Un grand changement

nat28

Projet Bradbury - Semaine 1

La première chose qu'Agate remarqua fût cette impression de légèreté qu'elle avait oublié depuis son adolescence et l'apparition de ses “problèmes de poids”, comme disait sobrement sa mère, trop effrayée à l'idée de prononcer le mot “obésité”. Le divorce de ses parents et sa timidité maladive avait poussé la jeune fille à se réconforter avec des produits sucrés de toutes sortes qui avaient très rapidement fait augmenter son tour de taille. Les bonbons ne la jugeaient pas et ne se moquaient pas d'elle, contrairement à ses camarades de classe qui ne manquaient pas une occasion de la harceler à l'école ou dans la rue. Les douceurs qu'elle mangeaient en cachette lui coutaient tout son argent de poche, mais au moins, elles, elles lui apportaient du réconfort, ce qui n'était pas le cas de ses parents qui passaient leur temps à se plaindre de l'un ou de l'autre, sans remarquer la détresse de leur fille unique.   


Mais comme son surpoids ne l'avait jamais dérangée, et que sa silhouette lui convenait parfaitement (tout comme à ses nombreux amants), la jeune femme avait appris à vivre avec. Elle avait également apprivoisé sa solitude. Le seul problème, c'est qu'elle souffrait d'atroces douleurs articulaires qui, au fil des années, lui avait fait perdre toute confiance en la solidité de ses genoux. Après avoir passé les épreuves physiques du concours de douanier (épreuves qui ne lui avait pas particulièrement posé de difficultés, Agate passant tout son temps libre à la piscine, la natation étant un des rares sports qui lui permettait de se vider la tête sans trop souffrir), elle n'avait pas pu marcher pendant 2 jours, et, dès qu'elle en avait eu l'occasion, elle avait demandé à être transférée sur un poste de bureau. La sédentarité lui convenait mieux physiquement mais l'avait rapidement endormie intellectuellement, ce qui ne lui convenait pas du tout. Sa personnalité effacée l'empêchait de nouer de bonnes relations avec ses collègues, qui la trouvaient, au mieux un peu bêtasse, et au pire très antipathique. Son isolement professionnel s'ajoutait à sa solitude personnelle, Agate n'ayant jamais réussi à trouver une petite place pour un homme dans sa vie. Les sites de rencontres étaient certes une source inépuisable d'amants potentiels, mais ceux qui s'attachaient à elle lui faisait peur, car elle n'avait aucune envie de partager une quelconque intimité, et ceux qui ne passaient que quelques heures dans son lit étaient des pansements affectifs peu efficaces. Le résultat était qu'Agate souffrait et faisait souffrir, comme si elle s'interdisait d'être tout simplement heureuse. Et le passage à la trentaine n'avait pas arranger ses affaires, car il avait déclenché de nombreux questionnements de la part de sa famille quant à son avenir matrimonial et à la relative urgence d'une première grossesse.  


La seule solution que la jeune femme avait trouvé pour tenir le coup était de noyer ses grosses déprimes ou ses petites dépressions avec des kilogrammes de sucreries, des litres d'alcool et de multiples comprimés d'anti-dépresseurs. Ce genre de cocktail ne l'ayant jamais mené jusqu'au urgences, malgré quelques emballements cardiaques, Agate continuait à se dire que cela ne lui faisait pas tant de mal que ça.  


Et puis, pour la première fois depuis des années, elle venait de se réveiller en pleine nuit sans aucune angoisse ni aucune douleur, bien que la soirée de la veille ait été plutôt compliquée. En sortant du travail, après un énième reproche de son supérieur, Agate avait rejoint un homme ferré sur une application de dating quelconque dans un fast-food. Une fois leur hamburger et leurs frites avalées, ils avaient rapidement réglé l'affaire qui les avait amenés à se rencontrer dans les toilettes réservés aux personnes handicapées. L'opération avait duré à peine quelques minutes, auxquelles la jeune femme avait mis fin en poussant des gémissements étouffés dans le cou de son partenaire. La stimulation auditive avait suffi à ce dernier qui, dans un râle pathétique, s'était octroyé un bref instant de plaisir. Agate, quand à elle, avait pris congé sans un mot, se contentant d'un petit sourire gêné, et était rentrée chez elle dans sa Kia Soul violette (dont elle payait encore le crédit) pour finir une bouteille de mauvais whisky devant la télévision. Elle avait avalé trois comprimé pris au hasard dans le tiroir de sa table de nuit et elle s'était écroulée sur son lit, dans les vêtements qu'elle avait porté toute la journée.


Pourquoi se sentait-elle si bien, tout d'un coup ? La jeune femme se demanda si elle n'avait pas fait une grasse matinée involontaire, de longue heures de sommeil paisible pouvant expliquer ce bien-être inattendu, et elle essaya de tendre le bras vers l'interrupteur de sa lampe de chevet. En vain. Impossible également de bouger ne serait-ce qu'un orteil, une paupière, ou sa tête, calée dans l'oreiller en plume de son enfance. Pas de sensation de froid ou de chaleur non plus, ni la perception du moindre bruit, alors que la rue qui donnait sur la fenêtre de sa chambre était très passante, à toute heure du jour ou de la nuit. De plus, la pièce était plongée dans une obscurité totale, alors que la lumière des lampadaires filtrait toujours à travers les volets. Que se passait-il donc ?


Agate retourna le problème dans tous les sens, mais dût accepter l'effroyable vérité : elle était morte.


Plus de sensations, plus d'angoisse, plus la moindre envie… Son corps l'avait lâché, fatigué d'être maltraité depuis tant d'année, épuisé d'être privé d'amour, et refusant de continuer à vivre une vie morne et désespérante. Il avait dit “stop”, une bonne fois pour toute, car les signaux d'alarme qu'il avait envoyé n'avait pas été pris en compte. A quoi bon continuer dans ces cas là, si sa propriétaire ne faisait pas un minimum attention à lui ? Le système cardiaque avait donc décidé de lâcher, de s'arrêter pendant le sommeil d'Agate, histoire de lui offrir une mort douce et paisible. Les autres organes l'avaient laissé faire, conscient du service qu'il rendait à tous en mettant fin à au processus d'auto-destruction de la jeune femme.


Voilà qu'elle était mise devant le fait accompli, sans possibilité de rien changer à son sort. Même si Agate se doutait que la sensation de détente et de bonheur qu'elle expérimentait actuellement ne durerait pas, elle en profitait pleinement, lâchant prise pour la première fois depuis bien longtemps. Elle redoutait un peu la phase durant laquelle toute sa vie allait défiler devant ses yeux, sachant par avance que les moments agréables seraient rares, mais elle préférait ne pas y penser pour le moment.


Elle voulait savourer cet instant. Son dernier instant.      


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