Une histoire de points de vue

nat28

Projet Bradbury - Semaine 45

          Ding Dong ! Déjà ? Il n'est que 17 heures ! D'habitude, ils ne viennent pas si tôt, les petits chenapans. Je n'ai pas eu le temps de me préparer, moi… J'attrape rapidement le saladier qui traîne dans un coin de ma cuisine depuis l'année dernière, et qui depuis octobre dernier a pris la poussière. Je l'essuie rapidement avec un coin de ma blouse tandis que je crie “j'arrive, j'arrive !” à l'attention des enfants qui sonnent à ma porte sans discontinuer. Il est très joli ce saladier. Je l'ai eu en promotion, il y a 2 ou 3 ans, au supermarché. Ils déstockaient, après Halloween, alors j'en ai profité. Il est orange vif, avec des araignées noires et des fantômes sur le côté. Bien entendu, je ne l'utilise qu'une fois par an, mais il plait beaucoup aux enfants. Je sors un paquet de confiseries d'un placard, je l'ouvre et je le verse dans le contenant de circonstance. Zut, il reste un vieux bonbon, il doit dater de l'an dernier ! Tant pis, il sera caché sous les autres, je le jetterai plus tard. Je me dirige en trottinant vers la porte, mon saladier à la main, et je mets le chapeau de sorcière que j'ai accroché dans l'entrée sur ma tête. Je me déguise un peu, moi aussi. Mes petits voisins sont contents, je participe à la fête. Je n'ai pas beaucoup de visite, à vrai dire, dans mon petit appartement, alors le soir du 31 octobre, je profite de la tournée des enfants de l'immeuble pour prendre de leurs nouvelles et discuter un peu avec leurs parents. J'essaye de plaisanter un peu avec les enfants, ou de deviner en quoi ils sont déguisés. La plupart du temps, je me trompe, ou alors ils ne comprennent pas mes plaisanteries. Je n'insiste pas, à quoi bon ? En quoi les divagations d'une vieille femme pourraient les intéresser ? Parfois, je les revois une ou deux fois avant Noël, ça me fait un peu d'animation. Et très rarement, je vais prendre un café chez une voisine. Dans ces cas là, je ramène un gâteau au yaourt, c'est ma spécialité. Les gens du Bâtiment C sont très gentils, mais peu disponible. La plupart d'entre eux travaille, et puis ils ont leurs enfants. J'aimerais bien voir les miens plus souvent. Ils sont grands maintenant, ils n'ont plus beaucoup de temps pour leur vieille maman. Ma fille me dit toujours qu'elle est débordée quand j'arrive à l'avoir au téléphone, et mon fils a déménagé avec sa femme à 300 km d'ici. Ce n'est pas facile pour eux de venir me voir, et puis mon clic-clac n'est pas très confortable. Je n'ai pas de petits enfants. Ma fille répète qu'elle ne veut pas d'enfant, et mon fils affirme qu'il n'a pas le temps. Ce n'est pas grave. C'est leur vie après tout. Cela viendra peut-être un jour. L'appartement me paraît trop grand, parfois. Mon mari est mort il y a cinq ans, un mois à peine après son départ en retraite ! Cela arrive, parfois, les gens ne supportent pas le changement de rythme. Il me manque, souvent, mais j'ai pris l'habitude de ne plus le voir. Je lui parle, parfois. Il ne peut plus me répondre, mais il n'était déjà pas très causant, avant. En attendant, je me sens un peu seule, mais c'est de ma faute, aussi, je n'ose pas sortir de chez moi. Je suis tombée dans l'escalier, une fois, depuis, j'ai peur. Je me fais livrer les courses à la maison pour ne plus avoir à descendre. Et je ne prends jamais l'ascenseur. Une fois, il est resté bloqué 2 heures, et j'étais dedans, évidemment. Je ne me plains pas trop, j'ai peur que mes enfants me mettent en maison de retraite sinon. Ce n'est pas si mal de vivre seule, finalement, je n'ai pas de comptes à rendre et je fais ce que je veux de mes journées. Je lis, beaucoup, je tricote en écoutant la radio, et je regarde la télévision, un petit peu. Je n'aime pas les nouvelles émissions. Il y a trop de bruits et de publicité, il se passe trop de choses, je n'arrive pas à suivre. Les écrans, c'est pour les jeunes, je pense. De temps en temps, c'est bien qu'ils s'en éloignent, alors je suis contente qu'ils fassent encore la tournée des étages pour récupérer des bonbons pour Halloween. “Vous n'en prenez qu'un chacun !” a lancé la maman qui accompagnait le petit groupe qui a sonné à ma porte, en me faisant un petit sourire. Je ne la connais pas, cette dame là, alors je n'ai pas osé lui parler. Je lui ai juste dit “Bonjour” avec une petite voix timide. Je n'aime pas cette petite voix, elle est trop fragile, pas du tout affirmée. J'étais une femme active et volontaire, avant ma retraite, qu'est-ce qui m'est arrivée ? Aujourd'hui, faire des aller-retours entre mon fauteuil et la porte d'entrée, le saladier de bonbons à la main, est devenu épuisant. Je ne me regarde plus dans le miroir, ce que j'y vois est trop déprimant. 20 heures, déjà ! Le défilé des enfants déguisés est terminé, et mon saladier est vide. Ah, non, pas tout à fait. Le vieux bonbon datant de l'an dernier est encore là, collé au fond du récipient en grès. C'est une de ces confiseries bon marché au goût indéfinissable, à 1 euro le paquet de 500g. Je n'en achète plus, des comme ça, personne ne les mange. J'essaye de l'enlever, sans succès, car il est comme incrusté ! Tant pis, je m'en occuperai plus tard, je ferai tremper le saladier, pour le nettoyer et pour dissoudre le sucre. Qui donc se préoccupe d'un vieux bonbon insipide abandonné dans le fond d'un plat, dites moi ?

   

          Cette année, c'est mon année ! Je le sens ! Depuis le temps que je traîne dans ce saladier, dans cette cuisine souvent vide, j'ai mérité de terminer dans le sac à bonbon d'un enfant ! Je reconnais que je ne suis pas très attirant, avec mon emballage à moitié ouvert et ma couleur verdâtre. J'ai un peu coulé, aussi, et je colle dans le fond du plat. Mais tant pis, après tout, je suis du concentré de sucre, il n'en faut pas plus pour qu'un enfant veuille de moi ! J'en ai vu, des tournées Halloween ! Cette femme, celle qui va ouvrir la porte à chaque fois que quelqu'un sonne, elle pense qu'elle m'a acheté l'an dernier ? Elle perd la tête, oui, cela fait 4 ans que j'ai atterri chez elle ! Et 4 ans que je végète en attendant mon tour d'être mangé. Ce n'est pas toujours facile d'être une confiserie premier prix. Notre emballage n'est pas très joli, et nous sommes relégués tout en bas des rayons, au niveau des pieds des clients. Sortir du magasin est déjà une épreuve, et ensuite, il faut trouver des volontaires pour nous manger ! Je reconnais que je suis dur, que je colle aux dents, et que je ne saurais pas moi-même définir ma saveur. Je suis vert, mais je ne suis pas à la menthe… Alors quoi ? Anis peut-être... Pas le goût préféré des enfants. Je pars avec un handicap, il faut le reconnaître. Et puis la femme au saladier ne me propose qu'une fois par an, et à des drôles de bambins costumés en plus. Je sens leurs petites mains me frôler, mais quand l'un d'eux me saisit par hasard, il me rejette au milieu des autres bonbons, les plus colorés, les mieux présentés, ceux que l'on voit dans les publicités… Je suis impuissant face à se rejet, je ne peux tout de même pas me coller à leur paume pour me faire embarquer ! Les “mamans”, celles qui accompagnent les petits, elles n'aiment pas les choses qui collent. Alors je fais profil bas, en attendant le prochain coup de sonnette, ou le prochain Halloween… Je trouve souvent le temps long, car il n'y a pas beaucoup d'animation dans cette cuisine. Je ne vois pas grand chose, en plus, perdu au fond de mon saladier en grès, à peine un morceau de plafond blanc, sur lequel se promène une mouche, de temps en temps. J'attends mon tour. Mais il ne vient pas. Une fois encore, je suis le dernier bonbon au fond du saladier, le paria, celui que personne ne veut manger, celui qui va devoir attendre un an de plus pour espérer sortir de cet appartement morose. Tout seul. Plus personne ne sonne, et la femme qui vit avec moi a éteint toutes les lumières. Elle est partie se coucher, c'est sûr, et plus personne ne sonnera à sa porte avant longtemps. Tant pis pour moi, encore une fois. Dans 365 jours, je retenterai ma chance. Si on ne se débarrasse pas de moi d'ici là...   


          Ça y est, le bazar recommence ! Chaque année, c'est le même cirque : quand le 31 octobre arrive, “elle” me remplit de bonbons et elle me trimbale de la cuisine à la porte d'entrée pendant toute la soirée ! Je déteste ça… Déjà que j'ai très honte de ma décoration extérieure… Orange vif avec des petits dessins noirs qui sont censés faire peur… Quelle horreur ! Quand je pense que certains des autres saladiers qui ont été fabriqués en même temps que moi ont simplement été cuits, ou émaillés dans de jolies teintes, et qu'aujourd'hui ils trônent dans des salons designs ou des cuisines modernes, admirés de tous et chéris par les gens qui les possèdent… L'un d'entre eux a même été pris en photo pour un catalogue ! Et moi, je suis devenu un saladier de supermarché, kitsch et bon marché. Mais après tout, quelqu'un aurait pu me casser, depuis le temps, et à l'heure actuelle, je serais enterré sous un tas de déchets. Je ne suis pas tellement à plaindre. Ma vie est morne, mais pas si affreuse que ça. Le seul problème, c'est ce vieux bonbon qui me colle dans le fond depuis mon arrivée ici. Je ne supporte plus son contact et son odeur étrange, j'ai l'impression d'avoir une verrue, c'est dégoûtant. Personne n'en veut, de ce machin, il est moche et pas du tout appétissant. Et depuis le temps qu'il prend la poussière, il ne doit plus être très sain à manger. Déjà que c'est du sucre… Je n'aime pas, le sucre. Ca adhère et ça sent fort. Je rêve d'une belle salade verte, moi, avec une petite vinaigrette au vinaigre de framboise… Mais je suis un saladier d'Halloween, alors je suis condamné à contenir des confiseries, ou, éventuellement, une soupe à la citrouille. Quelle misère… Personne ne fait attention à moi dans cette cuisine. Il faut dire qu'il n'y a pas grand monde qui y passe. Une femme, une fois, je crois que c'était la fille de ma propriétaire, m'a saisi lors d'une de ses visites, m'a regardé sous toutes les coutures, et a dit “Tu as vraiment besoin d'un truc aussi laid ?” avant de me reposer sans ménagement sur le plan de travail. J'ai beau venir de la terre et avoir été façonné par les mains expertes d'un pottier, on me traite comme une babiole sans valeur. Une fois par an, on m'utilise sans même prendre le temps de me nettoyer, avant de m'abandonner à nouveau à mon triste sort. J'exècre la saleté, et je ne supporte pas d'être couvert de poussière. Et ce maudit bonbon ! Il est vieux, laid, et usé ! Est-ce que quelqu'un, un jour, va enfin m'en débarrasser ?    


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