t-elle simplement.

 

 

Cela faisait presque une semaine qu'il avait trouvé refuge chez Tony et Marina, il était temps de partir. Marina trouva Wade en train de ramasser ses affaires dans la chambre.

— Tu dois vraiment partir ? questionna-t-elle tout en devinant la réponse.

— Eh oui. Ça va me manquer, crois-moi.

— Quoi, la nourriture ? lança-t-elle.

Il sourit.

— Aussi. Mais surtout l'ambiance. J'avais un peu l'impression de faire partie de la famille.

Il vit des larmes perler dans les yeux de la jeune femme.

— Eh, Marina, on se reverra, affirma Wade en venant vers elle.

— Ça t'en sais rien !

— J'essaierai de passer plus souvent, promis.

— Reviens cet été, on ira manger des glaces à Long Island. Je l'ai fait l'an dernier, c'était super, on s'est même baignés.

Il faillit lui demander avec qui elle y était, mais il s'abstint.

— Tu vas faire quoi maintenant ? reprit-elle. Il y a toujours ces types qui veulent te tuer.

— Mais maintenant je suis en état de faire face. Je vais m'en sortir. J'ai déjà connu ça.

Elle semblait dubitative et un peu triste aussi.

— Marina, je tenais à te remercier pour tout ce que tu as fait pour moi. Et te dire que tes pâtes arrabiata gratinées étaient parfaites.

Il hésita à l'enlacer. Ce fut finalement elle qui passa ses bras autour de son cou et se serra contre lui.

— Fais attention à toi. Et reviens vite.

— Promis. Merci pour tes soins, ta cuisine… ta chambre aussi !

— Tu oublies mes massages, ajouta Marina, toujours pressée contre lui.

— Aussi, oui.

— Si tu peux passer me voir, fais-le. À n'importe quelle heure du jour ou de la nuit ! Tu connais l'emplacement de ma chambre maintenant. 

— J'éviterai de débarquer dans ta chambre en pleine nuit, là je crois que j'aurais des problèmes avec Tony.

— J'ai rêvé de ça en plus la nuit dernière… Que tu venais dans ma chambre en pleine nuit, en cachette. Pour les raisons que tu imagines.

Wade prit conscience que cette histoire de rêve faisait écho à de vagues souvenirs. Il avait peut-être fait le même ? Ou il aurait pu le faire. Il s'écarta doucement de Marina.

— Très flatté que tu rêves de moi mais ça n'arrivera pas, tu le sais.

— Dommage, j'aimais bien la suite du rêve.

Elle le taquinait ou pas ? Avec Marina, impossible à dire.

— Prends soin de toi, murmura-t-elle.

— Toi aussi. Et ne traîne pas avec n'importe qui !

— Si tu veux avoir le droit d'avoir quelque chose à dire là-dessus, il faudrait qu'il y ait un lien entre nous, rétorqua Marina. Et comme tu ne seras jamais mon père ni mon frère…

— Un ami ça ne compte pas ?

Elle eut un sourire, reconnaissant sa défaite pour cette fois.

— À bientôt, Marina.

Alors qu'il allait sortir, elle se serra de nouveau brièvement contre lui et l'embrassa rapidement sur les lèvres.

— À bientôt. Bonne chance, Wade.

Puis elle quitta la pièce. Quand il se retrouva dehors, quelques minutes plus tard, il avait l'impression de sortir d'un rêve qui aurait duré plusieurs jours. Il ne s'était pas accordé beaucoup de temps pour rêver ces dernières années, et il comprenait pourquoi. Le retour à la réalité allait être d'autant plus dur.

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