Un coup à prendre
nat28
Quand le premier coup était parti, elle était restée. Elle avait cru à une erreur, à un mouvement inconscient, une sorte de réflexe mû par la colère, une exception malheureuse qui ne se reproduirait jamais. Mais ça ne s'était pas passé comme ça. Il l'avait à nouveau frappée. Plusieurs fois.
Elle avait déjà entendu des messages de prévention contre la violence conjugale avant de recevoir son premier coup. Elle savait ce que signifiait ce basculement irréversible vers l'agression physique. Mais cette fois-là, elle avait pensé “ce n'est qu'une gifle, ce n'est pas si grave.”
Elle n'avait rien fait. Elle n'avait rien dit. Elle avait encaissé la claque et elle s'était ensuite murée dans le silence. Il l'avait prise dans ses bras, il s'était excusé en pleurant, il l'avait embrassé, il lui aavit demandé pardon… Il fallait qu'elle le comprenne : son père avait été violent envers lui pendant toute son enfance, le coup était parti tout seul… Il lui avait répété qu'il l'aimait et qu'il ne pourrait pas vivre sans elle et elle l'avait cru.
Elle, elle lui en avait aussi trouvé, des excuses : la journée de travail harassante, les problèmes d'argent, la bière de trop, le bruit que faisaient les enfants… A choisir, elle préférait qu'il la tape elle, plutôt qu'eux, ils étaient si petits… Ils ne se rendaient pas compte que leurs jeux et leurs cris énervaient leur pauvre papa…
Elle n'en avait parlé à personne, trop honteuse de vivre ça. et elle se disait que si elle oubliait l'incident, elle pourrait aller de l'avant et préserver l'équilibre précaire de leur petite famille. Et puis tout cela était si futile… Elle avait mal refermé le portail et le chien s'était sauvé dans la rue. Il avait dû faire trois fois le tour du quartier pour le retrouver, il n'avait pas besoin de ça après sa dure journée à l'usine…
Tout irait bien si elle n'y pensait plus, elle en était persuadée.
Mais une autre gifle avait été donnée. Puis des coups de pieds, de chaise, de ceinture… Tout ce qui lui tombait sous la main était utilisé pour blesser, tant le coeur que le corps. Elle serrait les dents, pour les enfants, et par peur de représailles bien plus graves que “quelques coups”.
Une de ses amies avaient bien vu que quelque chose avait changé, dans sa manière d'être, sur son visage… Elle cachait son corps, pour que personne ne voit les marques et les hématomes, elle cachait sa souffrance, pour que personne ne l'accuse d'être une victime consentante…
Et puis un jour, il y avait eu le coup de trop. Celui qui l'avait laissé littéralement sur le carreau. Quand sa tête avait heurté le sol de la cuisine, elle avait ressenti une vive douleur et puis… Plus rien.
Et ce matin là, dix lignes lui étaient consacrées dans les faits divers de la gazette locale.
“Je n'arrive pas y croire ! Regarde cet article !”
Relevant les yeux de son smartphone dernier cri, elle se saisit du journal que lui tend sa soeur d'une main parfaitement manucurée. Elle pointe le haut de la page du doigt “une femme meurt sous les coups de son mari”. Pas le genre de lecture qu'elle apprécie pendant qu'elle prend son café par une belle matinée ensoleillée. Elle hausse les épaules en reposant le périodique sur la table et elle reprend un mini croissant.
“Un classique : HLM, minima sociaux, alcool… Pas un très bon cocktail si tu veux mon avis.”
“Certes, mais je n'arrive pas à comprendre comment ce genre de chose peut encore arriver à notre époque !
Il y a des associations pour les femmes battues, ce n'est tout de même pas si compliqué de faire sa valise et de partir !”
Elle ne répond pas. Elle ne peut pas répondre. Elle-même, depuis plus de cinq ans, subit les coups de son mari. Malgré la maison de rêve, la voiture de luxe, et la résidence secondaire au bord de la mer. Et il ne boit même pas ! Et elle lui trouve des excuses, elle aussi. Et elle ne s'en va pas.
Après le premier coup, un gifle donnée à l'issue d'une soirée durant laquelle, selon ses mots à lui, elle n'avait pas été à la hauteur de leurs invités, elle en avait parlé avec sa mère. Cette dernière lui avait dit que l'incident étant isolée, elle ne devait pas s'inquiéter, et que partir, ou pire, divorcer, signifierait dire adieu à sa vie de rêve.
“Et puis l'étiquette femme battue ne fait pas rêver les hommes, ma fille” avait ajouté sa génitrice.
Elle l'avait écoutée. Et elle s'était rapidement persuadée que le confort matériel dans lequel elle vivait était plus important que ce “petit détail”.
Il l'avait à nouveau frappé, quelques mois plus tard, un coup de poing dans les côtes cette fois là, à cause d'une robe trop décolletée. La fréquence de ses accès de rage s'était alors accélérée, et désormais, elle comptait plus facilement les jours “sans” que les jours “avec”.
Faire sa valise ? Elle y avait pensé. Des dizaines de fois. Partir ? Le projet était tentant, mais partir pour aller où ? Sa famille la regarderait d'un mauvais oeil et ses amis étaient aussi les siens. En entrant dans le monde huppé de son époux, elle avait laissé derrière elle beaucoup trop de personnes qui lui étaient chères, avant son mariage. Impossible de revenir vers elles aujourd'hui.
Il lui faisait mal, mais il ne la blessait pas, du moins pas au point de l'envoyer à l'hôpital. Elle se disait qu'elle n'était pas la seule dans ce cas là, et que, elle, au moins, pouvait se faire offrir tout ce qu'elle désirait et partir en vacances quand ça lui chantait.
Les barreaux d'une prison dorée lui semblaient plus facile à supporter.
"Je t'invite !" lança-t-elle à sa soeur en sortant son porte-monnaie griffé pour régler le serveur qui venait de leur apporter la note. Leurs regards se croisèrent un instant, et ils surent, sans même se parler, qu'ils appartenaient au même monde.
Un monde sombre, cruel, violent, dangereux, duquel il était très difficile de s'extraire.
Son premier coup, lui, il l'avait pris un soir où il avait oublié une assiette sale sur le comptoir de la cuisine. Elle ne l'avait pas supporté. Elle était très à cheval sur l'ordre et la propreté, elle l'avait prévenu, il l'avait bien mérité.
Il avait d'abord cru qu'elle l'avait frappé pour rire… Mais l'expression de son visage disait tout le contraire. Ses yeux si doux d'habitude étaient remplis de haine. Il avait eu peur, très peur, ce soir là, mais il était resté, car il l'aimait.
C'était la femme de sa vie, il le savait, alors un coup ne pouvait pas tout gâcher. Et puis elle était si petite et si fluette à côté de lui, elle ne pouvait pas lui faire de mal.
Elle avait recommencé, bien entendu, une fois la ligne rouge franchie, difficile de faire marche arrière. Elle ne tapait pas très fort, mais elle tapait, et c'est ça qui le faisait le plus souffrir. Sa chair n'était pas meurtrie, mais son coeur était brisé.
La quitter ? Comment expliquer cette rupture, alors que tout leurs amis les considéraient comme le couple parfait ? En société, elle était toujours souriante, elle était la première à se lever pour aider, tous disaient qu'elle avait le coeur sur la main. Lorsqu'ils se retrouvaient seuls, elle changeait du tout au tout, sa personnalité la plus sombre prenant le dessus. Comment avouer qu'il était un homme battu ?
Il ne voulait pas passer pour celui qui ne sait pas se défendre, ou pour celui qui se laisse dominer par sa compagne. Il ne pouvait en parler à personne, à part sur des forums où son anonymat était garanti. Il n'osait pas imaginer les moqueries qu'il aurait à subir si ce secret honteux venait à éclater à la face du monde. Ses proches, ses collègues, ses voisins… Que penseraient-ils de lui ?
Alors il se taisait, et il recevait les coups en courbant le dos et en serrant les dents, se disant que ce n'était qu'un mauvais moment à passer.
Et le silence gagne. A chaque fois ?
un texte très émouvant. Oui, il y a aussi des hommes battus, même si c'est forcément plus rare.
· Il y a presque 7 ans ·Louve
Tellement vrai...comment sortir de ce cercle de souffrance ? Cette foutue société est à double tranchant. On pointe du doigt l’innommable et on enfonce les victimes qui osent dire la vérité....très beau texte qui décrit bien la complexité de ces relations toxiques...
· Il y a presque 7 ans ·nehara