Vengeance à Ningentown

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Chez les méduses, la vengeance est réellement un plat qui se mange.

La fête qui fit tout basculer se déroula en janvier 2089, soit une centaine d'années après la naissance de l'illustre personnage qui écrit ces lignes et environ 600 000 100 ans après l'apparition sur Terre des premières méduses. Un courant exceptionnellement chaud circulait à cette époque dans l'océan Pacifique. C'est pour cette raison que Rhizo 40, la 700 000 ème reine des méduses de Nomura, avait  choisi ce moment pour tenir un banquet spectaculaire. Il s'agissait de célébrer la victoire de sa plus jeune fille Phidozoa, qui avait battu quelques mois auparavant le record régional d'ingestion de zooplancton.


À cette occasion, autant vous dire qu'on avait mis les petits plats dans les grands (même s'il n'y avait pas de plats à proprement parler, puisque personne dans l'océan ne disposait des pouces opposables nécessaires à leur fabrication). Des méduses phosphorescentes s'étaient même  déplacées depuis les côtes de l'Amérique pour assister à la célébration. Une première depuis l'émergence, une dizaine d'années plus tôt, de vives tensions diplomatiques entre Rhizo et Victoria, la première ministre du peuple bioluminescent. Celle-ci n'avait en effet jamais digéré la rupture par les Nomuriens d'un gros contrat concernant la vente de mini-crustacés.


La fête, comme chacun·e s'y attendait, fut une réussite. Un calamar géant avait été embauché pour faire le service. Posté sur une épave de navire pirate, dans lequel on avait installé une cuisine tenue par Arakook (une célèbre équipe de crabes-araignées, aussi talentueuse que discrète), il n'avait qu'à étendre ses tentacules chargés de victuailles pour que les invité·e·s puissent se servir. La musique était assurée par la baleine à bosse Angie Nova, la cantatrice la plus recherchée du Pacifique. Les convives semblaient comblé·e·s, sans toutefois qu'on puisse savoir si cela était du à un enthousiasme réel ou à la neurotoxine de poisson globe, drogue récréative diffusée un peu partout dans l'océan.


Vers 150 h 66 du matin (heure du Pacifique), le drame se produisit. Phidozoa s'était quelque peu éloignée du reste de la fête. Elle était en train d'apprendre à une requine blanche la chorégraphie de Best Ligie, le tube du moment. La poissonne, qui répondait au nom de Midarias, ne possédait malheureusement pas de tentacules. En conséquence, elle éprouvait toutes les difficultés du monde à effectuer certains pas de danse. Elle persévérait toutefois, car elle n'était pas insensible aux charmes de la jeune méduse et souhaitait voir ce moment privilégié se prolonger. Au moment où Phidozoa montrait pour la quinzième fois à la requine le fameux mouvement de la vague électrique, elle fut aspirée en arrière par une force d'origine inconnue. Cela se passa en quelques nano-secondes. Midarias garda pour toujours au fond de son coeur le souvenir traumatique de la jolie ombrelle riante de Phidozoa disparaissant subitement de son champ de vision pour une raison inconnue.


La requine se mit à nager le plus vite possible parmi les invité·e·s pour donner l'alerte. Rhizo, une fois mise au courant, demanda à tout le monde de rentrer chez soi. Dans l'ensemble, les convives se montrèrent compréhensif·ve·s, à l'exception d'Angie Nova. La diva à l'égo surdimensionné eut en effet du mal à digérer le fait d'avoir du stopper net sa prestation en plein milieu d'une note suraigüe particulièrement impressionnante. Elle finit toutefois par se radoucir lorsque l'annonce fut faite, quelques jours plus tard, que Phidozoa avait été aspirée par la grande pompe qui se trouvait près de la côte. Cette installation impressionnante causait plus de 100 000 disparitions chaque année. Les expert·e·s prétendaient qu'elle servait à alimenter en énergie les populations aéro-terrestres. C'était en tout cas l'hypothèse la plus crédible. Toutefois, selon une croyance plus répandue, l'étrange dispositif avait été placé là par la mafia des dauphin·e·s, qui s'en servait pour kidnapper et former des soldat·e·s en prévision d'un coup d'État. La narratrice sait pourtant que les expert·e·s n'étaient pas loin de la vérité, puisque la fameuse pompe appartenait en fait au système de refroidissement de la centrale nucléaire d'Hamaoka.


Nous passerons aux lecteurices le récit des mois de vaines recherches, puis des autres mois de deuil, qui suivirent ce funeste événement. Sachez toutefois, si vous lisez ces lignes, que celui-ci fut à l'origine d'une vague de delphinophobie sans précédent. Abattues par l'événement (qui n'était en fait qu'un goutte d'eau faisant déborder un vase déjà rempli de familles endeuillées), les populations du Pacifique privilégiaient l'émotionnel au rationnel, comme c'est souvent le cas lorsqu'on est traumatisé·e. Elles donnaient du crédit aux théories complotistes selon lesquelles les dauphins fomentaient secrètement une révolution pour prendre le contrôle des océans. De plus en plus d'individus se passionnèrent pour l'idéologie nauséabonde d'Entélure Zéro, un serpent de mer qui se distinguait à cette époque par ses discours aussi haineux qu'idiots et historiquement erronés. Le sinistre personnage commença même à revendiquer le pouvoir, suivi dans ses délires par des foules de plus en plus importantes. La situation devenait critique. Rhizo, en plus du deuil qu'elle avait à faire, devait gérer quotidiennement des rixes et des mouvements de foule.


C'est à ce moment que Phidozoa réapparut.


Elle fut aperçue pour la première fois par un jeune poisson-ange citron qui profitait de la négligence de ses parents pour jouer dans les coraux. Alors qu'il vaquait à ses occupations, une ombre gigantesque passa au dessus de lui. Levant les yeux, il aperçut la méduse la plus grande qu'il lui avait jamais été donné d'apercevoir. Naturellement, il commença par prendre peur. C'est alors qu'une voix tonitruante, bien que calme et posée, lui demanda de ne pas s'inquiéter. Le timbre, bien qu'amplifié par la taille monumentale de la créature, était familier et rassurant. Le petit poisson finit par reconnaître la fille de Rhizo et à la frayeur succéda une grande joie mêlée d'interrogations. Que lui était-il arrivé ? Pourquoi était-elle devenue si immense ? Phidozoa lui expliqua qu'elle s'était retrouvée emprisonnée pendant plusieurs mois dans une substance étrange et brillante. Elle avait d'abord cru mourir, mais c'était tout le contraire qui s'était produit. En plus de sa taille monumentale, elle avait développé des aptitudes tout à fait intéressantes. Mais elle expliquerait tout cela au moment venu, lorsque tout le monde serait réuni. Le jeune poisson pouvait-il avoir l'obligeance de la mener près de sa mère ? Du temps avait passé, des émotions fortes avaient été ressenties et elle ne se souvenait plus du chemin. Naturellement, le petit ange-citron accepta et conduisit manu militari la méduse au palais de Rhizo 40.


La liesse, comme on peut l'imaginer, fut générale. Le retour de Phidozoa, ainsi que les explications qui l'accompagnaient, décrédibilisèrent instantanément les théories fumeuses de Zéro. Abandonné par les foules, il fut condamné pour incitation à la haine et au totalitarisme. Il dut passer le restant de ses jours à travailler dans un centre de réinsertion pour les dauphins mineurs isolés dont les parents avaient été tués par sa faute. On lui interdisit catégoriquement et pour toujours de publier des livres ou de s'exprimer en public. Pendant ce temps, Phidozoa se reposait et retrouvait ses proches dans une aile du palais qui avait été spécialement construite pour accueillir sa physionomie imposante. Elle réfléchissait également à un moyen d'utiliser à bon escient les pouvoirs qu'elle avait développés pendant ses mois d'absence.


Car la substance brillante au sein de laquelle elle avait séjourné avait modifié en profondeur son fonctionnement. Elle pouvait désormais sortir de l'eau et se promener sur les côtes grâce à de petits pieds rétractables. Bien sûr, elle avait pris soin de ne tester ce pouvoir que la nuit et loin des habitations, consciente que la vision d'une créature aussi inhabituelle était susceptible d'effrayer les populations aéro-terrestres. Toutefois, lors de ses errances nocturnes, elle s'était fait plusieurs ami.e.s parmi les petits animaux des plages. Elle s'était à cette occasion rendu compte qu'elle avait aussi acquis la capacité de communiquer avec certaines espèces terrestres. Cela marchait bien avec les gastéropodes et les tortues olivâtres, avec qui Phidozoa s'était découvert une passion commune pour le groupe d'ocean-pop Cryptic Species. C'était moins évident avec les lion·ne·s de mer, qui se sauvaient systématiquement à son approche et semblaient ne pas comprendre ses paroles rassurantes.


Plus encore, les tentacules démesurés de Phidozoa contenaient à présent une substance capable de rendre les autres méduses amphibies et de leur faire développer, elles aussi, des pieds rétractables. Elle s'en était rendue compte le jour où sa petite soeur, Leucozophie, lui avait volé son rouge à bras buccaux pour se déguiser en pieuvre charmante. L'agacement qu'elle avait alors ressenti l'avait conduite à projeter un peu de venin et de petits appendices pédestres étaient instantanément apparus au bout des tentacules de l'enfant. Quelques expériences avaient suffi à montrer que la transmission de pouvoirs ne concernait que la capacité à se déplacer sur terre. Phidozoa restait la seule à pouvoir communiquer avec les individus extraocéaniques.


La jeune Leucozophie n'étant pas réputée pour sa capacité à tenir sa langue (en partie, d'ailleurs, parce qu'elle n'en possédait pas), elle ne fut pas longue à divulguer l'information. Celle-ci se mit alors à circuler de manière incontrôlable. Jeunes et vieilles méduses affluaient continuellement au palais pour demander à Phidozoa de leur faire l'honneur d'une petite injection de venin. Tout le monde voulait savoir à quoi ressemblait le monde aéro-terrestre. Au début, Phidozoa avait catégoriquement refusé de diffuser en masse un pouvoir dont elle n'avait pas étudié en profondeur les potentielles conséquences. Elle avait ensuite changé d'avis sur les conseils de sa mère, qui lui avait fait comprendre qu'une telle contagion de masse représentait une opportunité  sans précédent de développer le secteur touristique le long des côtes. Au cours des derniers mois, l'économie du royaume avait été mise à mal par de nombreux boycotts organisés par différentes populations suite aux massacres initiés par le sinistre Zéro. On ne pouvait pas se permettre de laisser passer cette occasion de se refaire une santé financière.


Rhizo, l'une des premières à avoir reçu une dose de venin, rassembla une équipe qui élabora en quatrième vitesse sur les plages des infrastructures adaptées aux touristes. Pendant ce temps, Phidozoa piquait des méduses à la chaîne, ne s'arrêtant que pour dormir et pour laisser ses tentacules se recharger en venin. Quelques mois plus tard, un groupe test fut autorisé à sortir de l'eau et à visiter Zerachinland, la toute première station aéro-terrestre. Comme l'expérience se déroula sans heurts, on ouvrit les portes du lieu au public.


Les premières semaines, tout se passa plutôt bien. Les attractions construites sur les côtes rencontraient un succès phénoménal et l'argent coulait à flot. Il suffit d'un mois et demi pour amortir à moitié les investissements réalisés dans le cadre du projet. Une réglementation très stricte avait été établie. Les méduses se déplaçant sur les côtes avaient interdiction d'essayer d'entrer en contact avec les autres espèces. Cette mesure visait à éviter de dérégler l'éco-système local (les méduses de Nomura ayant une forte libido, elles auraient été capables de se reproduire avec n'importe qui) ainsi qu'à prévenir les éventuels conflits et accidents. Une mise en garde toute particulière avait été faite à propos des étranges créatures bi-tentaculaires qu'on apercevait parfois au loin. Lors de ses premiers voyages, Phidozoa, qui se cachait prudemment derrière des rochers, avait constaté que celles-ci, malgré leur aspect inoffensif, se comportaient comme des prédatrices.  En discutant avec de nombreuses espèces aéro-terrestres, elle s'était également rendu compte que toutes témoignaient de l'efficacité redoutable des stratégies élaborées par les bi-tentacules pour tuer en masse les êtres vivants dont iels souhaitaient se nourrir. Pire, l'étrange espèce adoptait parfois des comportements purement cruels. Un jour, la jeune méduse avait vu l'une de ces bêtes, pourtant chargée d'un sac de provisions, ramasser un petit crabe et le broyer entre ses mâchoires, sous les félicitations hilares de ses congénères. Il s'agissait donc d'éviter des drames qui, en plus d'endeuiller encore plus les Nomuriens, nuiraient à la réputation Zerachinland et feraient baisser la fréquentation de l'endroit.


Mais, comme chacun·e sait, les règles sont faites pour être transgressées. Et elles le furent.


Des équipes de sécurité avaient été postées tout le long de la station aéro-terrestre, mais cela n'arrêta pas le vieux Pilmo. Outrepasser les limites faisait partie de son code de conduite. Son compagnon le quittait ? Il en produisait 100 autres par strobilation et les congédiait tous après quelques semaines, non sans les avoir poussés à commettre en son nom des actes malveillants visant à nuire à son infortuné ex-amant. On lui diagnostiquait une allergie aux copépodes ? Il se rendait dans le restaurant le plus proche et en commandait trois demi-douzaines, qu'il engloutissait voracement jusqu'à ce que ses tentacules soient gonflés comme de la pectinatelle. Pilmo était comme ça et, pour une raison obscure, il en était très fier. Autant dire que, lorsque vint son tour de visiter les côtes, il était décidé à ne faire qu'une bouchée de ces maudits barrages de sécurité. Comment ?!  Répétez donc ? Toute sa vie il s'était battu pour sa liberté, et on allait maintenant lui interdire d'aller où il voulait ? À lui, un aventurier ? Un précurseur ? Un rebelle plein de fougue ? Qui était toujours resté droit dans ses bottes, fidèle à lui-même ? Qui s'était toujours dressé contre les injustices que les autres ne cessaient de lui faire subir pour lui faire payer sa supériorité naturelle ? Non, ça ne se passerait pas comme ça. Cette barrière, il la franchirait, et il emmènerait avec lui ses 3 582 enfants pour leur donner une bonne leçon de vie et de courage.


Ainsi fut fait. Dans la nuit du 6 au 7 mars 2091, les habitant·e·s de la petite ville côtière de Ningentown, qui s'attardaient aux terrasses des cafés afin de discuter du sens de la vie ou de la recette des lasagnes au lithium, écarquillèrent les yeux à la vue de milliers de méduses se dirigeant vers elleux d'un pas décidé. La panique, comme à son habitude, circula rapidement à travers la foule. Beaucoup de citadin·e·s prirent la fuite, mais beaucoup d'autres choisirent de faire honneur à la réputation des Ningentowniais, connue dans tout le pays pour leur caractère belliqueux. Des couteaux furent exhibés. Puis lancés. Avec une effroyable précision. Au total, cette nuit là, Pilmo perdit plus de 1 500 enfants. Le drame ne s'arrêta pas là : les habitant·e·s de Ningentown, qui semblaient décidé·e·s à découvrir la provenance de ce qu'iels considéraient comme une menace, se mirent à explorer les côtes. Zerachinland avait été construite à un endroit que les méduses croyaient protégé. Éloigné des habitations terrestres, le terrain avait été trouvé jonché d'algues et de déchets divers charriés par les courants. L'équipe du chantier en avait conclu que personne n'avait fréquenté ce lieu depuis des années, voire des dizaines d'années. En soi, cette déduction n'était pas dénuée de bon sens. Toutefois, le fait que d'intrépides visiteurs aient envahi par milliers l'espace vital des bi-tentacules avait quelque peu changé la donne. Les massacres continuèrent jusqu'à ce que plus aucune méduse n'ose risquer le bout de son ombrelle hors de l'eau. Lorsque cela arriva, la population des méduses de Nomura avait diminué de moitié dans cette partie du Pacifique.


Le chagrin que Phidozoa ressentit suite à cela fut incommensurable, mais plus grande encore était sa colère. Les bi-tentacules faisaient partie des espèces avec lesquelles la jeune méduse ne pouvait pas communiquer. Elle avait essayé à de nombreuses reprises de leur faire comprendre que son peuple ne leur voulait aucun mal, qu'il s'agissait d'une erreur. En vain. Comme nombre de ses congénères, Phidozoa avait été contrainte d'assister à l'assassinat de plusieurs milliers de méduses et n'avait rien fait pour empêcher ce carnage. Elle en conçut beaucoup de rage et de culpabilité. Passée une période d'abattement, la pragmatique méduse décida de laisser ses sentiments négatifs fermenter en elle pendant plusieurs mois afin de leur permettre de prendre la forme d'une liqueur de vengeance. Un matin, elle s'éveilla et constata que deux choses encore absentes de son esprit la veille s'y trouvaient à présent : de la lucidité, et un plan.


Lors de ses premières excursions sur les côtes, Phidozoa, comme nous l'évoquions plus tôt, avait discuté avec de nombreuses victimes des Ningentowniais. L'une des espèces les plus touchées était le turbinellus floccosus. Ce champignon, autrefois relativement peu apprécié des bi-tentacules, avait subi aux alentours des années 2060 des mutations génétiques provoquées par la présence de déchets nucléaires dans le sol. Cela avait donné à ses sporophores, c'est à dire à la partie de ses organes qui émergeait hors de la terre, des propriétés hallucinogènes et aphrodisiaques. Les cruelles créatures avaient alors commencé à décimer massivement le floccosus.


Phidozoa avait tout de suite apprécié le contact avec le champignon, en partie parce qu'elle pouvait échanger avec lui sur les conséquences étranges de la radioactivité, dont elle avait aussi été victime. À présent, les deux ami·e·s partageaient également une haine incommensurable des bi-tentacules, qui avaient osé liquider froidement une partie de leur espèce.


Une nuit, notre géante et très zélée méduse sortit de l'océan aussi discrètement qu'elle le put et partit à la rencontre d'Agariale, un sporophore du floccosus qui avait collaboré avec des végétaux locaux pour se bâtir une forteresse et se cacher des prédateurices.


Agariale l'accueillit, comme à son habitude, en lui manifestant un respect dénué d'affection. C'était sa manière de traiter les autres, car elle considérait que cette réserve dans l'expression des émotions faisait partie des stratégies de survie les plus efficaces. Lorsque Phidozoa lui eut expliqué la situation et exposé sa stratégie, Agariale resta silencieuse pendant un long moment. Elle utilisa ce temps pour réfléchir et pour transmettre l'information à ses congénères par le biais du mycélium, réseau souterrain de filaments qui la reliait au reste de son espèce. Lorsque cela fut fait et que tous·tes ses semblables lui eurent donné leur feu vert, elle prit la parole pour dire : « Allons-y ».


Commença alors une phase de préparation qui devait durer quelques jours. Pour vérifier si le plan avait une quelconque chance d'être efficace, il s'avéra nécessaire de kidnapper un bi-tentacule afin de mener quelques expériences. Cela fut chose aisée pour Phidozoa, que ses nombreuses mésaventures avaient rendue aussi rusée que déterminée. Une nuit, elle s'approcha discrètement de Ningentown en se cachant derrière les rochers. Dès qu'elle aperçut l'une des maudites créatures qui peuplaient cette ville, elle passa à l'action. L'animal ne semblait pas dans son état normal. Il marchait en décrivant des zigzags et trébuchait régulièrement. Il tenait dans l'un de ses tentacules un récipient en verre rempli d'un liquide dont la couleur évoquait celle du vomi de baleine. De temps à autre, il en buvait une petite gorgée, avant de recommencer à tituber de plus belle en émettant des sons étranges et inarticulés. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il ne faisait preuve d'aucune vigilance. Phidozoa n'eut qu'à allonger un tentacule pour le saisir. Il ne se défendit même pas. La jeune méduse était très surprise que le specimen ne semblât pas se méfier le moins du monde des représailles menaçant son espèce. Si les méduses de Nomura eussent commis la moitié des meurtres et malfaisances que ces oiseaux de malheur avaient à leur actif, elles se fussent terrées dans un bunker des abysses en priant pour ne pas être repérées. Mais elle n'allait pas se plaindre : le fait que ces énergumènes soient visiblement aussi stupides que méchantes représentait en fait un avantage.


Le bi-tentacule fut conduit sous une petite grotte, à l'abri des regards. Maintenant qu'il comprenait qu'il était captif, de surcroît captif d'une créature géante, gélatineuse et sans yeux, il semblait quelque peu paniqué. Les signaux sonores qui émanaient de lui s'intensifiaient de minute en minute et se teintaient d'une agressivité très marquée, bien qu'inopérante. D'insolite qu'il était, le bruit finit par devenir franchement désagréable. Heureusement, cela ne dura pas très longtemps. Lorsque Phidozoa le força à ingérer une petite boule remplie de son venin, le specimen se  tut instantanément. La surprise que sa physionomie exprima lorsqu'une multitude de nouvelles tentacules commencèrent à pousser le long de son corps s'effaça peu à peu à mesure qu'il perdait la faculté de réfléchir et de comprendre qu'il existait. Phidozoa effectua quelques tests avant de le laisser plonger dans l'eau qui coulait à l'intérieur de la grotte et s'enfoncer dans l'océan.


Un tel résultat dépassait largement les attentes de Phidozoa, qui s'attendait au mieux à provoquer des douleurs et des démangeaisons, au pire à inculquer au bi-tentacule une partie de ses pouvoirs. Cette dernière hypothèse l'avait beaucoup préoccupée. Si elle fût venue à se vérifier, Phidozoa eût été contrainte de tuer la créature et d'en chercher une autre pour tester un dosage différent, ce qui eût considérablement retardé l'exécution du plan. Mais ses inquiétudes étaient désormais derrière elle, puisque le test avait permis de montrer que son venin transformait les bi-tentacules en des créatures certes médusoïdes, mais dépourvues de venin et de tout instinct de prédation. Cela les rendait totalement inoffensives, donc exposées à tous les dangers de l'océan. Elles allaient comprendre, maintenant, ce que ça faisait de se sentir comme une proie. Phidozoa courut annoncer la bonne nouvelle à Agariale, qui l'accueillit avec un enthousiasme réel mais pudique, sans manifestation de joie.


On lança la phase d'exécution. Il s'agissait de fabriquer des petites doses individuelles de venin à dissimuler à l'intérieur des chapeaux des champignons. Comme ceux-ci ressemblaient à de petits entonnoirs, cela s'avéra relativement facile. Le plus long fut de préparer le venin. Chaque jour, Phidozoa en extrayait de ses tentacules et le glissait dans des petites poches fabriquées avec des yeux de thon évidés. Comme il était nécessaire que le poison fût le plus concentré possible, Phidozoa ne pouvait le prélever qu'aux premières heures du matin, à jeun. Il fallut donc plusieurs semaines pour en obtenir une quantité suffisante et armer tous les sporophores. Les méduses, qui avaient pendant ce temps observé le comportement des bi-tentacules, savaient que celleux-ci ne sortaient pas systématiquement la nuit. Il y avait des périodes de deux ou trois jours pendant lesquelles on les voyait tout le temps dehors, quelle que fût l'heure. Suite à cela, iels avaient tendance, pendant quelques jours, à rentrer chez elleux à la tombée du soir pour ne plus en ressortir. C'est l'un de ces jours (ou plutôt, l'une de ces nuits) que le peuple des Nomura choisit pour fournir des munitions au floccosus. Organisé·e·s en petits groupes de 2 ou 3, les méduses se dispersèrent discrètement autour de la ville et distribuèrent les poches de venin. Ensuite, elles replongèrent dans la mer et attendirent.


Des sentinelles furent postées à des endroits stratégiques afin d'observer la progression du plan.  Pour éviter une fatigue excessive des effectifs et limiter le risque de pertes, un roulement avait lieu toutes les 24 heures. Pendant quelques jours, il ne se passa pas grand chose. De rares bi-tentacules cueillaient parfois un sporophore et se jetaient à la mer quelques minutes plus tard. Toutefois, il semblait s'agir d'individus isolés n'appartenant pas à un groupe précis. Personne ne les recherchait ni ne s'inquiétait de leur disparition. Les méduses n'eurent confirmation de la réussite du plan que quelques jours plus tard, à l'approche d'une période de noctambulisme festif chez l'ennemi. Celui-ci arracha alors massivement les sporophores en prévision des réjouissances. Cela fut un moment douloureux, pour le peuple Nomura comme pour le floccosus. Même si tout le monde savait que des individus seraient nécessairement sacrifiés pour la cause, il n'en restait pas moins violent d'assister à un tel massacre. Le floccosus enjoignit ses sporophores à garder leur calme et à rester patients. Un jour, iels pourraient pousser en toute liberté, iels ne seraient plus la cible d'exterminations de masse. Et ce jour était proche. Les Nomura, quant à elles, se consolaient en pensant au moment à ce qui attendait les bi-tentacules une fois qu'iels auraient tous·tes plongé dans l'océan. Iels seraient tout bonnement considéré·e·s comme de la nourriture mouvante et ce serait bien fait pour elleux. Des paris avaient même été lancés : quelle espèce serait la première à foncer sur les créatures ? Qui, parmi les prédateurs les plus redoutables, en mangerait le plus ? Une majorité de méduses donnaient gagnante la tortue Luth. La suite de l'histoire leur donna  d'ailleurs raison.


Lorsque le dernier ennemi se fut immergé, un silence absolu envahit Ningentown comme un nuage de protoxyde d'azote. Les sentinelles sortirent alors de leurs cachettes et se mirent à courir dans les rues en criant de joie et en dansant. Elles furent bientôt rejointes par le reste du peuple Nomura. Les festivités qui s'ensuivirent durèrent plusieurs jours et plusieurs nuits. On réunit les sporophores cueillies qui n'avaient pas été consommées et on les replaça près de l'endroit où elles avaient été enlevées. Les pouvoirs conjugués de Phidozoa et du floccosus permirent de les ressouder au mycélium. Après un temps de concertation qui s'avéra ridiculement court, les méduses de Nomura décidèrent de s'établir définitivement sur les terres de l'ennemi vaincu. Les infrastructures furent modifiées et réadaptées. On cassa des cloisons et des plafonds à l'intérieur des plus gros immeubles, que l'on remplit d'eau de mer afin de créer des lieux de nage. Pour cela, on arracha la pompe qui avait aspiré Phidozoa et on l'améliora pour l'adapter à ce nouvel usage. L'accès aux points de nage se faisait par le haut des édifices, qu'il était possible d'atteindre à l'aide d'escaliers spéciaux disposés le long des parois. Du zooplancton fut importé dans ces bassins improvisés, fournissant à chacun·e la possibilité de chasser et de se nourrir. Comme les méduses étaient désormais amphibies, elles avaient aussi le loisir de se promener sur leurs petits pieds. Ce qu'elles faisaient allègrement, dansant dans les rues ou profitant d'une journée ensoleillée pour trottiner jusqu'à l'océan et s'offrir une petite virée sous-marine. À cette occasion, il leur arrivait de croiser les rares ex-bi-tentacules qui avaient eu la chance de survivre jusqu'ici. Elles prenaient alors toujours le temps d'observer leurs tourments, afin d'avoir quelque chose de drôle à raconter à leurs congénères lorsqu'elles rentreraient à Ningentown. Cette pratique devint même une tradition chez les Nomura. Les histoires sur ce thème rythmaient la majorité des jours festifs et commençaient toutes par : « Ce jour là, dans le noir océan où vit l'ennemi déchu… ». Les enfants inventèrent un jeu d'attrape qui s'appelait « Le sporophore et le bi-tent' ». Une petite méduse, désignée comme le « sporophore », devait courir après ses congénères en projetant sur leurs corps gélatineux de petits cailloux figurant les poches de poison. Quiconque était touché devait s'allonger par terre et se laisser recouvrir par les chats errants qui avaient envahi la ville. Ces derniers n'osaient pas manger les méduses. Iels avaient bien essayé, au début, mais de petites doses de venin savamment administrées par Phidozoa  avaient suffi à les domestiquer. Iels se comportaient maintenant comme des animaux de compagnie, dociles et recherchant les caresses. Les méduses n'oubliaient jamais de les nourrir, ramenant de leurs virées dans l'océan des petits poissons et des crevettes arlequin.


Le flocossus, quant à lui, profita de l'extermination de son prédateur le plus redoutable pour se rapprocher de Ningentown. La majorité des trottoirs et des revêtements en asphalte ayant été arrachés, il put faire pousser des sporophores tout le long des immeubles aquatiques. C'était pour lui une manière de signifier au peuple Nomura son souhait de voir l'alliance guerrière conclue entre les deux espèces se transformer en une immuable amitié sororale et fraternelle. De fait, Nomura et floccosus conservèrent toujours d'excellentes relations et ne perdirent jamais une occasion de s'entraider.


FIN !



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