Une vie à dominer

bey

—   Et vous dites ça depuis combien de temps, Monsieur Marcoux…

—   Oui, je comprends, mais… écoutez. Là, je vous le promets. Ça va arriver. Ça va marcher. Je vais tout arranger.

Lui dans sa chaise. Moi assied sur le bureau. Lui avec sa chemise fripée. Moi avec mon complet ajusté. Lui avec son teint anémique. Moi avec mon visage énergisé, malgré la nuit de beuverie chez Nick dont je viens tout juste de sortir. 

—   Notre entreprise vous a alloué une importante somme d'argent, Monsieur Marcoux, vous êtes d'accord…

—   Oui. Oui, mais…

—   Une somme d'argent que personne d'autre ne voulait vous octroyer. Vous les avez toutes essayées les banques, avant nous, pas vrai ?

—   Oui, je vous en suis incroyablement reconnaissant, mais…

—   Pour un projet en qui personne ne croyait vraiment. Mais nous avons cru en vous. Nous avons cru en votre rêve. 

—   Ou…

—   Aujourd'hui, toutefois, les faits s'imposent d'eux-mêmes. Ce restaurant n'a rien rapporté.

—   C'était une saison creuse ! 

—   De trois ans…

—   De…oui je… oui. Écoutez, c'est vrai, mais…

—   Nous avons maintenant assez attendu.

—   Non, je…

—   Qu'avez-vous dit ?

—   Quoi ?

—   Qu'est-ce que vous venez de dire ?

—   Oh. C'est parce que j'ai dit « non » ? Attendez, c'était pas pour vous insulter quand même, il ne faudrait pas exag…

—   Vous le répétez, en plus.

Je me lève, me rends jusqu'à la fenêtre. Dos à lui. J'adore installer ce genre d'ambiance. Quoique je n'exécute pas ces mouvements par simple plaisir. Je prends le temps de contempler la rue en bas. Le boulevard Ernest. La maison aux nains de jardins juste en face. La vieille dame qui traverse la rue de peine et de misère. L'automobile rose qui passe en trombe. Ce n'est pas la grande métropole. Et je ne suis pas dans un spacieux bureau au trentième étage. Ça garde un certain charme, malgré tout. Une certaine discrétion, surtout. Dans quelque mois, je retournerai au siège social. Les rêves de grandeur peuvent au moins patienter jusque-là. 

Derrière, j'entends la voix plaintive.

—   Vous avez raison, je vous ai manqué de respect…

Je me lisse la barbe. Je laisse la suite débouler d'elle-même.

—   Mais je n'ai vraiment pas d'argent en ce moment… j'ai tout mis dans le restaurant… je ne peux tout simplement pas vous rembourser maintenant.

—   Votre frère est cadre dans Degeneris Corps, non ?

Moment de silence.

—   Attendez…

—   Dans sa position, il a accès à beaucoup d'informations privilégiées.

—   Êtes-vous en train de me proposer de…

Je me retourne. Je lui offre mon plus sincère sourire. Les muscles de son visage se relâchent, comme débordés par la nouvelle.

—   De l'espionnage industriel…

—   Vous pouvez appeler cela comme vous voulez.

—   Attendez… est-ce que… est-ce que c'est pour ça que vous m'avez prêté cet argent ? 

—   Ne détournez pas la discussion, Monsieur Marcoux. Vous avez une dette à payer, souvenez-vous e…

—   Vous m'avez utilisé ! Vous… depuis le début, vous aviez prévu que mon restaurant…

Laisser le temps à la nouvelle de se traiter.

—   Wow…

—   Alors, Monsieur Marcoux ?

—   Vous voulez que je demande à mon frère de vous faire passer des informations ?

—   Demande directe, question subtile, la méthode qui vous sied le mieux.

—   Mais c'est pas légal…

—   Si vous n'êtes pas à l'aise, il y a toujours l'option de nous rembourser en argent.

—   Vous savez très bien que je ne peux pas.

—   Alors le choix est déjà pris, dans ce cas.

—   …

Lente marche jusqu'à sa chaise. Main déposée sur l'épaule.

—   Je préfère être clair, cependant. Monsieur Young demeure très… à cheval sur ses principes. Surtout lorsqu'il est question de dette et de remboursement. Nous voulons rester flexibles, nous vous proposons deux solutions différentes qui pourraient vous convenir, mais si rien ne bouge de votre côté… il se peut qu'il vous arrive des choses.

Il relève sa tête. Il me fait ses petits yeux piteux de hamster paniqué. J'inspire profondément. Je sens un frisson me parcourir l'échine.

—   Nous avons besoin d'une réponse tout de suite, Monsieur Marcoux, je suis certain que vous comprenez.

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