Une vie à t'attendre
Delphine Mignon
A toi l'ami qui m'ignore encore.
A toi que, peut-être, j'ai frôlé sans voir, je connais sans reconnaître. Je te cherche. Je t'espère. Je t'attends, impatiemment.
Toi, le seul à qui je donnerai sans rien attendre en retour. Toi, qui seras là, même au plus profond des silences, même dans la plus douloureuse des absences. Toi, qui devineras les larmes qui ne coulent plus depuis si longtemps. Les larmes qui refusent de se déverser tant que tu ne seras pas là pour les recueillir. En t'attendant, elles ont séché à l'intérieur de mon corps. Elles sont devenues aussi fragiles et coupantes que la glace, prêtes à casser, à me briser d'un moment à l'autre.
Je t'attends, doucement. Toi qui me comprendras sans jamais me juger. Toi qui, lorsque les parents partiront, deviendras le seul être capable de dénuder mon âme d'un simple regard. Toi qui happeras les émotions, les sentiments et les ressentiments que je refuse de dévoiler. Tu me connaîtras mieux que moi-même. Tu m'accepteras avec simplicité, sans refouler les pans de ma personnalité les plus vils.
Je t'attends, intensément. Nous partagerons des rires sans fard, des conversations impudiques, des chagrins sans lendemain, des doutes infondés, des récréations enfantines. Nos secrets échangés nous porteront, nous transformeront. Nous laisserons flotter les silences, qui, au lieu de nous gêner, ne feront que renforcer notre complicité et notre proximité.
Je t'attends, douloureusement. La vie sans toi n'est qu'un long soupir. Elle s'écoule à moitié, laissant une partie d'elle perdue à jamais. Où es-tu? Pour quelle raison tardes-tu à te démasquer? Mon empressement à te rencontrer t'effraie-t-il ? Bien sûr, l'amitié ne se décrète pas. Elle se mérite. Elle s'approche, pas à pas. Elle se provoque aussi. La patience qu'elle exige devient une aberration, une anomalie dans notre société où tout s'obtient instantanément et sans effort. Dans le flot ininterrompu de rencontres, de contacts toujours plus faciles et rapides que le monde d'aujourd'hui suscite, ton absence est rassurante : elle témoigne de la singularité de l'amitié. Elle est effrayante aussi, en me prouvant chaque jour mon incapacité à te conquérir et te reconnaitre. Ton absence est à la fois un miracle et un non-sens.
Je t'attends, inlassablement. Le chemin pour te trouver est bien long. Lorsque tu apparaitras comme une évidence, la suite sera d'une douce simplicité. Car l'amitié se révèle bien plus facile à préserver que l'amour. Elle ne souffre pas du quotidien. Elle ne connaît pas la délitescence des sentiments. Au contraire, elle se renforce avec le temps. Elle survit aux maladresses et aux approximations. Elle ne s'évanouit qu'avec la trahison. Je t'attends, longuement. Je suis à la fois vide et lourde de ton manque. Je suis vide des moments non partagés, de tes souffrances que je n'ai pu estomper, de nos joies insoupçonnées et de nos plaisirs ridicules inconnus. Je suis vide de ton absence qui résonne, tel un caillou que deux murs se renvoient inlassablement. Comme lui, je finis par m'effriter. Et je suis lourde des secrets enfouis, des mots qui débordent de toute part et qui ne demandent qu'à se répandre dans le creux d'une oreille bienveillante. Sans toi, je ressens ce manque immense que rien ne parvient à combler. Au lieu de s'estomper peu à peu, il grandit et se nourrit de lui-même. J'ai peur qu'il finisse par m'envahir et m'emporter.
Je t'attends, sans doute trop tardivement. Longtemps, je n'ai accepté ni de donner, ni de recevoir. J'ai préféré vivre recluse dans ma solitude, laisser ma coquille rétrécir tout autour de moi, jusqu'à m'emprisonner. Oui, longtemps, j'ai préféré sombrer dans mon carcan, pour ne plus endurer l'indicible. Car j'ai connu l'Amitié. Celle qui ne se raconte pas. Celle qui doit se vivre pour en comprendre l'intensité, la nécessité. L'amie-sœur est arrivée sans crier gare, au temps de l'insouciance. Elle s'est posée sur moi comme un oisillon doux, chaud et fragile au creux de mon épaule. Nous nous sommes apprivoisées. Nous avons partagé la même bulle. Nous l'avons faite grandir pour y déposer nos craintes et nos espoirs. Nous l'avons laissée avancer, sans nous méfier. Nous avions la certitude que rien ne pourrait l'ébranler, malgré sa fragilité. Mais la bulle a éclaté. Elle s'est fracassée à l'aube de nos dix-sept ans contre un pylône au bord d'une route un soir de fête, en emportant la vie de mon amie-sœur avec elle. Pourquoi faut-il que la préciosité et la rareté des sentiments se dévoilent lorsqu'ils sont perdus à tout jamais ? J'ai pris conscience de toute la richesse des moments partagés lorsque mon amie-sœur s'est envolée, lorsque le manque m'a envahie et noyée peu à peu.
Je t'attends, inexorablement. Peut-être étais-tu là, prêt à rester à mes côtés dans cette période de trouble. Mais je t'ai rejeté, toi et les autres. Je ne voulais plus que des moments suspendus dans la grâce s'écrasent dans le sang et les larmes. Je survivais, je ne pouvais plus prendre le risque de tomber à nouveau. Je t'attends, éperdument. Aujourd'hui, je suis prête à te rencontrer. J'ai pris conscience que le risque de te perdre serait une souffrance bien moindre que de continuer à vivre dans cette solitude immense. Alors je me suis ouverte. Je me suis offerte. A chaque connaissance, une nouvelle chance de te trouver. Je me suis préparée à ta rencontre comme à un premier rendez-vous amoureux. Je n'ai essayé de montrer que le meilleur de moi-même, de laisser bien au fond de moi mes démons pour ne pas t'effrayer. Je me suis égarée dans cette quête. A force d'impatience, j'ai sombré dans la facilité. Je n'ai embrassé que ton ombre. J'ai préféré repousser ces faux semblants au goût amer. Le manque ne doit pas conduire à la dérive.
Je t'attends, âprement. Dès que je tente de rebondir pour me libérer, je retombe encore plus profondément dans le gouffre. Le gouffre que j'avais d'abord creusé pour me cacher de toi, et que je ne parviens plus à surmonter pour t'atteindre. Tu es en haut, comme un soleil dont l'approche me réchauffe. Mais tu t'éloignes un peu plus à chacun de mes pas. Tu as raison de ne pas venir me chercher. Après t'avoir rejeté, ignoré, c'est à moi de me hisser jusqu'à toi, de te montrer les obstacles que je suis prête à franchir pour m'affranchir du passé.
Je t'attends, rapidement. Le temps ne passe plus, il court, il fuit, il s'enfuit. Il me rappelle chaque jour ton absence, les souvenirs que nous ne fabriquerons pas ensemble. Viens vite, approche doucement. Je parle de moi sans cesse, mais sache que je suis avant tout prête à donner. Je te rassurerai, je te secouerai, je t'écouterai, je te regarderai. Tu n'imagines pas les affres que je suis prête à affronter pour te soulager, les épreuves que je franchirai avec toi. Je serai ta béquille lorsque tu vacilleras, ta bougie lorsque tu sombreras. Mais n'aie crainte : je ne t'envahirai pas. Je saurai m'effacer lorsqu'il le faudra.
Je t'attends, attentivement. A trop t'espérer, je t'ai idéalisé. A trop t'idéaliser, je t'ai manqué. Cela fait une éternité que je t'imagine. Tu es devenu un idéal. Mais la perfection n'est pas de ce monde. Au lieu d'exiger de toi l'impossible, j'aurais dû me contenter de savourer avec gourmandise les opportunités qui se faisaient jour.
Je t'attends, inconsciemment. La vie ne s'apprend pas, elle s'improvise. Chaque instant, chaque virage, chaque décision représentent un risque ou une chance, une perte ou un gain, une défaite ou une victoire. Mais toujours un choix. Je me suis certes trompée de chemin, puisque je n'ai pas croisé le tien. Je ne peux pour autant passer ma vie à regarder en arrière, à la revisiter avec remords. J'oublie de vivre depuis trop longtemps. Je dois maintenant avancer, avec toi dans la lumière, ou sans toi dans l'obscurité.
Je t'atteins, furtivement. Je te sens à portée de mots, caché derrière ces lignes. T'écrire te rend presque accessible. C'est pour ce mirage que je le fais. Pour t'accompagner durant quelques pages, te sentir à mes côtés fugacement. L'écriture est puissante. Elle a le don de faire revivre ceux qui ont disparu, de faire resurgir les moments précieux enfouis, d'esquisser les êtres espérés, de rendre possible l'inaccessible. Elle est une petite musique d'espérance qui flotte et m'enveloppe. Puis, couchée sur la page blanche, elle m'ouvre un monde inconnu, et me fait croire à ta réalité.
J'aimerais t'attendre, encore. Car l'attente est un moment sacré, pendant lequel on oublie le passé qui fait mal, et on espère les jours à venir, convaincu qu'ils seront meilleurs. Mais je vais bientôt tourner la page. Avec elle, mes illusions vont se dissiper.
Au revoir l'ami que je n'ai jamais connu. Adieu l'ami que je n'attends plus.
Un ami est là, quelque part, vous le découvrirez, un jour. Merci de votre passage
· Il y a plus de 6 ans ·menestrel75
L'amitié est plus exigeante que l'amour, mais il faut encore plus de patience.
· Il y a plus de 7 ans ·Marcus Volk
Une déclaration qui vient du fond du vous. Un florilège sans retenue. Et surtout sincère. J'ai eu beau chercher. Je n'ai trouvé aucun conditionnel. Ce traître temps qui vient trop entacher les aveux. Les fait sonner faux. Une quête dites vous? Un Graal impossible. Renoncez, oui, lâchez prise et prose, vers. Il apparaîtra.
· Il y a plus de 7 ans ·enzogrimaldi7