Une grâce infinie

aile68

Il avait l'air un peu simplet comme ça, mais ça ne faisait pas de lui une tête de turc car il était empli d'une grâce mystérieuse, unique. Quand il parlait tout le monde se taisait pour entendre sa voix fluette, il était comme un communiant dans le confessionnal. Pour une raison obscure ses parents ne l'aimaient pas beaucoup, c'est chez les habitants du village qu'il allait chercher l'affection qui lui manquait. A l'âge des amourettes, il s'était amouraché de la fille du boucher, petite bêcheuse à la bouche framboise qui faisait du cinéma avec tous les garçons de l'école et du garage. Pas de pot pour lui, de l'amour il ne connut que les tourments, la maladie, elle le menait par le bout du nez plus que les autres. Elle méritait bien une déculottée devant tout le monde avec ses airs de pimbêche. Comment elle a eu son certificat d'études? On se le demande. Il lui trouvait des excuses en tout, disait qu'elle avait beaucoup de personnalité, du tempérament à en revendre. Il pensait que s'ils faisaient la paire tous les deux elle lui aurait donné ce qu'elle avait de trop, il se doutait bien qu'elle cavalait un peu trop, que les autres gars ne la voudraient jamais comme épouse, que lui seul ou un étranger se la marierait. Il vivait en espérant qu'aucun nouveau venu ne s'installerait au village ou même ne l'emmènerait avec lui. Les années passaient,  elle s'amusait quand elle n'aidait pas à la boucherie. Elle avait bien envie  de se caser un peu mais il lui restait encore de belles années. Elle ignorait toujours son pauvre prétendant ou plutôt elle se servait de lui pour qu'il livre les paquets de viande aux clients qui jasaient. Il avait peur des touristes qui s'arrêtaient pour quelques jours, ces jours-là, il se cachait derrière les murs du village et l'épiait dans ses faits et gestes, son coeur se serrait quand les sourires de la femme étaient un peu trop avenants, il se disait ça y est elle va partir avec lui, elle va m'oublier. En fait elle s'amusait et s'amusait encore. Le jeu de la séduction, elle connaissait bien, lui qui était empli d'une grâce sans égale, ne comprenait pas la séductrice qui se fichait de lui. Un jour un homme est arrivé avec sa voiture époustouflante, rutilante, une belle américaine. Tous les regards se tournèrent sur son passage, il n'y en eut que pour lui. Il dégageait une certaine aura, qui était plus que du charisme, il aurait pu faire de la concurrence au pauvre soupirant seulement voilà lui aussi ne pensait qu'à s'amuser. Surtout n'allez pas imaginer que mon histoire est moralisatrice, qu'il va abuser d'elle, et qu'elle va mourir de dépit. Non, non, rien de tout cela. Non seulement il l'ignora mais en plus il se prit d'amitié pour l'homme qui semblait simplet. On ne comprit pas pourquoi, tout le monde fut bien étonné et la séductrice plus que tous si bien qu'elle cessa de faire sa coquette et se rembrunit. Au fil des jours on vit les deux hommes prendre un verre à la terrasse du café de la gare, on les vit se promener en voiture, aller à la pêche ensemble. L'inconnu qui devenait bien ami avec notre homme empli de grâce, se mit un jour à poser des questions sur les filles du village. En premier lieu notre amoureux ne sut que répondre, mais il eut l'idée de dire que certaines étaient bien gentilles, d'autres beaucoup moins. "Et la femme du boucher, comment est-elle?" (En vérité, il voulait parler de notre séductrice qui avalait des couleuvres depuis le premier jour.)

- Sa femme? Mais elle est correcte, pourquoi?

- Elle me semble bien hautaine avec sa bouche framboise.

- Ah! Vous voulez parler de sa fille! Oh! C'est la femme la plus belle du village, j'en suis amoureux depuis des années.

- Et elle? Elle vous aime?

- Hélas! Elle ne me regarde même pas.

- Est-ce qu'elle court les hommes?

Notre villageois amoureux s'étonna de cette question. Il avait l'air simplet mais c'était mal le juger. C'est exprès qu'il répondit:

- Dites-moi c'est une fille à marier que vous voulez ou une fille pour vous amusez?

- Une fille à marier bien sûr! Une fille pour m'amuser j'aurais trouver tout seul.

- Et il n'y en a pas de là où vous venez?

- Hélas! Non! Disons que je me suis beaucoup amusé jusqu'à présent, je ne suis pas un parti sérieux si vous voyez ce que je veux dire. 

- Laissez-moi vous répondre que c'est la même chose pour la fille du boucher. Celle-là jamais personne ne l'aura à part moi si elle me dit oui un jour.

- Ah bon à ce point-là? Je peux donc m'amuser avec elle alors?

- Je ne crois pas car elle a du caractère et je crois bien qu'elle vous en veut encore.

- M'en vouloir mais pourquoi?

- Car vous l'avez bien ignorée au premier jour de votre arrivée.

- Si ce n'est que ça, je peux faire basculer les choses!

Le terme "basculer" ne plut guère à notre amoureux, c'est pour ça qu'il répondit:

- C'est moi qui risque de vous faire basculer dans le caniveau si vous la touchez!

- Eh là doucement l'ami, pour ce que j'en dis.

- Il n'y a pas d'ami qui tienne! Partez avec votre voiture et retournez d'où vous venez.

L'homme s'en alla en insultant notre amoureux d'impuissant. La nuit suivante, ce dernier ne dormit pas, il se retourna douze fois dans son lit, puis s'asseyant sur son lit, il prit une décision:

"Demain dès l'aube, j'irai la voir et lui dirai un poème sous sa fenêtre. Non, elle se moquera de moi. Je lui dirai ce qu'il en est. Qu'avec sa réputation elle ne trouvera jamais à se marier et qu'il y aura toujours quelqu'un pour la dénigrer."

Le lendemain, notre homme se rendit chez le boucher. Il demanda à parler à sa fille. Le boucher lui répondit:

" ça faisait bien longtemps que j'espérais que tu viendrais. Avec la réputation de ma fille, je n'osais pas te parler. Je crois bien que personne ne se la mariera. Elle n'a jamais été sérieuse. Cette nuit elle est venue me parler et elle m'a dit qu'il n'y avait que toi qui l'aimais bien que les autres autres hommes ne la respectaient pas. Cet homme, là avec qui tu es devenu ami, il est venu la voir hier soir pour qu'ils sortent ensemble. Selon lui tu avais dit qu'elle accepterait sans difficulté, qu'elle ne valait rien."

A ces mots le soupirant devint blanc comme linge. C'était fini pour lui! Mais le boucher continua tranquillement en disant que sa fille répondit pour la première fois de sa vie quelque chose d'intelligent.Elle pensait que l'homme qui l'aimait avait bien raison d'avoir parler d'elle ainsi, qu'elle n'était pas une fille sérieuse et qu'elle avait honte que je l'aime depuis des années, moi qui étais empli d'une grâce infinie,  elle disait qu'elle ne m'arrivait même pas à la cheville. Sa réputation était perdue mais il lui restait de la dignité pour ne pas leurrer les braves gens comme moi.

En entendant ces mots je pensai que nous avions perdu beaucoup d'années mais que celles qui étaient devant nous  seraient les plus belles car je l'aimerais encore plus. Saisissant mon courage à deux mains, je dis à son père:

" Je n'ai guère de fortune mais votre fille, je veux me la marier."

C'est alors que je la vis descendre de l'escalier avec un air que je ne lui avais jamais vu. A mon grand étonnement elle était emplie d'une grâce infinie, elle était si belle, la bouche pure, les cheveux ramenés en chignon, les yeux encore rougis par les pleurs de la nuit. C'est comme ça que je  l'emmenai jusqu'à l'église. Il y eut beaucoup de monde au jour de notre mariage, les gens m'ont toujours bien aimé et aimeraient la nouvelle fille du boucher et sa grâce infinie qui me dit oui.


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