Vertigo - Chapitre 5

A S Mtzr

Je retourne en direction des chambres. Je suis affamée et je n'ai rien à manger. Il faudrait que j'aille faire des courses.

Je passe mes boots boueuses et mes main au jet d'eau avant de monter. Je décide d'aller me laver les mains à la cuisine et mets les boots à sécher près d'un radiateur. Lorsque j'ouvre la porte, la chaleur de la pièce me fait pousser un soupir de soulagement. Mickael et Charlotte sont en train de déjeuner. Ils sont installés à table et me regardent entrer dans la pièce, n'utilisant que mes coudes pour ne pas salir les poignées de porte.

-Non ! Tu as fait un combat de boue ?

Charlotte éclate de rire et en lâche sa fourchette.

-Tu t'es battue avec Lucas ? Ou avec le poulain ?

Ajoute Mickael amusé.

-Les deux ! Je peux me laver les mains ?

-Biensûr, vas y.

Charlotte prend une bouchée de pâtes et m'indique d'aller à l'évier.

-On a fait des pâtes et du jambon, tu en veux ?

Demande Mickael.

Je me nettoie les mains du mieux possible et je me sens soulagée de pouvoir manger quelque chose. Mon estomac a arrêté de se tordre de faim, mais j'ai hâte de pouvoir manger.

-Merci, c'est gentil. Vous préparez toujours à manger pour vous deux ? Ou chacun se fait à manger ?

-Oui, on prépare pour nous deux... c'est plus sympa. Mais compte pas trop sur Mika pour te faire de la grande cuisine. S'il était tout seul il ne mangerait que des plats surgelés ou des conserves.

-Faut bien se nourrir... même quand on ne sait pas cuisiner. fait Mickael, la bouche pleine.

-Tu sais quand même faire bouillir de l'eau...

Charlotte le regarde avec beaucoup de tendresse. 

Cela échappe totalement à Mickael qui continue de manger sans lever le nez de son assiette. 

-Ouais, pour faire du thé, avec une bouilloire, quoi...

J'enlève mon sur pantalon sale, ma veste et mon bonnet et pose le tout près de la porte.

-Viens, installe-toi.

Charlotte avait préparé un couvert supplémentaire. L'attention me fait plaisir. Ils savent me mettre à l'aise et je sens que je peux être moi-même avec eux. Ou du moins, parler librement. Je m'assieds à ses côtés et elle me sert une assiette bien remplie. Je salive d'avance.

-Allez, je vais faire la sieste, moi. annonce Mickael en baillant et en s'étirant avec peu de discrétion.

Il va faire sa vaisselle et quitte la salle à manger et je ne peux m'empêcher de remarquer que Charlotte ne le quitte pas des yeux. Elle sourit et j'hésite à poser la question qui me taraude depuis ce matin. Elle me regarde.

-Qu'est-ce qu'il y a ?

-Rien, c'est juste que...

-Quoi ?

Elle est intriguée.

-En fait je me demandais depuis combien temps il te plaisait...

-Qui ?

Elle ouvre des yeux ronds.

Sa réaction me fait douter de mon jugement. Est-ce que j'ai bien vu ? Ou est ce que j'ai rêvé ?

-Euh... Mickael ? dis-je en plissant les yeux.

Elle gigote nerveusement sur sa chaise ce qui me confirme que j'ai vu juste. En un quart de seconde elle est devenue aussi rouge que les assiettes dans lesquelles nous mangeons. Elle s'agite, ne sachant pas quoi dire.

-C'est rien ne t'inquiète pas, mes lèvres sont scellées. Je serai muette comme une tombe.

Je serre mes lèvres en mimant que je les ferme à clé et que je jette la clé derrière moi. Elle se détend et sourit.

-C'est que... je ne pensais pas que ça se voyait. dit-elle, dépitée.

-Il est au courant ?

Je commence à manger et me régale de ce repas simple, mais tellement réconfortant.

-Non, je ne crois pas.

Elle baisse les yeux.

-Comment tu comptes t'y prendre pour qu'il le sache ? dis-je la bouche pleine.

-Je ne compte rien lui dire en fait.

Je sens de la déception dans le son de sa voix.

Elle semble résignée.

-Tu crois que tu ne lui plais pas ?

-C'est évident, non ?

-Non pas vraiment. C'est un mec, et parfois les mecs ne voient rien. 

Je fais une pause et réfléchis en fronçant les sourcils.

-Non. En fait ils ne voient jamais rien.

Elle sourit, les yeux rivés sur son assiette vide.

-Ouais. Enfin je pense que si je lui plaisais il serait déjà venu me le dire, tu vois ?

-C'est vrai. Je marque une pause. Ou alors il est aussi timide que toi et il n'ose pas venir te voir, pensant qu'il n'est pas ton genre.

Elle secoue la tête, sans conviction.

-Et toi tu as un copain ?

-Euh, n... euh non !

Je bafouille.

-C'est compliqué on dirait !

Nous rions toutes les deux.

-J'ai été déçue. Et maintenant j'essaie de repartir à zéro.

-Et ça va ? Tu tiens le coup ?

Je réfléchis un instant :

-Je crois que ça va aller. Je sens que je vais me plaire ici.

Je lui souris.

Je me sens proche d'elle. J'ai l'impression que l'on peut parler de tout et ça me fait du bien d'avoir trouvé une amie. Je dois vraiment me préparer à ce que l'on me pose d'autres questions sur moi. Je n'ai pas besoin que l'on sache exactement qui je suis, ni d'où je viens et encore moins pourquoi je suis partie de chez moi.

Après avoir mangé et fait la vaisselle, nous nous affalons sur le canapé et discutons du programme de l'après-midi et de l'écurie avant de retourner travailler.

Dehors il fait gris, la nuit va bientôt tomber et le brouillard commence à s'épaissir. L'humidité me glace le sang lorsque j'arrive en bas de l'escalier. Je me dépêche d'enfiler mon bonnet, ma capuche par dessus et je tire sur mes manches pour y cacher mes mains. Mes chaussures n'ont pas totalement séché alors je me dépêche de faire ce qu'il y a à faire pour pouvoir vite les enlever et me réchauffer les pieds.

Nous installons deux des chevaux, qui ont travaillé ce matin, dans les stalles pour leur faire les soins. Nous leur appliquons de l'argile marine sur les membres.

-Tu as déjà posé des bandes de repos ?

Me demande Charlotte des bandages entre les mains.

-Oui, biensûr.

-Tiens, tu peux lui en mettre aux quatre membres.

Elle me tend les bandes et je les pose sur le premier antérieur puis j'enchaine avec les trois autres membres. Lorsque j'ai terminé, ce gentil cheval baisse la tête et vient me renifler. Je lui caresse le bout du nez et le museau. Il se laisse faire sans bouger. Je me redresse et sors de la stalle en contemplant le résultat.

Je sursaute en découvrant Lorenzo à côté de moi accompagné d'un monsieur d'une soixantaine d'années. Il regarde les bandages que je viens de mettre. Il pince ses lèvres et hoche la tête :

-C'est bien. 

Et il part en direction de la sellerie.

Je me sens soulagée, je vais terminer cette journée sur une bonne note. Cela peut paraître idiot, mais j'ai besoin de savoir que mon patron est content de mon travail. Le cheval avance sa tête et la secoue. Je le caresse de nouveau et il se laisse gratter avec plaisir en tordant sa tête pour que je le gratte plus fort.

-Il aime que l'on s'occupe de lui, dit l'homme qui accompagnait Lorenzo.

-Oui, on dirait bien.

Je lui souris.

-Je suis Michel, et vous vous occupez de mon cheval : Roman.

Il me tend la main pour que je la serre.

Il porte des lunettes modernes à monture bleu marine mate. Ses cheveux gris sont courts et son sourire lui donne un air très doux. Sa tenue impeccable, et ses chaussures de ville en cuir retourné, dénotent avec le lieu et nos propres tenues maculées d'éclaboussures de boue et de sable.

-Emma, dis-je en lui serrant la main. Votre cheval est très attachant.

Je décroche les deux longes qui retiennent Roman et quitte son propriétaire pour le ramener dans son boxe. Charlotte m'indique que je dois faire les mêmes soins à son voisin de boxe, Ultra.

Ultra est un cheval de taille moyenne, il est très trapu et très costaud, il a de belles formes, il est joliment musclé. Il semble amical et vient spontanément à ma rencontre lorsque j'ouvre la porte de son boxe. Je caresse doucement son chanfrein. Il me rappelle un cheval. La nostalgie me pique en plein cœur. Ultra me renifle le visage et je viens poser mon front contre son chanfrein.

-Oh comme c'est mignon, elle fait des câlins aux chevaux.

La voix de Roxanne me fait sursauter en irritant mes tympans.

Décidément. Je ne réponds rien, d'ailleurs personne dans la cour ne réagit, et sans me retourner, j'enfile le licol sur la tête d'Ultra et je passe devant elle pour accéder à la stalle. Concentrée sur mon travail, je ne fais pas attention à ce qu'il se passe autour de moi. J'applique l'argile et je pose les bandes. Cinq chevaux plus tard Lorenzo me dit que nous avons fini les soins et qu'il est temps de nourrir tout le monde, la journée touche à sa fin.

Michel discute avec Lorenzo. Il a l'air d'être un homme sympathique et amoureux des chevaux même s'il n'a pas l'air très à l'aise en leur présence. Je passe un coup de balais dans les stalles. 

-Savez-vous que Roman est un cheval qui a une histoire ? 

-N'est ce pas le cas de tous les chevaux, Monsieur ? Dis-je en arrêtant de balayer.

-Je vous en prie, appelez-moi Michel. Oui en effet, chaque cheval a son histoire, mais celui-ci est particulier.

Je me tourne vers lui. Il me sourit avec bienveillance.

-Racontez-la moi dans ce cas.

-Michel !

Roxanne nous surprend.

Derrière Michel je vois Lorenzo et Mickael se retourner, curieux de savoir ce qu'elle peut bien vouloir.

-Michel. Dit-elle un peu moins fort en arrivant à ses côtés. Est-ce que vous allez au Prix d'Amérique cette année ?

Elle glisse sa main sous son bras et l'entraine plus loin, vers les chevaux.

Il me jette un regard désespéré par-dessus son épaule mais il est pris de court. La tornade Roxanne l'a emporté. Mon dos se voute comme si une chape de plomb venait peser sur mes épaules et mes pensées deviennent moroses. Durant cette première journée de travail, on m'a bien fait comprendre que j'étais à un rang inférieur. Si je ne l'avais pas compris dès le départ, Roxanne s'est bien chargé de me le faire savoir. Mon cœur se serre et mes mains se crispent sur le manche de mon balai qui vient toucher mon côté et je grimace sentant mon hématome douloureux sur ma hanche. Il faudrait que je passe un peu de crème dessus pour guérir plus vite. Je me retourne pour que l'on ne puisse pas voir que je suis touchée et décide de profiter du fait que la sellerie soit vide pour y entrer à la recherche d'une pommade. J'ouvre le placard des produits de soin et repère rapidement du gel à l'arnica. J'attrape la bouteille et regarde attentivement le flacon.

Je suis perdue dans mes pensées. Je n'arrive pas à passer à autre chose. Je savais que changer d'écurie serait déstabilisant, pour moi. Je savais que le travail serait différent aussi. Mais si elle n'était pas là, j'avoue qu'il n'y aurait pas d'ombre au tableau. 

Je ne me sentirais pas blessée que ma fonction permette que l'on puisse m'humilier ou essayer de me faire croire que je vaux moins qu'un lad jockey. Si j'avais du cran je lui rendrais la monnaie de sa pièce. Mais même si je la déteste et que je suis en colère, je constate que je suis incapable d'ouvrir la bouche pour me défendre. Je fais tourner la bouteille d'arnica entre mes doigts, quand la porte de la sellerie s'ouvre d'un coup sec. Je sursaute et repose le flacon à toute vitesse comme si je faisais quelque chose de mal.

-Qu'est-ce que tu fais ?

Roxanne s'approche de moi et me dévisage d'un air soupçonneux.

-Rien je...

Prise la main dans le sac, je ne sais pas quoi lui répondre.

Elle fronce les sourcils et regarde dans le placard encore ouvert avant de me dévisager à nouveau. J'essaie de rester de marbre, en apparence. Finalement elle passe la main devant moi et saisis le flacon d'arnica avant de sortir de la sellerie en refermant la porte derrière elle. Je pense que cette journée de travail est ma première et ma dernière. Je l'imagine déjà en train de raconter à Lorenzo, avec un plaisir non dissimulé, que je fouillais dans ses placards. Je prends ma tête entre mes mains, je me sens désespérée. Qu'est-ce que je vais faire maintenant ?

Charlotte entre à son tour dans la pièce et me demande de l'accompagner pour nourrir les chevaux. Je la suis jusqu'à la brouette à grain qu'elle a rempli. J'écoute ses instructions pour savoir quelles quantités d'aliment et quels compléments alimentaires donner à chaque cheval. Nous ne sommes que toutes les deux. Je constate avec soulagement, que Roxanne est dans le boxe d'un de ses chevaux avec Michel et que Lorenzo bricole une roue de sulky avec Mickael. Nous discutons de tout et de rien, des chevaux surtout. Lorsque nous avons nourri tout le monde, je range la brouette à grain dans la graineterie.

-Il y a une soirée chez Lucas Samedi soir, tu viendras ? demande Charlotte.

-S'il m'invite, oui, pourquoi pas ?

Je marque une pause avant de reprendre.

-Tu le connais bien Lucas ?

-Ah ouais. Lucas.

Elle sourit en levant un sourcil et je sens déjà que j'aurais mieux fait de me taire.

Elle s'approche de moi la bouche en cœur. Je lève les yeux au ciel.

-Arrête, on s'est vus quelques minutes à peine... Je ne connais personne, ici je te rappelle.

-Bon, sérieusement, je le connais depuis longtemps on était à l'école ensemble à Mont-de-Marsan. Il a eu une enfance un peu pourrie. Jusqu'à l'année dernière il bossait chez son oncle et ils ne se sont jamais bien entendus alors Lucas a préféré partir. Maintenant il fait beaucoup de débourrages, il travaille chez Jaquet. C'est à dix minutes de route d'ici. Il a peu de chevaux de course mais Lucas monte et drive beaucoup pour l'extérieur. Il a plus de deux cents victoires. A vingt-sept ans, c'est énorme. C'est un des meilleurs jeunes du sud-ouest.

-Effectivement c'est énorme !

Je suis impressionnée.

Je ressens l'envie d'en faire autant. C'est mon rêve depuis toujours. Je chasse cette idée de mon esprit, mais je ne peux m'empêcher d'imaginer qu'un jour peut-être moi aussi...

-Cela fait deux mois qu'il est célibataire. Ça s'était très mal terminé avec son ex copine, Sarah. Je crois qu'il ne s'en est toujours pas remis. Il a vraiment accusé le coup. Depuis il n'a plus de relation sérieuse, et pourtant, ce ne sont pas les filles volontaires pour lui faire oublier Sarah, qui manquent ! Mais il est un peu triste, tu vois ? 

Elle me pousse de l'épaule et me fait un clin d'œil.

Je baisse les yeux. J'espère qu'elle ne lui dira pas que j'ai posé des questions sur lui. Cela ne ferait que me mettre encore moins à l'aise. Je me suis sentie hardie de parler ouvertement avec elle et j'espère que je ne vais pas m'en mordre les doigts.

-Ne t'inquiète pas, je serai muette...

Elle mime qu'elle ferme sa bouche à clé, comme moi, quelques heures plus tôt.

Oh bon sang j'aurais dû me taire, soupire ma conscience.

Je suis déconfite.

-Allez viens, on va prendre une douche et je t'emmène en ville faire des courses.

Elle sort de la graineterie et je bondis à sa poursuite. Oui, des courses !


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