UN CAFE S'IL VOUS PLAIT !

Christophe Dugave

Cette nouvelle est parue avec 24 autres dans le recueil "Vingt-cinq nuances de noir" chez Lignes Imaginaires en 2016 (ISBN 978-2-9523340-1-3).

Crue et choquante, la surface de bois clair reluit sous la lumière froide des néons. Martine contemple ce bureau, vide, déserté, avec sa surface libre où on lit les traces de scotch, les éraflures et les coups de crayons qui ébauchent un récit. Mais c'est l'histoire de quelqu'un d'autre qui s'étale ici dans le clair-obscur de cette arrière-salle en limite de couloir. Quelqu'un d'inutile sans doute, oublié dans un coin, crayonnant, distrait, et gravant une histoire impossible sur le clair de l'aubier. Ce n'est pas le tracé de sa ligne de vie. Son bureau à elle est étalé en pleine lumière sur le lit d'une moquette épaisse et chaude, désormais inaccessible. Un ordinateur y ronronne au milieu des dossiers et des feuilles libres, couvert de petits mots et de pense-bêtes, ceux-là même qui, quelques jours auparavant, rythmaient sa journée d'assistante administrative au gré des urgences et des priorités. Ses doigts habiles couraient alors sur le clavier pour y composer une mélodie en prose au son du téléphone qui battait la mesure. A présent, elle est en sursis, en sureffectif, plus dérisoire que ce PC poussiéreux qui traîne sa misère dans un coin, débranché, isolé du monde. Son teint est à l'image de cet écran mort : grisâtre, éteint. Elle compte les minutes qui s'égrainent sur le mur opposé où la lumière vive de la fin juin dessine des frises imaginaires. Dans moins d'une heure, elle quittera la société, après dix-huit années de service irréprochable, sans un mot d'adieu sinon quelques phrases polies débitées par ses collègues les plus proches et des sourires désolés lâchés au détour d'un couloir. Elle se remémore, en quelques clichés déjà flous, le scénario de sa chute.

C'était au printemps ; le soleil irisait le zinc des toits mouillés où l'eau s'éparpillait en volutes de vapeur. Une brise câline caressait les branches mouchetées du vert tendre des jeunes feuilles. Du haut de sa tour, la ville semblait lui appartenir.

Julien était arrivé avec les hirondelles. Comme elles, il était vif et beau, naïf et tendre. Il lui avait plu tout de suite avec son sourire timide et ses bonnes manières. Il travaillait dans un autre service, mais les impératifs de sa fonction voulaient qu'il la côtoie journellement, charnellement. Elle était seule alors, ballottée entre un divorce refroidi et une passion trop tiède qui n'exigeait d'elle que quelques heures par semaines. Julien, lui, était libre comme le sont ceux qui n'ont pas une seconde à eux parce qu'ils ont peur d'oublier de vivre. Il s'était imprimé en filigrane dans chacune de ses pensées. Elle adorait son eau de toilette, les reflets chauds de ses cheveux et son rire profond et grave. Elle l'avait aimé sans honte, et se cacher aux yeux de ses collègues avait été une torture, elle qui rêvait de crier son amour sur les toits, de faire savoir au monde entier qu'elle aimait Julien et qu'elle était heureuse.

Le bonheur ne dura pas un mois. De confidences en ragots, les bruits s'amplifièrent jusqu'à rouler cette déferlante qui les balaya un matin, lorsqu'elle fut convoquée chez le directeur. Elle ne nia pas sa relation avec le bel ingénieur, garda la tête haute et ne protesta pas malgré l'injustice flagrante des sanctions. Elle ne mentionna même pas le fait qu'elle avait, des mois durant, soulagé les instincts adultères de son propre supérieur et que nul ne s'en était alarmé. Elle avait conservé sa dignité et c'est ce qu'ils n'avaient pas supporté, eux qui attendaient de la honte et du repentir. Elle était la plus ancienne, la plus responsable, la plus fautive aussi, elle qui n'avait pas su ou pas voulu repousser les assauts du jeune homme, à moins qu'elle n'eût anticipé ses avances… Elle avait été blâmée, brimée sans retenue, reléguée au rang d'inutile parce qu'on ne pouvait pas la congédier sans préavis. Privée de soutien, de conseil, elle avait supporté la sanction, un sourire narquois sur les lèvres, persuadée de sa faute mais encore heureuse de l'avoir commise. Martine savait bien sûr qu'il existait des recours, mais à quoi bon ? Le licenciement abusif est un délit, mais comment prouver ce harcèlement secret et pourtant implacable qui vous mène en quelques jours d'enfer d'un fauteuil d'assistante à un tabouret de placard ? Lasse des remarques, des vexations,  elle avait donné sa démission et s'apprêtait, le cœur léger, à planter là les grosses légumes et leur morgue triste, lorsque tout avait basculé.

Incidemment, elle avait appris que Julien allait épouser une belle provinciale que le destin retenait loin de lui encore pour quelques mois. Célibataire en semaine, amoureux éperdu le week-end, il avait bien vécu cette double vie, aussi bien sans doute qu'il supportait à présent le naufrage de sa maîtresse. Il avait courageusement renoncé à la voir, avait prudemment changé le numéro de son téléphone et n'avait point protesté lorsqu'on l'avait, fort à propos, affecté à un nouveau poste.

Pendant ces deux mois de dégringolade qui ont précédé sa démission, Martine a retourné dans sa tête ces questions sans réponses, ces voies sans issues qui murent son avenir. Hier enfin, elle a appris que Julien a rejoint une filiale du groupe et qu'il supporte vaillamment la tempête qui souffle sur cette idylle printanière déjà défunte. Elle ne le contactera pas, bien sûr ; il ne vaut pas qu'elle s'abaisse ainsi. Soit, elle a joué un rôle de remplaçante. Un peu de ruse et de perspicacité, des amies et quelques ragots, et tout ce temps libre qu'on lui laisse lui ont permis de découvrir le nom de l'heureuse titulaire du poste. Son nom et ses coordonnées… Et comme il lui reste encore une heure à tuer, elle lui téléphone, un peu triste cependant de faire de la peine à une femme trompée avant d'être épousée, en lui parlant de ce grain de beauté que Julien cache sur sa fesse gauche et de ce qu'il aime dire et entendre pendant l'amour. Mais sa rage à elle est trop grande pour qu'elle se sente encore humaine, et lorsque qu'elle coupe la communication, elle se croit satisfaite. Satisfaite, mais pas apaisée. Alors elle guette, observant sans animosité cette frêle remplaçante qui s'active sur son clavier et caresse le plan de son bureau de ses ongles vernis comme elle-même caressait le corps de Julien il y a si peu d'éternité. Et le dos se raidit et se redresse lorsque du bureau voisin retentit un cérémonieux « Audrey, allez me chercher un café s'il vous plait ! ».

Martine en profite. Elle connaît le chemin qu'empruntera Audrey, les vicissitudes que lui feront subir la machine à café, et ces tasses trop remplies qui la retarderont, maladroite sur ses hauts talons. Elle s'installe à sa place, celle qu'elle n'aurait pas dû quitter, insère la disquette dans l'unité centrale qui l'avale goulûment. Le système lui réclame le mot de passe permettant l'installation du vers qui se propagera dans le réseau entier. Elle connaît bien sûr le sésame pour avoir épié le responsable informatique lorsqu'il venait la dépanner. On ne le change qu'une fois par trimestre, dans quelques jours sans doute, mais il sera trop tard. En attendant, le vers endormi frappera quand bon lui semblera. Sans hâte, Martine retourne à son gourbi. Elle sourit : il lui reste si peu de temps à supporter cette ombre qui l'écrase.

Audrey arrive enfin, alors que le téléphone accuse son absence. Elle décroche et dépose le café d'une main mal assurée. Oui Monsieur, quel dossier ? Elle cherche en vain, s'éloigne, inquiète, rejoint le bureau entrouvert où elle fourrage désespérément. La tentation est trop forte. Martine regarde ce café coiffé d'une chape de vapeur parfumée, puis la porte à demi-fermée. D'un geste rapide et précis, elle ouvre le tiroir où elle cache la solution acide qui sert à détartrer les sanitaires, cette bouteille oubliée par une femme de ménage et qu'elle se jurait bien d'utiliser si d'aventure l'occupant du bureau voisin tentait une fois encore d'obtenir ses faveurs au nom d'une clémence ou d'un arrangement. Une rasade, non, deux, trois : une par année de mépris, puis elle glisse le flacon dans son sac à main, se lève et se dirige vers le couloir. Elle a juste le temps d'entendre :

– Voilà, Monsieur, je vous apporte votre café.

– Merci Audrey, vous pouvez disposer.

Dans quelques semaines, il répondra sans doute :

– Ferme la porte et viens !

Martine s'en va, ce n'est plus son affaire. Déjà, elle est dans l'ascenseur et devine, plus qu'elle n'entend, les hurlements, les gens qui courent et les portes qui claquent.

© Lignes Imaginaires/C. Dugave 2016
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