Une dictature

nat28

Projet Bradbury - Semaine 18

                Mes côtes me font un mal de chien. Ils ont frappé fort. Et longtemps. Ma chemise est tâchée de sang. Mon sang. J'ai fait une erreur, une seule erreur. Et je sais que je vais la payer très cher.

 

                J'avais entendu parler de leurs "méthodes" mais je n'y croyais pas vraiment. Toutes les histoires que pouvaient me raconter mes collègues ou mes amis n'étaient que des échos de faits subis par des cousins de voisins de vagues connaissances... Jamais rien de concret. Cela ressemblait plus à des récits alarmistes d'opposants au régime trop peureux pour agir qu'à de véritables informations. Alors je n'y ais jamais cru. Et aujourd'hui, j'apprends plutôt violemment que j'avais tort.

 

                Ils m'ont surpris dans le parc, en bas de chez moi. Je pensais que c'était un coin tranquille et discret où je pourrais relâcher la pression avant de rentrer à la maison, car je n'y croisais jamais personne. Je m'étais dit que je pouvais m'accorder 5 minutes, rien qu'à moi, avant de regagner mon foyer et de retrouver ma femme et mes enfants.  Mais la rumeur disait vrai : ils ont des yeux et des oreilles partout.

 

                Ile me sont tombés dessus à 2, et j'ai d'abord cru que je m'en sortirais avec un simple rappel à l'ordre. Ce que j'avais fait ne me paraissait pas si grave, et ils en avaient été les seuls témoins. C'était sans compter sur LA règle. J'avais osé l'enfreindre, et dans un espace public en plus ! Ce genre de comportement ne pouvait aboutir qu'à une seule chose, m'avait rapidement expliqué un des 2 agents : mon arrestation et mon incarcération immédiate.

 

                Avant de m'enfermer, ils avaient pris la peine de me passer à tabac, histoire de bien me rappeler le message marteler nuit et jour dans tous les médias : la règle doit être respectée, à tout prix et en toutes circonstances. Ils m'ont aussi répéter que ce que j'avais fait allait couvrir de honte toute ma famille et que mes enfants ne pourraient surement plus me regarder dans les yeux. Une évidence. Mais la douleur m'a rapidement rendu hermétique à leurs discours.

 

                Coincé entre les 4 murs sales de la minuscule cellule dans laquelle ils me font croupir, une seule pensée m'obsède : pourvu qu'ils ne s'en prennent pas aux miens. Certaines histoires, que je considère d'un œil nouveau depuis quelques heures maintenant, font état de l'arrestation de familles entières. Et qui dit arrestation dit disparition dans la plupart des récits. Que ma faute provoque ma mort, je suis prêt à l'accepter. Mais qu'elle condamne ma femme et mes enfants, je ne pourrai pas le supporter. Même si je n'aurai pas à porter trop longtemps le poids de ma culpabilité : on dit les procès expéditifs et les exécutions rapides. Mais comment les défendre, s'ils venaient à être mis en cause ? Je n'ai pas respecter la règle, j'ai donc perdu toute crédibilité.

 

                Ma faute est à la fois immense et dérisoire. Elle aurait semblée totalement délirante à la génération de mes parents, la dernière à avoir vécue avant l'arrivée au pouvoir du régime. La première à avoir subi ses effets, aussi. Je n'ai même pas pu leur dire un mot avant qu'ils ne soient emmené par les forces armées, comme tous les adultes qui s'étaient opposés à la règle, lorsqu'elle avait été prononcée. Et très peu de gens avaient protesté à l'époque, d'une part parce que la contestation était synonyme d'arrestation, et d'autre part parce que la règle offrait une solution gage d'ordre et de paix mondiale, une utopie après laquelle courait l'humanité depuis la nuit des temps.

 

                La sécurité contre le respect d'une seule règle ? Cela ressemblait à un rêve.

 

                Je n'étais qu'un enfant quand mes parents ont disparu de ma vie, et les adultes qui les ont remplacé étaient si  gentils avec moi que je n'ai pas vraiment mesuré la gravité de ce qui s'était passé. Ils étaient très convainquant aussi. Et moi aussi j'ai adhéré au système et respecté le régime et sa règle, jusqu'à aujourd'hui.

 

                Pourquoi avoir cédé ? Cela faisait trente ans que j'acceptais la règle. Pourquoi l'avoir bafouée ? Je ne me suis accordé que quelques secondes de liberté, et cela a causé ma perte. Tout cela est tellement stupide ! Qu'est-ce qui m'a pris ? Que vais-je bien pouvoir dire au juge qui décidera de mon sort ?

 

                Je suis en forme et en bonne santé, j'ai un travail intéressant, une femme charmante, un grand garçon et une petite fille, des amis sympathiques, une belle maison, de l'argent... Je réponds en tout point aux critères glorifiés par le régime, j'ai tout pour être heureux, et pourtant... J'ai osé soupirer.

 

                J'ai exprimé un sentiment de lassitude dans un monde régi par la dictature du bonheur, dans une société mondialisée où la joie est le seul sentiment toléré, et où le sourire est obligatoire. Cette euphorie permanente a fait ses preuves : la maladie, la guerre et la criminalité ne sont plus que des souvenirs agités comme des épouvantails pour faire respecter la règle.

 

                Se plaindre ou être triste sont des actes considérés comme de la haute trahison, je le sais, tout le monde me le répète depuis que je suis en âge de comprendre ce que sont le bien et le mal. Ne jamais pleurer, ne jamais avoir de pensée négative, ne jamais contester non plus... Si j'avais respecter la règle, je serais en ce moment même en train de partager un bon dîner avec ma famille, pas en train de chercher une position un peu moins douloureuse pour m'allonger sur le sol froid de ma cellule.

 

                J'ai laissé ma part d'humanité reprendre le pouvoir, un seul instant. Un instant fatal.

 

                J'entends des pas dans le couloir, ce couloir dans lequel on m'a trainé sans ménagement il y a quelques heures à peine. La porte s'ouvre, un homme m'aide à me relever et me conduit sans un mot dans une autre salle où il me laisse seul avec celui que je devine être mon bourreau. La rumeur se trompait donc sur un point : il n'y a pas de jugement. Cet inconnu qui me fait face va donc m'éliminer, tout simplement. Au nom de la règle. Pour protéger le régime. Pour protéger le reste de la population. Vraiment ?

 

                Il va mettre fin à ma vie. Comme ça. Sans témoin, sans explication pour mes proches. Que va-t-on leur dire d'ailleurs ? Le régime a-t-il une explication à fournir dans ce genre de cas ? Ou alors se contente-t-il de rappeler qu'il est préférable de ne pas chercher à savoir ? Mes enfants vont-ils grandir sans jamais être mis au courant de ce qui est arrivé à leur père ? Deviendront-ils des adultes n'ayant appris qu'à se taire ?

 

                L'homme fait quelques pas. Il va me tuer. Je ne sais pas encore comment, mais une horrible évidence s'impose à moi : il va le faire avec le sourire.        

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