UN WINNER

Un winner

Boulevard St-Germain, par une belle matinée de juillet. Juché sur mon petit destrier à moteur, j'attends tranquillement que le feu passe au vert. Un peu trop tranquillement peut-être car derrière moi une voiture klaxonne. Jusque-là, rien d'exceptionnel, mais le chauffeur impatient ne s'estime pas quitte. Parvenu à ma hauteur, il baisse sa vitre et me lance : “ Connard ! ”. Je reste sans voix. Ce type n'est pas un soudard; il n'a pas l'air fou. Il me paraît même avoir une belle situation, si j'en crois son beau costume et sa jolie voiture.

Curieusement, j'essaie de l'imaginer à quatre ou cinq ans. Comment était-il ? Aimait-il jouer, s'amuser ? Avait-il de l'humour, de la fantaisie ? Comme tous les enfants sans doute. Rêvait-il d'endosser un costume gris, de gagner beaucoup d'argent et de faire la gueule. C'est moins sûr. Que s'est-il donc passé ?

À défaut de réponse, je me le représente devant sa glace, chaque matin. Il se tapote la joue comme dans cette publicité pour un après rasage, et il lance à son reflet : “ Tu es un winner !  “. À cet instant une petite voix lui rétorque : “ Mais non, tu es un connard ! ”. Cette voix, il ne l'entend pas, il refuse de l'entendre. “ Tu es un winner ! un winner ! ”, répète-t-il.

Et je comprends mieux maintenant. Quand ce type m'a injurié dans sa voiture tout à l'heure, étranglé par la rage et par son nœud de cravate, ce n'était pas à moi qu'il s'adressait mais à lui-même.