Vertigo - Chapitre 7

A S Mtzr

De loin, nous suivons Lorenzo assis au sulky de Vortex, qui se rendent en piste pour la course. Je marche toujours derrière Charlotte et je suis interpellée par du bruit et des cris. A quelques mètres de moi, attaché dans une aire de douche, un cheval donne du fil à retordre à la jeune fille qui s'en occupe. Il essaie de se cabrer, donne des grands coups de sabot sur le sol en béton, piaffe et hennit bruyamment comme un étalon. La jeune fille essaie d'atteindre la longe pour le détacher du mur mais il s'agite tellement qu'elle n'y parvient pas et se retrouve coincée entre le cheval et le mur. Je m'approche et je vois le cheval bondir contre elle, pas pour lui faire du mal mais simplement parce qu'il ne la voit même plus tellement il est préoccupé par les chevaux qui circulent autour de lui, trop près de lui. Elle essaie de le pousser, mais que peut-elle faire avec ses cinquante kilos tout mouillés alors que lui doit en faire cinq cents ? Il doit l'écraser assez fort car elle blêmit et essaie de crier à l'aide, sans y arriver.

Je me précipite à la tête du cheval, il tape furieusement des antérieurs sur le sol en béton, toujours collé contre le mur.

Tout va tellement vite que je ne suis pas sûre de réfléchir comme il faut. Mais je dois y aller ! Il faut que je le détache ! Je tends le bras pour essayer d'approcher du nœud sur la longe mais sa tête est largement en avant et il met de grands coups de tête de haut en bas. Allez je dois le faire ! Un, deux,...

-Non !

Au moment où je m'avance pour pousser la tête du cheval, je sens un bras passer devant moi et me tirer en arrière, par les épaules. Je pousse un petit cri de surprise, pensant que le danger viendrait plutôt de devant, plutôt que derrière moi.

Je ne comprends pas ce qu'il se passe mais je réalise que l'homme qui m'a arrêté, intervient à ma place. Et à ma grande surprise je le reconnais, il s'agit de Lucas. Il lève les mains et lui parle très fort :

-Hé ! Là ! Doucement, mon gars !

Le cheval a les oreilles en arrière et n'arrête pas d'hennir. Lucas met une main sur son chanfrein et réussit à défaire le nœud d'attache caché par son encolure imposante. Il guide le cheval, hors de l'aire de douche et disparait après m'avoir fait un large sourire en passant devant moi.

La jeune fille coincée derrière le cheval se tient les côtes.

-Est ce que ça va ? demandé-je, alors qu'elle reprend péniblement son souffle.

-Ça va. Halète-t-elle. J'ai eu peur.

Les larmes lui montent aux yeux et j'essaie de la réconforter en passant mon bras autour de ses épaules.

Je suis un peu perdue. Je regarde autour de nous et je m'aperçois que l'on nous observe. Parmi les personnes qui ont les yeux braqués sur nous, un regard attire mon attention et me déstabilise. C'est un jockey assez grand, en tenue de course. Tiré à quatre épingles, son pantalon est d'un blanc immaculé, sa casaque noire avec une croix de lorraine bleue est impeccablement ajustée et pour une raison que j'ignore totalement, son regard me transperce et je me sens mal à l'aise. Il a les sourcils froncés, un peu comme s'il était en colère. J'essaie de ne pas le regarder, mais je ne peux m'empêcher de remarquer qu'il a des cheveux bruns magnifiques. Un sanglot de la jeune fille dans mes bras me fait redescends sur terre. J'ai une boule dans la gorge. Personne n'a levé le petit doigt pour l'aider, il aurait pu y avoir un accident grave.

-Tu as eu de la chance. Lui-dis-je sans réfléchir.

-C'est la première fois qu'il me fait ça... enfin, à ce point-là.

Elle essaie de marcher mais son pied lui fait mal et elle grimace. Je l'aide à s'asseoir et à enlever sa chaussure et sa chaussette, son pied a été piétiné. Il est rouge et on devine déjà l'hématome à venir. Il faut dire qu'il s'agitait tellement, on aurait cru qu'il avait dix jambes au lieu de quatre.

-Oh ! S'écrie-t-elle inquiète à la vue de son pied meurtri.

-Ce n'est rien, mets de la glace et du gel à l'arnica et tu verras, ton pied ira mieux en un rien de temps.

J'essaie de rester positive, pour ne pas lui faire peur, s'il n'y a pas de fracture, son pied sera simplement gonflé et douloureux pendant quelques jours.

Lucas nous rejoint sur l'aire de douche, accompagné d'un homme d'une cinquantaine d'années.

-Ah oui pas mal ! Il ne t'a pas raté !

S'étonne-t-il en regardant la blessée.

-Viens je t'emmène à l'infirmerie.

Nous l'aidons à se rechausser et à se lever et elle part en boitant en prenant appui sur cet homme qui doit être son patron, ou peut être son père ?

-Merci Lucas, ajoute-il en s'éloignant.

-Oui, merci Lucas, dit la jeune fille, en nous regardant par-dessus son épaule.

-Merci... Lucas. dis-je en lui souriant.

-Mais de rien. J'ai vu que tu étais mal embarquée alors je me suis permis d'intervenir, dit-il sur le ton de la plaisanterie.

Il me fait signe d'avancer à ses côtés :

-Viens je vais te présenter quelqu'un... 

Il s'arrête et regarde autour de nous.

-Merde, il était là il y a deux secondes. Je te le présenterai tout à l'heure, sauf si tu finis sous un cheval ou collée au mur comme Alice.

Il rit.

J'ouvre de grands yeux.

-J'y crois pas ! Je ne suis pas une empotée.

Il pince ses lèvres et lève les sourcils et je ne peux m'empêcher de rire.

-Ok, je l'avoue. Je ne suis pas certaine que j'aurais pu détacher le cheval sans prendre un mauvais coup. Tu es mon sauveur, ça te va ? Qu'est-ce que je dois faire pour te rendre la pareille ?

-Ouais ça me va bien. Pour commencer tu devrais me payer un verre, tout de suite.

-Tu crois ?

-Absolument. Et tu devrais m'inviter à diner aussi.

-Je... euh...

Je ne sais pas quoi répondre, Lucas est adorable, je sais que c'est quelqu'un de bien ça se voit tout de suite mais...

Je ne sais plus où regarder.

-Tu devrais voir ta tête, je te jure !

Il éclate de rire. 

Je me sens stupide de n'avoir pas compris qu'il plaisantait.

-Peut être que c'est toi qui devrait m'offrir un verre, finalement ? Vu que c'était moi qui étais en détresse, non ? Un remontant pour me remettre de mes émotions serait le bienvenu.

Lucas me sourit et je ne peux m'empêcher de l'observer.

J'arrête avant qu'il ne s'en rende compte.

-Bon ok, c'est moi qui invite. Mais est-ce que c'est habituel chez toi de te mettre dans des situations pareilles ?

Il m'indique la direction de la buvette et nous nous mettons en marche.

-Comment ça ? 

-Le jour où je t'ai rencontré je t'ai retrouvé à quatre pattes dans la boue, quand même. Et aujourd'hui tu as failli te faire massacrer par un cheval...

Je ne peux m'empêcher de rire.

Charlotte passe à côté de nous d'un pas rapide :

-Dépêche-toi, si tu veux voir Lorenzo, la course va partir.

Je regarde Lucas.

-Ça te dérange si...

-Non biensûr, allons voir Bécca en action !

Et nous partons ensemble regarder la course. Nous nous plaçons près du poteau d'arrivée. Malgré le froid, il y a du monde sur l'hippodrome. L'ambiance y est conviviale.

Le départ vient d'être validé et les chevaux se sont élancés à vitesse moyenne. Lorenzo se place rapidement à mi peloton et y reste pendant les trois quarts de la course. Un cheval se détache du groupe et prend quelques longueurs d'avance sur tous les autres. Je repère la casaque jaune et rouge de Lorenzo toujours à la même place. Dans le dernier virage, les chevaux accélèrent tous ensemble et les plus rapides essaient de contourner les autres pour accéder aux premières places. Le premier cheval est intouchable et j'admire sa beauté. Il a une grande tâche blanche très large qui prend presque toute la largeur de sa tête incluant même sa bouche. Ses quatre jambes sont blanches jusqu'au-dessus des genoux et il a même une grande tâche sous le ventre. Je me régale de le regarder tant il est splendide. C'est à ce moment-là que je reconnais la casaque noire et bleue de son jockey. Je revois aussitôt le visage agacé et les yeux étincelants de celui qui la portait, quelques minutes plus tôt. Je fais un pas en arrière et bute contre Lucas, derrière moi. Je sens ses mains m'attraper par les bras pour m'aider à me stabiliser :

-Hé, ça va ?

-Oui, excuse-moi.

Je souffle sur mes mains froides et regarde Vortex, à pleine vitesse, qui termine sa course sur un joli sprint et vient décrocher la troisième place.

-C'est bien, dit Lucas, il a bien progressé, Vortex.

-Il revient de loin, le petit gars.

Ajoute Charlotte qui arbore un grand sourire.

Nous rejoignons Lorenzo aux balances et je suis gênée de laisser Lucas en plan. Il voit que j'hésite.

-Vas-y ne t'inquiète pas. Je dois y aller, je cours dans la prochaine. On boira un coup après ?

-Ok, dis-je en lui adressant un signe de la main.

Après avoir aidé Lorenzo pour dételer Vortex, le doucher, le faire sécher en marchant et lui mettre l'argile sur les membres, Charlotte, Lorenzo et moi nous dirigeons vers les tribunes pour voir la course qui va suivre. Nous nous arrêtons devant le rond de présentation, Lorenzo discute avec un homme qui a l'air d'être un entraîneur. J'aperçois Lucas assis sur le sulky d'un très grand cheval, il nous sourit en passant.

-Ah ça fait plaisir ! s'exclame Charlotte.

-Qu'est-ce qu'il y a ?

-Je sais pas... elle hésite avant de reprendre. Tu veux que je te dise ? Je n'ai pas vu Lucas être souriant, joyeux comme ça depuis un moment.

Elle me pousse du coude et me fait un sourire complice.

Je comprends tout de suite qu'elle m'associe à la bonne humeur de Lucas.

-Arrête, tu racontes n'importe quoi.

Mes joues s'enflamment et je me sens devenir aussi rouge .

A l'heure où les filles de mon âge sortaient et voyaient des garçons, moi je vivais recluse chez moi à travailler auprès des chevaux. J'ai eu un copain avec qui j'ai eu des moments heureux, certes, mais rien de mémorable non plus. Avec Greg on était plus des amis que des amoureux mais bizarrement, lui, j'avais l'autorisation de le côtoyer. Son père étant le maréchal ferrant de mes parents, puis lui même l'est devenu, donc c'était une relation utile aux intérêts de l'écurie. Utile pour avoir une bonne ristourne... Ça s'est terminé de façon tellement pitoyable que c'est une des raisons pour lesquelles j'ai décidé de quitter la Normandie pour rejoindre le sud de la France. 

Je suis lasse. Je ne pensais pas me retrouver dans cette situation gênante au bout de seulement trois jours, ici. Je me voyais plutôt vivre seule dans mon coin. Me faire une amie ou deux... Au lieu de ça je me fais chambrer au sujet de Lucas que je connais à peine. Et tout cela me paraît tellement peu naturel. Je ne sais pas flirter, je ne suis pas à l'aise avec les gens en général. Je suis timide, j'ai toujours eu du mal à tisser des liens avec les inconnus. 

-Tu vas faire des envieuses, c'est moi qui te le dis.

Je baisse la tête, j'aimerais lui sortir cette idée de la tête tant qu'il en est encore temps.

-Tu es en train de te faire des films.

Si seulement elle pouvait comprendre. Je n'arrive pas à m'exprimer clairement, j'ai peur de ne pas être assez diplomate. J'opte donc pour le silence. Mais est-ce vraiment la bonne solution ? Je n'ai besoin de personne, surtout pas d'un copain. Au fond de moi, je ne sais pas où je vais, ni même qui je suis. J'avance au jour le jour.

Mon père m'a toujours vanté l'amour, le vrai, le romantisme... malgré qu'à la maison, avec ma mère ils s'étripaient littéralement. Entre son discours et la réalité il y avait vraiment un gouffre. Et naïvement je buvais ses paroles. Naturellement ! J'étais sa petite princesses. Alors je croyais en ses belles histoires sur l'amour, le vrai le seul. J'en rêvais. Mais ces derniers jours m'ont démontré tout le contraire. Je ne crois plus à son discours pseudo romantique et à ses mensonges à l'eau de rose. L'amour est destructeur et ceux qui y croient sont des imbéciles. 

Un autre cheval passe devant nous et me tire de mes pensées. Je lève les yeux et j'aperçois le regard qui m'avait transpercé quand j'etais avec Alice. La casaque noire et bleue. Je retiens ma respiration. Même tenue impeccable, même regard froid, sérieux, perçant, même air agacé en me voyant. Charlotte lui fait bonjour de la main comme une miss France, avec un air à la fois drôle et coincé, sans dire un mot. En la voyant faire j'ai juste envie de lui tirer sur la manche pour lui faire baisser la main. Mais je suis encore plus surprise quand je vois qu'il lui répond d'un signe de tête. Ils ont l'air de bien se connaître. Je n'ose pas poser de questions. Ma respiration se coupe et je n'ose plus bouger. Soutenir son regard m'est impossible et je baisse rapidement les yeux vers le sol et tourne la tête dans la direction opposée. Une fois passé je respire enfin et quitte la barrière pour m'installer en bordure de piste. Charlotte me suit et nous nous replaçons près du poteau d'arrivée.

Accoudée à la lice, je savoure de nouveau mon plaisir d'être là. J'aime cet univers fermé, comme une bulle. J'aime que personne ne me surveille ni me dicte quoi faire. J'ai envie de hurler, à qui veut l'entendre, que je suis libre. Je garde quand même un œil autour de moi pour surveiller si Joyce ne serait pas dans les parages.

Chevaux et drivers sont concentrés, à l'échauffement. Je les observe aller et venir devant nous et je me surprends à chercher ce jockey au regard perçant. Je le repère facilement. Il arrive au petit trot en longeant la barrière, suivi de près par Lucas et son immense monture. Je me sens mal à l'aise. Pourquoi est-il si renfrogné ? Peut-être qu'il m'a trouvé ridicule d'avoir voulu aider Alice tout à l'heure ? Ou peut-être que j'ai une tête qui ne lui revient pas, tout simplement ? 

Et puis après tout, j'ai autant le droit que lui d'être ici, je ne fais de mal à personne et je ne suis pas désagréable, moi. Je me mets derrière Charlotte pour me cacher. Ma conscience me fait redescendre sur terre, je ne suis pas le nombril du monde, tout ne tourne pas toujours autour de moi.

Le départ de la course est donné, les chevaux trottent tous ensemble en un peloton plutôt étiré. Dès les premiers mètres de course, plusieurs chevaux sont disqualifiés, ayant galopé. Avec ses grandes enjambées, le cheval de Lucas ressemble à un bulldozer, ils prennent la tête de la course. Il commence à se détacher des autres et la casaque noire et bleue vient dans son sillage et le suit pendant toute la course. Lorsque les chevaux entament la dernière ligne droite, la casaque noire et bleue déboite et lance son cheval à la poursuite de celui de Lucas, et vient l'attaquer pour gagner. Je sens la colère me piquer, je déteste ce type de victoire, quand le cheval de tête fait tout le travail et amène la victoire sur un plateau à celui qui n'a fait que le suivre. Les chevaux luttent côte à côte et pendant une centaine de mètres ils sont au coude à coude, le cheval de Lucas tient bon et gagne de peu. Voilà qui me fait plaisir. C'est une belle victoire. Je réalise que mes à priori me montent à la tête. J'essaie d'être objective, les circonstances de course sont ce qu'elles sont. Si Lucas avait été second, il n'aurait pas démérité. Alors que je me torture l'esprit à vouloir me raisonner moi-même, je vois que Lucas tape amicalement dans la main de son poursuivant. Eux aussi se connaissent... bon sang ! Évidemment !

Il n'y a que moi qui ne connait personne, ici !

-Allez on va sur la photo ! me dit Charlotte en me bousculant.

Je ne suis pas certaine que ce soit une bonne idée, sur la photo d'arrivée on retrouve les proches de l'entraîneur, du jockey, des propriétaires du cheval. Moi pour l'instant je ne suis rien ni personne pour qui que ce soit.

-Allez viens ! insiste-t-elle en me tirant par le bras.

Nous arrivons dans l'espace des balances où les premiers chevaux de chaque course doivent se réunir pour que le vétérinaire contrôle leur identité. La photographe, appareil en main, attend le vainqueur pour immortaliser la victoire. Les chevaux rentrent de piste les uns après les autres.

Lucas et la casaque noire et bleue arrivent en dernier. Je ne sais plus où me mettre, il y a du monde partout et je pense sérieusement à sortir de l'espace des balances pour me fondre dans le public. Je regarde autour de moi, la sortie n'est qu'à quelques mètres, je me dis que personne ne remarquera mon absence et au moment où je m'engage pour sortir Lucas m'appelle :

-Emma ! Viens !

Je fais demi-tour et vois Lucas et Charlotte entourés de plusieurs personnes autour du cheval. Je m'approche d'eux et l'inconnu, avec sa casaque, qui me perturbe depuis bientôt deux heures, prend aussi place pour la photo, tenant à ses côtés, le cheval qu'il menait dans la course ! Je me rends compte, qu'ils sont tous amis avec lui. Ils me regardent et Lucas, qui tient son cheval par la rêne, me fait signe de venir à côté de lui. Pour la discrétion on repassera... Je grogne intérieurement de me faire encore remarquer. Son grand cheval secoue un peu la tête, essoufflé par son effort. Lucas, bras tendu dans ma direction, m'attend. Il glisse sa main dans mon dos d'un geste protecteur et je fais un pas en avant. Une fois la photo prise, tout le monde se disperse et retourne à ses occupations. Charlotte et moi attendons Lucas, qui a rendu sa monture à son entraîneur. Il revient vers nous et nous allons à la buvette, à quelques mètres de là.

Je me détends enfin :

-Cette fois c'est sûr, c'est à toi de nous payer à boire.

Lucas me sourit. 

Il défait la fermeture de son casque et le retire sans me quitter des yeux. Je déglutis et me tourne vers Charlotte, qui est accoudée au bar, avec un sourire idiot, jusqu'aux oreilles. Je soupire intérieurement.

Je reste à distance de Lucas et fais profil bas pendant que nous buvons un verre et qu'il discute avec Charlotte. Me faire toute petite, me faire toute petite... 

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