Une femme du vin

Alabama Moore


La qualité d'un bar réside autant dans son service que dans sa clientèle. Dans les plus agréables d'entre eux, la diversité des visiteurs se confond avec celle de la carte dans un curieux ballet de saveurs et de couleurs, de textures, une comédie humaine à laquelle moi, du fond de ma banquette de velours élimé que même la lumière évite, j'assiste tous les soirs avec le regard méticuleux du connaisseur. Des années de voyeurisme de comptoir m'ont appris à anticiper les commandes et je distingue aujourd'hui une tournée de mojitos dans le pas léger d'un groupe d'amis, les amateurs de whiskey des amoureux de la vodka, les ventres à bière des cœurs grenadine. A la nuit tombée, je me glisse entre les tables, je m'installe, guettant les entrées et sorties afin de repérer celui ou celle qui fera l'objet de mon implacable pronostic. Monsieur est vin de Bordeaux, indubitablement, et pour madame, un cocktail qui dilue pudiquement son venin dans de la pulpe d'orange. Les lèvres bougent pour passer la commande fatidique, que la musique d'ambiance et le brouhaha du soir soustraient à mon ouïe de chasseur ; c'est uniquement lorsque le verre est présenté dans toute la vérité de sa forme et de ses teintes que je goûte au plaisir d'avoir deviné juste, aussi enivrant que n'importe laquelle des boissons servies.


La voilà qui entre, ma prophétie du soir. Une blonde allumeuse, roulée comme une cigarette dans une robe immaculée, encore fumante d'une première partie de soirée que l'on devine agitée. La mousse platine de ses cheveux et ses allures de starlette hollywoodienne ne trompent pas : elle est l'incarnation de la femme champagne, qui aime la manière dont ses ongles vernis font chanter la flûte et qui feint l'ivresse (« Les bulles me montent si vite à la tête ! ») pour justifier des audaces passagères. Je me délecte d'avance du rire dont elle enivrera le premier homme qui osera s'asseoir sur la chaise vacante à ses côtés ; ce ne sera pas moi, bien sûr, tant je préfère les histoires que je m'invente aux réalités de ces étrangers. Elle me dirait son nom, son travail, me parlerait de ses amies et de sa famille, ces choses dont je n'ai que faire. Restons-en, je le veux, à la beauté du récit inventé de toutes pièces.


Mais voici que l'on pose devant elle un verre de vin rouge et la rotondité du ballon, ses reflets rubis, contrastent de manière provocante avec mes attentes. Quelle surprise, quelle audace, aussi ! Il suffirait d'une table branlante, d'une maladresse, d'une goutte, pour tacher irrémédiablement la robe immaculée. Stigmate de soirée. Madame aime donc le danger, à moins que ce ne soit la coquetterie qui l'aie poussé à choisir une boisson assortie à ses lèvres. Elle finit son verre d'une traite et son incapacité à déguster me déçoit. Parce qu'elle avait choisi du vin, je l'avais distinguée des amateurs de shots et de jouissance immédiate, je l'avais imaginée esthète, méticuleuse et exigeante, je m'étais donc trompé sur son compte, encore. D'un geste, la sirène attire à elle le serveur et glisse à son oreille une nouvelle commande, une nouvelle occasion pour moi de m'adonner à mon jeu des pronostics. Garçon, la même chose ? Non, c'est du blanc qui est servi quelques minutes plus tard à l'œnophile du dimanche. Alors que je m'attends à lui voir réserver à ce nouveau verre le même sort qu'au précédant, un évènement inespéré, précieux, bouleversant se produit : une larme perle. Oh, douce émotive, ma blonde sans filtre ! La tristesse qui dévale ta joue droite a sous la lumière salie par les abat-jours le doré du vin qui patiente dans ton verre. Elle goutte à ton menton, et c'est finalement de l'eau salée qui vient assombrir ta robe. Je pourrais -mais je ne le ferai pas- me lever, t'enlacer, t'expliquer la beauté des vins et comment les assortir au chagrin, te dire que j'ai déjà observé bien des tragédiennes, des Cassandres de comptoir comme toi, que votre désespoir ne survit jamais au lever du jour et n'est jamais si grave qu'il ne puisse se noyer dans un verre. A croire que les bars ne furent inventés que pour servir de décor à votre mélancolie nocturne et vous offrir aux regards blasés des habitués. J'avais tort, je le sais à présent : tu es une femme du vin, tu aimes son goût de fer et de drame, son apparence de sang et de larmes.


Son ballon fini et comme pour me donner raison, elle se lève. Le temps pour moi de cligner des yeux et la blonde du bar s'est envolée en fumée, ne laissant derrière elle qu'un verre tâché de lèvres rouges et une odeur de tabac froid.


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