Vertigo - Chapitre 1

A S Mtzr

Après une enfance et une adolescence vécues dans un environnement toxique, Emma décide de tout quitter sur un coup de tête pour refaire sa vie.

J'attrape à la hâte les sacs que j'avais soigneusement préparés et cachés dans ma penderie et sous mon lit. Haletante et paniquée je suis en sueur et tous mes sens sont en éveil. Je retire mes escarpins rouges et les jette au sol. J'enfile une paire de tennis prise au hasard. La maison est encore silencieuse malgré la fête qui bat son plein, dans la grange voisine. 

Je sais qu'ils seront là d'une seconde à l'autre. Je dois partir avant qu'ils n'essaient de m'en empêcher. Je ne pense qu'à une chose, sortir de la maison et disparaître le plus rapidement possible. Les mains tremblantes, je lance un appel depuis mon téléphone portable, mets le haut-parleur et le pose sur mon lit. Plusieurs sonneries se font entendre. 

Je fourre un paquet de billets levés de mon compte en banque, environ 1 500 euros, mon ordinateur portable, mes chargeurs et quelques bricoles dans un sac à dos. Personne ne répond à l'autre bout du fil et la messagerie se déclenche. Je saisis le téléphone pour laisser un message :
— On doit partir plus tôt que prévu, il y a eu un imprévu... je t'expliquerai. Viens me chercher au cabanon, j'y serai dans dix minutes. 
Je raccroche et m'essuie les joues mouillées de larmes.

J'entends une porte claquer au rez-de-chaussée. J'ouvre la fenêtre et jette mes sacs qui s'écrasent lourdement sur le sol. Je ne fais même pas attention à la musique joyeuse qui vient de la cour. Je songe une seconde à sauter, moi aussi, mais je me ravise aussitôt. Si je me cassais quelque chose en tombant, je n'irais pas bien loin.

— Où est ce que tu crois que tu vas aller comme ça ? Nos invités t'attendent, tu dois revenir à la fête.

Elle se tient, là, sur le pas de la porte. Mon sang se glace.

— Non, je n'y retournerai pas. Profitez-en bien de votre petite fête. Mais ne comptez plus sur moi. dis-je en serrant mes poings fermés.

Son visage est, une fois de plus, déformé par la colère. Elle me fusille du regard. Ses cheveux châtain foncés rassemblés en un chignon banane parfait, laissent entrevoir quelques cheveux blancs. Mon cœur bat à tout rompre et je suis là, figée. Elle entre dans ma chambre et contourne le lit pour s'approcher de moi. Sans réfléchir, je sors de ma léthargie et remonte le bas de ma robe fourreau noire et bondis sur le lit pour me jeter vers la porte. 

— Tu n'es qu'une sale petite ingrate ! Tu l'as toujours été ! Et il est temps que ça change ! Hurle-t-elle en agrippant une poignée de mes cheveux alors que je m'apprêtais à descendre l'escalier. 

Je suis coupée dans mon élan. En gémissant de douleur, je saisis son poignet pour soulager la tension sur mon cuir chevelu. Elle approche son visage du mien.

— Lâche moi, dis-je en couinant.

Je vois une main s'élever pour mieux s'abattre sur mon visage et mon instinct prend le dessus. Je contre son coup et décide qu'il est temps de réagir. Déstabilisée par ma réaction, elle lâche mes cheveux et nous essayons de nous maîtriser l'une l'autre. Sans comprendre ce qu'il m'arrive je bascule en arrière et tombe sur les premières marches de l'escalier. Je ressens une vive douleur à la hanche droite qui me coupe le souffle mais avant de pouvoir bouger elle est à nouveau sur moi. Je dois l'arrêter. 

Je ne cèderai pas à son chantage. Leur chantage. Ils sont tous de mèche. Je le savais déjà, mais pour la première fois j'ai été trahie par mon père et je ne peux pas le supporter. Jusqu'à aujourd'hui il était le seul capable de me protéger. Me rendre compte qu'il est de leur côté, dans leurs magouilles, m'est insupportable. Celui qui disait m'aimer de manière inconditionnelle a retourné sa veste. Et ce que je ressens, ce à quoi j'aspire, ce qui m'anime ne l'intéresse plus. 

Je m'accroche à sa robe à fines bretelles et rassemble mes forces pour lui asséner un coup de tête en plein nez. Un horrible craquement se fait entendre et l'effet est immédiat. Avec un mouvement de recul, elle se tient le nez entre ses deux mains en grognant de douleur. C'est le moment pour moi de m'éclipser. D'une main elle attrape mon bras et je trébuche sur l'angle d'une marche. Je me rattrape à elle pour ne pas tomber et je vois son corps dévaler les marches jusqu'au sol. Je me stabilise accroupie sur deux marches différentes en soufflant comme si j'avais couru un cent mètres. Je regarde son corps s'immobiliser, puis, plus rien. Je reste prostrée.

— Putain qu'est ce que j'ai fait ? dis-je dans un souffle. 

Je rejoins le corps inanimé. 

Le tissus blanc imprimé à grandes fleurs est tâché du sang qui a coulé de son nez. Son chignon n'est plus aussi impeccable qu'au début de la soirée. J'approche mon visage du sien pour voir si elle respire. J'ai peur que ce soit un leurre et qu'elle attende que je sois près d'elle pour essayer de m'empêcher de m'enfuir. Je vois son buste bouger. Elle n'est pas morte ! Je ne peux plus attendre. Je sors par l'arrière de la maison pour prendre mes bagages, dans le jardin. La nuit tombe dehors et il fait froid. J'entends la musique de la fête et la clameur de nos invités qui profitent de la soirée. Je sors mon téléphone de la poche avant de mon sac à dos pour appeler les secours :

— Allô ?

— Allô ? Bonsoir, que puis-je faire pour vous aider?

— Il y a eu un accident... dis-je essoufflée.
Je presse le pas, mais mes sacs sont lourds et me gênent pour aller plus vite.

— Je vous entends mal Mademoiselle. Allô ? 

— Mademoiselle ?

Je me retourne, j'ai peur d'être suivie, j'essaie de courir. 

— Mademoiselle ? Vous m'entendez ?

La voix est de plus en plus lointaine tandis que je cours de plus en plus vite. 

— Mademoiselle ? 

J'ouvre péniblement les yeux, aveuglée par la lumières du plafonnier au dessus de mon siège. 

— Mademoiselle, s'il vous plait ? Nous sommes au terminus, il faut descendre.

Je me redresse et regarde autour de moi. Bon sang, j'étais en train de dormir ! Ce fichu cauchemar revient systématiquement dans mon sommeil, depuis deux jours. C'était tellement réel que j'en ai froid dans le dos. Un frisson me parcourt l'échine. Les voyageurs sont déjà tous descendus du bus. Le chauffeur est gêné de m'avoir réveillée. Je m'excuse au moins trois fois et le remercie en sortant. 

Ce bus m'a fait traverser une bonne partie de la France. Je suis lassée, fatiguée et, chargée de mes sacs, je cherche ou se trouve le parking des voitures. Le fait d'arriver à bon port me réconforte un peu, mais je suis envahie par l'inquiétude de l'inconnu. Je grimace, mon sac de sport en bandoulière appuie contre l'énorme hématome qui recouvre ma hanche. J'attrape mon téléphone dans la poche de mon sac à dos. Vingt sept appels en absence et treize sms. Rien que ça. Le sentiment de trahison qui me pique ne fait que raviver le trou béant que je ressens dans ma poitrine. Les personnes auxquelles je tenais le plus m'ont tourné le dos. Comment est-ce que j'ai pu en arriver là ? Le choc a été d'autant plus violent que tout s'est passé très rapidement. En l'espace d'une journée j'ai ouvert les yeux sur ma vie. A 19 ans, il était temps ! J'ai l'impression d'avoir perdu un temps précieux et que ma vie n'a toujours pas commencé.

Je sens les larmes monter, j'inspire profondément l'air humide de la ville, je ne dois plus pleurer. Il est 21h30, nous sommes en plein mois de Janvier et me voici arrivée dans une ville qui m'est inconnue : Montauban. Je m'attendais à une météo plus clémente, que celle de ma Normandie natale, mais il pleut et il fait froid. Au moins, je ne suis pas dépaysée. L'arrivée d'un SMS fait vibrer le portable dans ma main. Il m'indique qu'une Polo grise m'attend sur le parking de la gare routière. J'enfile mon bonnet, y cache méticuleusement toutes mes mèches de cheveux blonds et remonte ma capuche par-dessus. Je commence à faire le tour du parking, éclairé par des lampadaires à la lumière orangée, qui ne donnent pas envie de s'attarder dehors. Au loin, une jeune femme sort d'une voiture et m'interpelle :

— Tu es Emma ? 

Je vais m'habituer à ce prénom, mais un signe de la main en guise de réponse. 

Je ressens un sentiment de soulagement immédiat. Ca y est, mon périple touche à sa fin. J'envoie un message à Anna, mon amie d'enfance. C'est elle qui m'a aidé pour organiser mon départ en urgence vers une nouvelle vie.

BIEN ARRIVEE. MERCI POUR TOUT. JE TE DONNERAI DES NOUVELLES BIENTÔT. 

C'est grâce à elle que j'ai osé partir. Elle a été un pilier dans ma vie, toujours présente, toujours là pour moi. C'est la personne la plus généreuse et à l'écoute des autres que je connaisse. Elle me manque déjà.

J'espère que j'ai fait le bon choix, en laissant tout derrière moi. Cela ne me ressemble pas de prendre ce genre de décision sur un coup de tête. Moi qui suis de nature discrète, introvertie et qui manque cruellement de confiance en moi. Il m'a fallu prendre sur moi et me faire violence pour chambouler ma vie d'une façon aussi radicale et partir vers l'inconnu. J'y pensais parfois, souvent même, mais je ne croyais pas en être capable. Ou du moins, c'est ce que l'on a voulu me faire croire. Que je n'en étais pas capable. Mais ma passion, mon ambition et mon envie sont plus fortes que tout. 

Je sens, aujourd'hui, que j'ai besoin de ce nouveau départ, sans le fardeau que représente ma famille. Incognito, dans mon coin et sans faire de vagues, je sais que je vais pouvoir me construire une vie paisible et qui sait ? Peut-être un jour réaliser mes rêves ?

J'éteins mon téléphone et, en passant devant une poubelle, le jette dedans. Je n'en ai plus besoin. 

— Salut, moi c'est Charlotte. 

— Salut.

Je lui souris.

Elle s'avance pour me faire la bise.

Charlotte est grande et fine. Son sourire est éclatant. Ses cheveux châtains sont attachés en une mini queue de cheval haute laissant apparaître de grosses perles blanches à ses oreilles. 

— Vas y installe tes affaires dans le coffre, Lorenzo nous attend à l'écurie.

Je dépose ma valise et mes sacs dans le coffre et nous nous mettons en route vers l'écurie. 

Lorenzo Beccatini va être mon nouveau patron. Je l'ai contacté, en réponse à une annonce qu'il a faite paraître dans un journal du turf, pour un emploi de palefrenier dans son écurie de course. C'est basique, bien qu'essentiel pour les chevaux. Ce sera parfait pour faire le vide, ne plus penser, être tranquille et faire mon boulot discrètement et sans pression. M'occuper du confort et des soins des chevaux, je sais faire et j'aime cela. Ne plus les entrainer, me conviendra très bien. J'ai bien insisté sur le fait que je ne montais et n'attelais pas les chevaux, avant de m'engager. Je veux rester anonyme, ma tranquillité et mon indépendance en dépendent. Si j'utilise ma véritable identité, la nouvelle de ma présence ici se répandra comme une traînée de poudre dans tout le milieu. Je ne tiens pas à ce que ma famille retrouve ma trace. Donc je fais une croix sur ma passion, mon sport, mais c'est le prix à payer pour mon indépendance. 

En vérité, je ne connais rien d'autre à part les chevaux de course. Je suis née dans ce milieu et j'ai toujours vécu au rythme des trotteurs. Je viens ici pour redémarrer une nouvelle vie et je compte bien profiter de cette opportunité qui s'offre à moi. On m'a toujours dicté ce que je devais faire, comment, quand et avec qui. Et surtout ce que je ne devais pas faire. Mais j'ai atteint mes limites. Il est temps que je vole de mes propres ailes.

Charlotte est avenante et sympathique, il est facile de parler avec elle. En fait, c'est plutôt elle qui parle, mais cela me convient parfaitement. Je n'ai pas envie que l'on me pose mille questions sur qui je suis ni d'où je viens et pourquoi je suis ici.

Lorenzo est la seule personne qui a accepté de m'embaucher sans me déclarer. C'était un critère obligatoire pour moi afin de préserver mon anonymat. Emma Durand sera désormais mon nom. Simple et passe partout, ce sera parfait pour se fondre dans le décor. Et puis, personne n'ira vérifier l'identité de la nouvelle palefrenière. 

Après une demi heure de route, nous arrivons à l'écurie en franchissant le seuil d'un grand portail électrique et Charlotte gare la voiture sur le parking à côté de l'écurie. En sortant de la voiture je prends mes bagages et la suis. Je n'ai pas beaucoup d'affaires, mais j'ai pris ce que j'ai pu. Deux sacs de sport et un sac à dos, ils sont pleins de vêtements de travail essentiellement. Charlotte veut m'aider et se saisit de mon sac contenant mes affaires pour courir en course, instinctivement je lui prends des mains comme si le simple fait de le porter pouvait lui permettre de voir ce qu'il y avait dedans. Elle ne me tient pas rigueur de ce geste maladroit et prend le second sac. Je suis un peu moins anxieuse maintenant que nous sommes arrivées à l'écurie et j'ai hâte de m'installer et de me reposer. L'odeur familière des chevaux arrive jusqu'à moi. Des phares s'allument au fur et à mesure que nous avançons sur une belle allée gravillonnée et je peux deviner que la structure est très jolie. Nous longeons les murs de pierre sèche d'un grand bâtiment et passons par une grande arche magistrale, pour entrer au beau milieu d'une cour rectangulaire immense, entourée de boxes. En marchant vite et malgré l'éclairage des phares, il m'est impossible de dire combien il y en a exactement, mais certainement aux alentours d'une soixantaine, peut-être plus. Les portes des boxes et les boiseries sont peintes dans un ton de bleu clair qui tire un peu sur le gris. 

Je suis Charlotte de très près en regardant tout autour de moi. Nous entrons dans une sellerie, il y fait chaud et cela me fait frissonner. Charlotte me fait signe de poser mes sacs et elle ouvre une porte, dans le fond de la pièce, qui donne sur un bureau. Un homme d'une quarantaine d'années, joufflu et bien portant, est installé derrière un grand bureau en bois massif. Il semble avoir une discussion animée avec la personne assise en face de lui. Je ne vois qu'une tignasse rousse désordonnée qui gigote. La pièce n'est pas très grande, elle est éclairée par une lampe de bureau et l'air est chargé par l'odeur du tabac. Je comprends tout de suite qu'il s'agit de Lorenzo. Il semble agacé. Il lève les yeux vers nous, ses sourcils froncés laissent place à des yeux ronds d'étonnement lorsque j'enlève ma capuche et mon bonnet, libérant ma chevelure blond platine.

— Salut Emma... arrive-t-il finalement à dire.

— Bonjour. Désolée d'arriver si tard.

Je m'avance pour lui serrer la main. 

Il tient ma main et ne la lâche pas. Il plisse les yeux et me dévisage.

— Je savais pas que tu étais suédoise ? dit-il avec un accent italien à couper au couteau.

— Non pas du tout. Je suis née à Caen et mes parents sont... Français. Pure souche ! 

— Ah... j'ai cru que... il fait un signe en désignant mon visage du doigt.

Il est très courant de voir des jeunes filles suédoises travailler dans des écuries de trot, en France, et cela arrive régulièrement que l'on pense que je suis Scandinave. Et pourtant il n'en est rien, je suis la seule de la famille à avoir hérité de cette couleur de cheveux si claire avec des yeux bleus et le teint pâle. Mon père est brun, ma mère est châtain foncé et mes trois frères sont châtains et aucun d'eux n'a mon teint clair ni les yeux bleus. Selon mon père je suis une merveille de la génétique. Selon ma mère je suis plutôt une erreur... Selon mes frères, je suis adoptée. Bref, il faut croire que dès le départ il était prévu que je sois une sorte d'exception pour que je ne puisse jamais rentrer dans les cases. Je suis, malgré moi, celle qui n'est pas comme les autres, pas dans la norme, le vilain petit canard et il y a toujours quelqu'un pour me le rappeler.

J'essaie de retirer ma main de l'étreinte moite de Lorenzo, qui me regarde toujours comme une bête curieuse, avec ses petits yeux foncés. Ses cheveux poivre et sel tirent vers le blanc tout comme sa barbe fournie cela contraste avec sa peau mate.

— Alors bienvenue chez moi, Emma. J'espère que tu te plairas ici, dit-il en bombant légèrement le torse.

Je ne veux pas le vexer, mais je retire ma main de la sienne d'un coup sec. 

— Merci ! Dis-je ne sachant plus où regarder. 

Je dois être écarlate, comme le rouge sur le grand drapeau italien qui trône fièrement au mur derrière lui.

— Tu commenceras par une semaine d'essai, comme on avait prévu. 

Il s'assied sur son grand fauteuil qui craque lorsqu'il s'étire.

— Sois dans la cour à sept heures, demain matin. Charlotte va te montrer ta chambre.

J'acquiesce et mon regard croise celui de la rouquine assise devant le bureau. Elle m'observe d'un air mauvais, visage fermé, sourcils froncés.

— Merci. A demain, dis-je en sortant derrière Charlotte.

Je récupère mes sacs et nous traversons la grande cour rectangulaire en diagonale.

— Tu verras, Lorenzo c'est quelqu'un de sympa. Il est un peu lourd parfois, mais ce n'est pas quelqu'un de méchant. 

Je souris. 

L'humour lourd et en dessous de la ceinture des hommes de ce milieu est classique. Tout comme la mauvaise ambiance quand les résultats ne sont pas bons ou quand la compétition entre jockeys et entraîneurs fait rage. Tout cela fait partie du quotidien, c'est monnaie courante et dans ma famille ça ne fait pas exception. Mais chez moi j'étais sous la coupe de mon père et sur protégée, voire mise à l'écart. Il n'y avait que mes frères qui se permettaient d'être grossiers avec moi. Raphaël et Tristan surtout. Avec Jules c'était différent nous étions très proches. Ici je m'attends à être traitée comme les autres. C'est un monde très fermé dans lequel on ne compte pas ses heures et je sais combien les informations circulent vite. Etre à l'affût des potins du milieu est un sport a part entière pour les commères des hippodromes. J'ai toujours connu cela de loin mais maintenant je plonge dans le grand bain.

— L'écurie est coupée en deux, m'explique Charlotte, de ce côté de la cour c'est Lorenzo l'entraîneur et de l'autre côté c'est Alex, elle désigne la moitié de la cour vers laquelle nous nous dirigeons. 

Juste à côté de l'arche en pierre, par laquelle nous étions entrées, se trouve un escalier que nous empruntons pour accéder aux chambres. En haut des marches, un long couloir dessert plusieurs pièces. Trois portes à droite, une à gauche.

— Côté cour ce sont les trois chambres, la tienne ce sera celle du fond, la mienne c'est celle du milieu et la première, ici, c'est la chambre de Mickael, qui travaille avec Alex. 

Nous arrivons devant ma porte.

— Désolée, c'est pas la meilleure chambre dit-elle en ouvrant la porte, elle sera peut-être un peu plus bruyante. 

Elle sourit.

— Ah oui ? 

— Oui, elle est au-dessus du bureau d'Alex alors... 

Charlotte voit que je ne comprends pas.

— Il y a souvent du passage, de la musique et... des filles ! dit-elle en gloussant. 

— Ca promet alors, dis-je en levant les yeux au ciel.

Un sérial coureur de jupons, juste en dessous de chez moi, j'espère au fond qu'elle exagère. 

— Mais ne t'inquiète pas, ce sera calme ce soir, il est parti avec quelques-uns de ses chevaux pour faire le meeting de Vincennes, il n'est pas encore de retour.

La porte s'ouvre sur une chambre plutôt spacieuse avec trois grandes fenêtres qui prennent presque toute la largeur de la pièce avec vue sur la cour de l'écurie. Le mobilier est succinct : en entrant sur ma gauche se trouve un grand placard avec une penderie, en face de moi un clic clac, une table basse, et une commode contre le mur sur la droite, placée entre deux portes.

— Là c'est la salle de bain et là ce sont les toilettes, me dit Charlotte en allant tour à tour ouvrir les deux portes. 

Je m'approche pour y jeter un œil. Si j'en crois la couleur des joints de la douche, noircis par la moisissure, l'occupant précédent n'était pas une fée du logis. Je me retourne pour regarder la pièce principale. Cette chambre n'est pas très accueillante mais tout y est et c'est bien là l'essentiel.

— Les chambres sont toutes identiques ? 

Je demande, en cherchant éventuellement un coin cuisine.

— Oui ce sont les mêmes. On partage la pièce à vivre sur le palier, elle me fait signe de la suivre.

Je dépose mes affaires et la suit jusqu'à la pièce commune, dont les grandes fenêtres donnent sur la piste d'entraînement, que l'on ne distingue même pas. Il y a une kitchenette aménagée avec table et chaises et un coin télé avec un canapé et des fauteuils en velours doré qui doivent avoir plus de trente ans. Au mur sont affichées des photos de chevaux, des souvenirs de victoires et autres bons moments passés. 

Je suis un peu abasourdie, je ne pensais pas devoir partager la cuisine, j'imaginais en avoir une rien qu'à moi. Juste un petit coin cuisine quoi... Je regarde rapidement la pièce sans y faire réellement attention.

Nous retournons dans ma chambre, je l'observe plus attentivement. Les murs sont d'un blanc crasseux, la lumière qui se dégage du plafonnier est jaunâtre. La peinture du plafond s'écaille par endroits, la pièce sent le renfermé et le sol est poisseux sous la semelle de mes tennis. Il y a un peu de ménage à faire mais tout cela me plait, ce sera mon petit chez moi et je vais m'y sentir bien. Je sens une vague d'impatience m'envahir. Un sourire traverse mon visage, Charlotte est bouche bée.

— Je crois que tu es la première personne qui visite cette piaule avec le sourire !

Elle rit. 

— Ça ira très bien ! C'est tout ce qu'il me fallait, dis-je en glissant la main sur le dessus poussiéreux de la commode.

— Tu n'es pas difficile, au moins. Je t'ai posé un seau avec une serpillère, un balai et quelques affaires pour faire du ménage, tu vas en avoir besoin. 

— Merci, dis-je touchée par cette attention, en prenant le seau.

— Bon allez, je te laisse t'installer, je vais me coucher ! A demain.

— A demain. 

Je referme la porte derrière elle et contemple mon nouveau chez moi. Je soupire de soulagement, fatiguée mais heureuse. J'ai réussi. Je suis partie. C'est un jour à marquer d'une pierre blanche.

  • Jamais simple de partir de chez soi, surtout à 19 ans. Mais l'instinct sauve celui ou celle qui subissait de trop une situation intenable et au travers d'un sursaut de survie, on finit par lever les voiles, grisé(e) par l'irrésistible appel de la liberté.

    · Il y a environ 2 ans ·
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