Vie Nouvelle

My Martin

"Je marine."

Roland Barthes

1915-1980                     65 ans


né le 12 novembre 1915 à Cherbourg et mort le 26 mars 1980 à Paris,

philosophe, critique littéraire. Écrivain, théoricien du langage et de la littérature

professeur au Collège de France, chaire de sémiologie littéraire de 1977 à 1980

sémiologue, expert en signes linguistiques -sémiologie linguistique et photographique

La sémiologie -signe et parole, discours, étude- est l'étude des signes au sein de la vie sociale


A partir des années 1950, l'un des principaux intellectuels du post-structuralisme

Structuralisme

Années 1960 : l'être humain participe à un réseau de relations symboliques, sans en être conscient. Le structuralisme a connu sa forme la plus complète dans l'anthropologie sociale pratiquée par Claude Lévi-Strauss 1908-2009.

Le structuralisme s'attache à dégager des régularités, des structures objectives qui s'imposent aux êtres humains, sans qu'ils en aient conscience.

En linguistique, la langue est envisagée comme une structure, un ensemble d'éléments entretenant des relations formelles.


Post-structuralisme

Courant philosophique, années 1960 et 1970. L'instabilité en sciences humaines est due à la complexité des humains eux-mêmes. Impossible d'étudier les phénomènes ou les événements, sans les dissocier de leur structure.

Étudier la culture humaine, au moyen de modèles structurels basés sur le langage.

le poststructuralisme rejette la prétention à la véracité, la « nature » ou « l'essence » des choses et des groupes ; la réalité est construite, enchevêtrement de discours qu'il s'agit de déconstruire

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1915. Roland Barthes naît pendant la Première Guerre mondiale, à Cherbourg.

Son père est Louis Barthes, officier de la marine marchande mobilisé comme enseigne de vaisseau, catholique. Il commande le patrouilleur Montaigne. Il décède le 26 octobre 1916, lors d'un combat naval au large du cap Gris-Nez, contre cinq destroyers allemands. Roland Barthes est orphelin de guerre.


Sa mère, Henriette Binger, protestante issue de la bourgeoisie intellectuelle. 1916, Henriette Barthes s'installe avec la grand-mère paternelle et sa fille Alice, dans une maison avec un beau jardin, la maison Lanne, à Bayonne.

Le centre du monde de Roland Barthes est sa mère, une femme simple et ordinaire, qu'il chérit.


Roland Barthes passe son enfance et ses vacances d'adolescent à Bayonne, et séjourne longtemps à Urt, où il repose auprès de sa mère.


Il vient d'un milieu social moins privilégié que Sartre, Simone de Beauvoir, ou les autres intellectuels importants de cette période.

Son enfance et son adolescence sont marquées par la pauvreté et la privation.


En 1924, le jeune Roland part vivre à Paris, mais il continue à passer ses vacances scolaires à Bayonne, chez ses grands-parents.


Le 30 novembre 1925, Roland Barthes (10 ans) est déclaré « pupille de la Nation » par le tribunal d'instance de Bayonne.


Paris, Barthes étudie au lycée Montaigne, puis au lycée Louis-le-Grand. Baccalauréat en 1934, il s'inscrit en lettres classiques à la faculté des lettres de l'université de Paris.

1934, après une hémoptysie (il crache du sang -tuberculose), une lésion du poumon gauche est diagnostiquée.  1937, il est exempté du service militaire. Jusqu'en 1949, la maladie et les séjours en sanatorium en France et en Suisse, perturbent ses études puis sa vie professionnelle. 1939, licence de lettres classiques. 1941, diplôme d'études supérieures, avec un mémoire sur la tragédie grecque.1943, certificat de grammaire et philologie des langues classiques. Il transforme sa licence en licence d'enseignement.

En 1939, le recteur de l'académie de Bordeaux affecte Roland Barthes « à titre précaire et provisoire » au nouveau lycée de Biarritz. Professeur de 4e et 3e, il n'y enseigne que le temps d'une année scolaire, mais laisse une profonde empreinte sur ses élèves.

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Entre 1942 et 1945, Roland Barthes (27 à 30 ans) -fine moustache-, atteint de tuberculose, séjourne au sanatorium des étudiants de Saint-Hilaire-du-Touvet (Isère), près de Grenoble. Hostilité à Vichy et à l'occupant -confection de faux documents. Accès difficile, peur de la contagion ; les occupants italiens puis allemands, ne montent presque jamais jusqu'au sanatorium.

Soins et études dans l'université des sommets. Importante bibliothèque, Barthes en est le bibliothécaire bénévole, il lit Jules Michelet. Cette période est « déterminante pour la pensée et l'écriture de Barthes, pour l'élaboration des méthodes qui seront les siennes par la suite ».

Barthes. "J'y ai fait deux expériences : celle de l'amitié et celle de la lecture. Que faire d'autre ? On lit."

Revue "Existences", Barthes y publie ses premiers textes, dont une chronique sur "L'Étranger" (mai 1942), d'Albert Camus : "un nouveau style, style du silence et silence du style, où la voix de l'artiste est une voix blanche, la seule en accord avec notre détresse irrémédiable."

L'écriture blanche est une forme de littérature minimaliste ; au plus près du réel, documentaire.

Tuberculeux depuis ses 17 ans, Albert Camus, né en 1913 à Alger, famille pauvre-1960   vient plusieurs fois à Saint-Hilaire-du-Touvet, sans toutefois y être soigné. Plusieurs rechutes.

Jean-Jacques Brochier, écrivain, 1970. "Camus, philosophe pour classes terminales."

Philosophe, écrivain, romancier, dramaturge, essayiste et nouvelliste. Prix Nobel 1957. "L'Étranger" 1942, La Peste" 1947, "Les Justes" 1949, ...


Les années passées au sanatorium coupent Roland Barthes des engagements intellectuels de son temps.

Il acquiert une manière autonome de penser.

Il parle de sociologie, car il lit Marx. D'histoire, car il lit Jules Michelet. De littérature, car il lit Gide, Proust, les classiques de la littérature française. Sartre, l'intellectuel global, son mentor.


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Il entretient un Grand Fichier, qui lui sert de « moteur » d'écriture.

Le « Grand Fichier » de Roland Barthes (1915-1980) est conservé au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France BnF. Un millier de fiches manuscrites. Entre journal intime et notes exploratoires en vue d'une œuvre nouvelle, le « Grand fichier » est organisé d'une façon singulière. Il anticipe l'hypertexte informatique -contenus reliés entre eux.

Papillon, touche-à-tout ? Barthes rédige des essais sur la littérature, les faits de société, la mode, la photographie, les sports de combat, la musique, la culture de masse, le vedettariat, la science des signes.


Intelligence analytique, il parle du monde avec empathie.

Il transforme le savoir en notion personnelle. Chercheur, intellectuel, théoricien, il s'impose par son originalité.


Barthes n'est pas au cœur de la vie intellectuelle, comme Camus ou Sartre, qui domine la vie littéraire française. Sartre 1905-1980, fils unique, famille bourgeoise. École Normale Supérieure ENS. Ils formatent, commentent, citent, dupliquent.

Agrégation 1929 (1er), Prix Nobel 1964 -refusé.  Écrivain et philosophe français, il représente le courant existentialiste -l'existence précède l'essence-. Son œuvre et sa personnalité marquent la vie intellectuelle et politique de la France de 1945 à la fin des années 1970. Théâtre, romans. "La Nausée" 1938, "Les Mouches" 1943, "Huis clos"1944, "Les Mains sales" 1948, ...


1953. "Le Degré zéro de l'écriture" fait l'éloge de la littérature blanche ou neutre. A l'opposé de Sartre -l'engagement.

Barthes professe le marxisme anticommuniste. Sartre, pro-soviétique, prône « la dictature du prolétariat ».


Le Degré zéro de l'écriture (1953)


Michelet par lui-même (1954)


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Mythologie (1957)

Recueil d'essais ironiques et perspicaces sur les pratiques culturelles des Français. Le livre de Barthes (42 ans) le plus lu aujourd'hui.

la DS Citroën, le Tour de France, le steak frites, ...

le catch, le strip-tease, l'auto, la publicité, le tourisme, ...

Il souligne les préjugés véhiculés à travers les représentations collectives. Ils participent à la construction du « mythe aujourd'hui ».

Ainsi d'un essai sur le catch, sport qui fait partie de l'underground homosexuel de l'époque. Attrait, effet de magie.

Les textes brefs analysent les mythes de la vie quotidienne des Français.

La force de ces textes réside dans leur concision synthétique, maîtrisée. Des formes brèves. La pensée souple -non surplombante-, accorde sa valeur, au langage. Le féminin est inclus. Écriture sensible, intelligente.


Roland Barthes -il a signé de nombreuses pétitions contre la guerre- ne signe pas le "Manifeste des 121", "Déclaration sur le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie", contre la torture en Algérie. Albert Camus, non plus.


Sur l'Algérie, Camus -né à Alger-

« En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d'Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c'est cela la justice, je préfère ma mère » (couramment transformée en : « Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère »).


Contre Sartre -ascendant sur la gauche marxiste et anticolonialiste

Préface de Jean-Paul Sartre au livre de Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Éditions Maspero, 1961.

« [Car] en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen, c'est faire d'une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses pieds. »


Inculper Jean-Paul Sartre pour appel à l'insoumission ?  

Général de Gaulle, Président de la République. « On n'emprisonne pas Voltaire. »


Barthes ne participe pas aux manifestations, aux protestations anticoloniales. Il dénonce la « théâtralité » de l'engagement des intellectuels de son époque, qui ne lui correspond pas.


26 juin 1970. Sartre brandit "La Cause du Peuple" dans la rue, tel un vendeur de journaux, sur les Grands Boulevards.  Journal maoïste, Gauche prolétarienne, multiples interdictions.  Sartre est arrêté par la police. Une heure et quart plus tard, vérification d'identité, il est libéré. "Excusez-nous, M. Sartre."


"La croisière de Batory". 29 août au 4 septembre 1955. 700 touristes. Le Havre-Leningrad. La croisière sur le paquebot polonais Batory est le premier voyage de touristes français effectué en URSS après la mort de Staline, dans un contexte de détente et de réouverture diplomatique entre les deux pays. Les touristes passent trois jours à Leningrad puis prennent le train pour visiter Moscou.

Barthes compare le totalitarisme colonial et le totalitarisme soviétique. Il décrypte l'idéologie coloniale, à l'œuvre dans les discours du gouvernement français.

Barthes est anti-colonialiste et anti-droite gaullienne : son grand-père maternel est Louis-Gustave Binger   1856-1936, premier gouverneur civil de la future Côte d'Ivoire -dont il a proposé le nom.

L'un des pionniers de l'exploration de l'Afrique occidentale. Son exploration pacifique et les accords obtenus avec les chefs de tribus, placent les contrées situées entre le Haut-Niger et le Golfe de Guinée sous influence française, sans aucune intervention militaire.


Binger. "Je caressais peu à peu le rêve d'aller noircir un des grands blancs de la carte d'Afrique."

Roland Barthes le décrit, âgé. « Dans sa vieillesse, il s'ennuyait. Toujours assis à sa table avant l'heure (bien que cette heure fût sans cesse avancée), il vivait de plus en plus en avance, tant il s'ennuyait. Il ne tenait aucun discours. »


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Barthes traverse les courants intellectuels du XXe siècle. Tour à tour marxiste, sémiologue, structuraliste. "Chambre d'échos", dit-il.

Il appartient à la catégorie des "fondateurs de discursivité" (Foucault).

Barthes. "Ce que cache mon langage, mon corps le dit. Mon corps est un enfant entêté, mon langage est un adulte très civilisé."


1961 (46 ans). Urt. Henriette Barthes s'installe dans les années 60, dans la maison Carboué. Elle y accueille ses enfants jusqu'à son décès en 1977.


1963. "Sur Racine". La notion de « Nouvelle Critique » désigne un ensemble d'orientations novatrices apparues dans le champ universitaire français de la critique littéraire :

Supplanter l'histoire littéraire, en tant que principale méthode d'interprétation des œuvres,

par exemple, par l'adoption de méthodes inspirées du structuralisme

ou par l'affirmation que « le temps des œuvres » est indépendant du « temps de l'histoire ».

Impossible de parler de littérature sans s'interroger sur le langage ; de s'interroger sur le langage, sans connaître les travaux de la linguistique, de la sociologie et de la psychanalyse.


Nouvelle Critique, soutenue par le Nouveau Roman -Alain Robbe-Grillet, ... Années 1950-1960. Rompre avec Balzac, le réalisme. Remettre en question le déroulement linéaire du temps, l'intrigue traditionnelle. Centrer le récit sur la vie intérieure du personnage.


Essais critiques (1964). Réflexion sur le théâtre et la littérature.


Éléments de sémiologie (1965),


Critique et vérité (1966). Manifeste de la nouvelle critique.


Système de la Mode (1967). Rendre compte de la manière dont s'invente la Mode à partir des éléments mêmes qui la composent, les vêtements.

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1968 (53 ans). Dans les années 60, Henriette Barthes trouve sa villa Etchetoa, à Hendaye-Plage, en bord de mer, cernée par les touristes. Elle décide de vendre et achète la maison Carboué, à Urt. Roland Barthes passe là, les étés et les vacances scolaires. Il lit, écrit, travaille, écoute de la musique. Son emploi du temps est réglé, loin de l'agitation parisienne -appartement, quartier Saint-Germain-des-Prés (6e).


Il est ami avec le docteur Michel Lepoivre, médecin généraliste à Urt de 1963 à 1994. Le médecin d'Henriette Barthes. Ils aiment la musique, interprètent des duos : l'auteur de « Fragments d'un discours amoureux » joue du piano. Le docteur Lepoivre, du violon, instrument qu'il pratique depuis l'âge de 10 ans.

« On jouait des sonates de Mozart, des sonatines de Schubert… »

Le docteur Lepoivre reçoit fréquemment l'écrivain chez lui, pour le dîner ou le thé.

« Je pense qu'il se trouvait bien ici, car il y régnait une atmosphère bien différente de celle des chapelles littéraires parisiennes. Il y respirait un parfum de bourgeoisie provinciale qu'au fond, il aimait : un père de famille, une mère, trois jeunes filles, tout ce qu'il n'avait pas… »

Roland Barthes porte un « bleu de chauffe » ou l'hiver, un cache-col rouge qu'une de leurs amies lui a tricoté.

« C'était un homme simple, sans arrogance, n'ayant même pas le goût de la compétition. Il était tout en nuances, en délicatesse ».

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Michelet par lui-même (1969)

Jules Michelet 1798-1874. Historien français, libéral et anticlérical. "Histoire de France" (1833), 10 volumes. "Histoire de la Révolution" (1847-1853), 7 volumes.

Le Peuple de Michelet : « ce n'est pas une collection de classes déterminées, c'est un élément défini par son double sexe.  »


L'Empire des signes (1970),

Récit de voyage, dans lequel l'auteur mélange le genre de la littérature des voyages et le discours scientifique, avec des textes théoriques illustrés d'images du Japon, de la ville de Tokyo et de Japonaises.

Le pays de l'écriture : le travail du signe le plus proche des convictions et des fantasmes de Barthes.


1970, L'esprit et la lettre

L'énantiosème -opposé, signe : un signifiant contradictoire, selon Barthes, à l'origine du concept : deux sens opposés.

Par exemple, "écran" : écran de fumée, qui masque une intention / écran de télévision, qui montre.

"Hôte" : la personne qui reçoit / la personne qui est reçue.

Idée intéressante pour la psychanalyse. « Freud y a vu un parallèle avec le langage des rêves, car selon lui, un rêve peut être interprété comme le contraire de la réalité. »


1970. Essai, S/Z.

La notion de genre. Judith Butler, philosophe américaine, née en 1956. "Trouble dans le genre" (1990). Sous-titre, penser ensemble le « féminisme » et la « subversion de l'identité ». Conception fluide des identités sexuées. La notion de “genre” se substitue à celle de “sexe”.

Les tenants du structuralisme envisagent les différentes facettes du genre, sans s'attacher au terme lui-même.

Dans S/Z (1970), Barthes analyse une nouvelle de Balzac sur les aventures d'un castrat.

"Sarrasine", publiée pour la première fois dans la Revue de Paris en 1830. Le sculpteur Sarrasine éprouve une dangereuse passion pour la mystérieuse Zambellina, qu'il entend chanter à Rome.

"La castration trouble, dément la classification homme / femme".


Nouveaux essais critiques (1972). Réflexions sur le théâtre et la littérature.


Le Plaisir du texte (1973),

Subtile différence entre le plaisir de la lecture et la jouissance.

L'érotisme est l'investissement amoureux dans un objet quel qu'il soit -le texte, par exemple. L'engagement social, politique du texte, peut s'harmoniser avec son pouvoir de plaisir, son pouvoir érotique.

Fuir le stéréotype. Ce qui est nouveau a un pouvoir de purification.


Récit autobiographique. Roland Barthes par Roland Barthes (60 ans - 1975),

« Bayonne, Bayonne, ville parfaite : fluviale, aérée d'entours sonores (Mousserolles, Marracq, Lachepaillet, Beyris), et cependant ville enfermée, ville romanesque ».


Barthes lit, dessine, peint. Il écrit, sous « la grande lumière du Sud-Ouest », une partie de La Chambre claire (1980), hommage à sa mère disparue. Il puise dans sa bibliothèque de campagne pour certains célèbres cours au Collège de France,

Comment vivre ensemble. Janvier à mai 1977

Le Neutre. 1977-1978

ou La Préparation du roman. Décembre 1978 à février 1980

La plage, évasion et plaisir, est le lieu des retrouvailles en famille, « sans familialisme ».

Là, le corps est visible -pour Barthes, la dimension physique, charnelle, de la création est essentielle.


Fragments d'un discours amoureux (1977),

"Quelqu'un qui parle en lui-même, amoureusement, face à l'autre - l'objet aimé -, qui ne parle pas."

« C'est donc un amoureux qui parle et qui dit... »

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Printemps 1974. Journal de voyage en Chine.  

En compagnie de François Wahl et d'une délégation de la revue d'avant-garde "Tel Quel" -la Chine en rose. Maoïstes professionnels, Philippe Sollers, son épouse Julia Kristeva, ... Roland Barthes (59 ans) part pour la Chine du 11 avril au 4 mai 1974. Vision négative, pays vieux aux couleurs et saveurs fades, où la signifiance est discrète jusqu'à la rareté.

Voyage organisé et encadré de trois semaines, aux frais des participants. Itinéraire préétabli, visiter les usines et les sites, fréquenter les spectacles et les restaurants. Lieux communs des occidentaux visitant la Chine dans les années 1970.

 Les Français arrivent en Chine en pleine campagne contre Confucius et le vice-président Lin Piao (respect de la tradition conservatrice) -campagne Pilin Pikong. Purge colossale et sanglante, déclenchée à l'échelle du pays entier par le régime maoïste.


Ils ont à chaque étape du voyage des « aperçus » idéologiques sur la situation politique, nourris d'une phraséologie ritualisée -les « briques », dit Roland Barthes.

Il est « asphyxié par l'omniprésence de la propagande ».  

Il rédige trois carnets de notes qu'il utilise à son retour, pour écrire l'exposé qu'il propose en mai 1974 à ses étudiants.

Puis un article intitulé « Alors, la Chine ? » -paru dans Le Monde du 24 mai 1974, qui lui attire des critiques : il livre une vision curieusement joviale de la violence totalitaire.


Lu Xun 1881-1936, l'un des fondateurs de la littérature chinoise contemporaine, écrit : « Notre civilisation chinoise tant vantée n'est qu'un festin de chair humaine apprêté pour les riches et les puissants, et ce qu'on appelle la Chine n'est que la cuisine où se concocte ce ragoût. Ceux qui nous louent ne sont excusables que dans la mesure où ils ne savent pas de quoi ils parlent, ainsi ces étrangers que leur haute position et leur existence douillette ont rendus complètement aveugles et obtus. »

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25 octobre 1977. Décès de Henriette, mère de Roland Barthes (62 ans)

Journal de deuil. Du 26 octobre 1977, lendemain de la mort de sa mère, au 15 septembre 1979, Roland Barthes a tenu un journal de deuil, 330 fiches pour la plupart datées.


Roland Barthes n'est plus le même. « Je marine ». Il ne survit à sa mère que trois ans.


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1977 - 1980 Professeur au Collège de France (de ses 62 ans à son décès). Création de la chaire de sémiologie littéraire

Chaque enseignant est coopté par l'ensemble de ses pairs ; on jargonne entre-soi. Risque mesuré de subversion.

1977. Cours d'une année au Collège de France, "Le Neutre".

Neutre -latin "neuter", "ni l'un, ni l'autre".

Le pouvoir femelle et le pouvoir mâle réunis en une même entité. L'ultra-sexe, le sexe idéal.

La langue française est fondée sur un binarisme fondamental. Le masculin / le féminin. Je / Tu. Il / Elle. Singulier / Pluriel. La langue produit des binarités, donc des conflits. Lorsque je dis "Il", je ne dis pas "Elle". J'exclus "Elle".


"La langue, comme performance de tout langage, n'est ni réactionnaire, ni progressiste, elle est tout simplement fasciste. Car le fascisme, ce n'est pas d'empêcher de dire, c'est d'obliger à dire."

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La Chambre noire : note sur la photographie (1980)

 Interrogation sur la nature de la photographie, a-t-elle un « génie propre », un trait qui la distingue des autres moyens de représentation ?


Bouddhisme tibétain. Marpa fut bouleversé, lorsque son fils fut tué. L'un de ses disciples dit : "Vous nous disiez toujours que tout est illusion. Qu'en est-il de la mort de votre fils, n'est-ce pas une illusion ?".

Marpa répondit : "Certes, mais la mort de mon fils est une super-illusion."

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1978-1980. Projet de roman, "Vita Nova" -Vie Nouvelle

 Barthes rêve de laisser sa marque dans le champ littéraire, en tant qu'écrivain.

Il s'apprête à publier son premier roman.


Ecrite entre 1293 et 1295, La Vita Nuova ou la Vie Nouvelle est une œuvre de jeunesse de Dante Alighieri. Un texte, dans lequel alternent vers et prose.

Premier texte lyrique en langue vulgaire «doux style nouveau», l'une des plus anciennes œuvres autobiographiques de la littérature européenne. Le jeune Alighieri, à partir du "livre" de sa mémoire, y ordonne ses poèmes d'amour, en fonction de la louange de Béatrice

comment sa rencontre avec la jeune Béatrice renverse le cours de sa vie ;

comment son amour pour elle va illuminer son écriture ;

comment la mort prématurée de l'aimée va être à la fois, source de la plus intense détresse et de la plus belle consolation ;

un concentré du chef-d'œuvre futur, la Divine Comédie.


Barthes. “Les paroles chez Dante ont, en même temps, plusieurs sens.”

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L'universitaire américain Stewart Lindh. Vétéran du Marine Corps Vietnam, professeur d'écriture, scénariste, poète, romancier -2006. "Naufrages et autres noyades".

Thèse de doctorat 3e cycle, dirigée par Roland Barthes. Après en avoir ajourné pendant des mois la rédaction, il risque de se trouver hors délai. Il l'adresse in extremis au maître. Son sujet, « Le langage et la mort ». La représentation de la mort anonyme dans les journaux américains.

 

25 février 1980, Roland Barthes remonte la rue des Écoles (Paris, 5e arrondissement), le manuscrit sous le bras. Il se rend au Collège de France. 11, place Marcelin-Berthelot (5e).


Il sort d'un déjeuner avec le candidat socialiste François Mitterrand -élection 10 mai 1981. Jack Lang, des intellectuels parisiens, chez un ami commun, l'avocat Philippe Serre 1901-1991, rue des Blancs-Manteaux.

Des passants voient Barthes traverser la rue des Écoles, face au Collège de France. Il marche sur le passage clouté.

D'autres témoins : Barthes ne regarde pas vraiment le trafic des véhicules, avant de traverser la chaussée. Il est distrait.

Suicide ? Il est déprimé après la mort de sa mère, deux ans auparavant, en octobre 1977.


15 h 45. A la hauteur du n° 44, rue des Écoles. Barthes est renversé par la camionnette d'une blanchisserie.


Son agonie se prolonge pendant plus d'un mois dans une salle de soins intensifs de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Il reste dans un semi-coma. Il n'est pas complètement inconscient. Parfois il répond par des gestes ou des mouvements des lèvres, lorsqu'on lui adresse la parole. Il meurt, sans expliquer son accident.


26 mars 1980, Barthes (65 ans) meurt des suites de ses blessures, à l'hôpital de la Salpêtrière.


Roland Barthes est inhumé auprès de sa mère, dans le cimetière d'Urt -pays basque, Pyrénées-Atlantiques.

 Une tombe simple, sans fioritures. Protestante -la religion d'Henriette Barthes.  


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"Journal de deuil". 26 octobre 1977, lendemain de la mort de sa mère - 15 septembre 1979. Page 21

Impossibilité pour le vivant de penser la mort, sa mort : « 27 octobre. – “Jamais plus, jamais plus ! ” – Et pourtant contradiction : ce “jamais plus” n'est pas éternel puisque vous mourrez vous-même un jour. “Jamais plus” est un mot d'immortel. »


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