Une question de couleurs

Alabama Moore


Nous n'étions pas faits l'un pour l'autre, lui et moi. Une question de couleurs. Que voulez-vous : certains couples se déchirent sur les enfants, le sexe pratiqué trop mal ou trop peu, les bruits de dents qui grincent la nuit, de déglutition quand on mange, les cheveux dans le lavabo. On trouve toujours une raison de se haïr si on y met un peu du sien. Nous, c'était les couleurs. Un sujet pas plus anecdotique qu'un autre. J'aime le blanc, voyez-vous, j'y vois une façon qu'a la nature d'exprimer sa douceur. Dans les nuages, le coton, les fleurs de pissenlits. Lui répétait à l'envie que le blanc est une absence de couleurs, il disait que c'était un non-choix et riait en l'associant à mon manque de caractère. Il se foutait littéralement de ma gueule. Pourtant, j'ai du caractère et j'ai fait des choix dans ma vie. Même que le premier d'entre eux a été de l'épouser, alors… Et le dernier en date m'a menée devant vous. J'imagine que ça suffit pour conclure que je ne suis pas douée pour les décisions. Il préférait le rouge, ça vous en dit long sur le mec qu'il était. C'est une couleur de connards, le rouge, de types qui ont besoin d'une voiture trop grosse et de pantalons trop petits pour montrer au monde qu'ils sont virils bien comme il faut. Il avait même acheté deux tabourets rouges pour la cuisine, il était rentré du travail avec un gros carton sous chaque bras et un sourire immense sur la figure. « Regarde », il m'avait dit, « c'est rembourré pour que sa majesté puisse dîner sans ne se presser ni abîmer son petit cul. » Moi, quand je baissais la tête, je voyais du rouge entre mes cuisses et ça me donnait mal au ventre. Ça me coupait l'appétit.

 

On dit souvent que ce qui tuera un couple est déjà présent à son éclosion, en germe, comme un grain de beauté dont on ne sait pas encore qu'il sera cancéreux. J'aurais dû me méfier, mais que sait-on quand on est amoureux ? On s'imagine que notre cœur battra toujours assez fort pour couvrir les bruits parasites. Bien entendu, je voulais me marier en blanc, j'avais depuis toute petite cette image de moi-même dans une longue robe de satin immaculé, le visage caché derrière un voile, unie et scintillante comme une rivière de diamants. Une princesse. Une reine. Il tenta de m'imposer le rouge, prétextant que telle était la coutume dans un quelconque coin du monde où cette couleur était symbole de félicité. Je m'en foutais pas mal. Moi, j'étais certaine qu'il voulait transformer la nef en arène : je serais le toréador, lui serait le taureau que j'exciterais par les mouvements du tissu écarlate. On applaudirait notre baiser comme une mise à mort. Je résistai et me mariai en blanc. Mais sur les photos, les coquelicots qui se mêlent aux marguerites dans le bouquet que je tiens devant moi sont des plaies qui tâchent ma robe. Victoire de la bête sur le picador.

 

Je ne vous parlerai pas de notre nuit de noces. Des draps blancs, des souillures rouges… Vous savez ce que c'est, ces affaires. Moi, je m'étais imaginé la chose autrement.

 

Après cela, la vie de couple, c'est-à-dire des années de déception et de petite méchanceté, d'aigreur partagée. Jusqu'au jour où ce fut trop. La goutte qui a fait déborder ma coupe. Que s'est-il vraiment passé ? Je n'en sais trop rien moi-même. Qu'importe. Disons qu'on a levé nos verres à l'ensemble de son œuvre. J'ai préparé le repas en son honneur : des spaghettis bolognaise, à base de tomates fraîches achetées le matin même au marché du quartier. Préparés avec soin sinon avec amour. En dessert, une tarte aux fraises ; il n'a pas eu le temps d'y toucher. Et puis du vin, bien sûr, rouge pour lui, blanc pour moi. A tienne, mon chéri ! A ta santé ! J'aurais pu utiliser son pistolet, j'y ai pensé un temps. Je savais où il le rangeait, dans le troisième tiroir en partant du bas dans la commode du salon, à côté de la platine. Pendant des jours, je m'étais régalée de l'image de sa tête baignant dans son assiette, ses cheveux filandreux mêlés aux pâtes et les rigoles de sauce et de sang qui s'enfuient de l'assiette en porcelaine sur la nappe propre, ou en éclaboussures sur le mur blanc derrière. Mais non, j'ai finalement fait comme les dames des romans : j'ai rempli son verre. Du vin rouge, d'une bouteille intacte qu'il gardait depuis des années pour une « grande occasion » qui ne s'est jamais pointée. Un rouge presque noir d'être si rouge, dans lequel la poudre s'est dissoute en un instant. En voilà une occasion parfaite pour le boire, ce vin, un grand jour à célébrer. Il a planté sa fourchette dans l'assiette, et les spaghettis se sont tortillés comme des lombrics en souffrance. Moi, je le regardais sans bouger, sans manger, sans rien faire. Jusqu'à ce qu'il propose de trinquer. Mon verre de blanc a embrassé le sien, et quelques minutes plus tard ç'en était fini. J'ai bu une grande rasade pour fêter ça, pour pas gâcher, et parce qu'il était bon, mon vin blanc. Puis je me suis levée et je vous ai appelés.

Voilà, c'est comme ça que ça s'est passé, monsieur le policier. Ni plus ni moins. Si j'ai des regrets… Au contraire, je suis convaincue d'avoir fait exactement ce qu'il fallait. Voulez-vous que je vous dise pourquoi ? Car lorsqu'il a trempé ses lèvres, sa face est devenue rouge, très rouge, aussi rouge que le contenu du verre. Mais pendant que je l'observais en vous attendant, ses joues, ses lèvres, ses yeux, ses cheveux même, tout le petit cadavre qu'il était tournait au blanc.


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