V.I.H.
caiheme
Le rouge sombre glisse sur les gerçures de mes lèvres fatiguées. La touffe de poils bruns caresse et remplit les pores de cette peau crevassée. La fine épaisseur du masque de couleurs me recouvre. Les trous s'effacent. Les creux de chair se remplissent, les éruptions s'évanouissent. La poudre recouvre les aspérités. Un bleu léger sur les paupières. Un brouillard rose sur ces joues consumées. Un trait, noir, sous chacun de mes yeux, une armature de dessin pour soutenir le regard. Il est là, profond je le sais, il accroche, mon harpon à garçon est prêt.
Qu'est ce que je suis belle. Je suis vivante. Je respire encore. Regarde cette brume sur le miroir. Regarde comme elle bouge, regarde comme je vis.
Ça y est. Mon parfum. Toi mon préféré. Projection boisée. Crachat de pin sylvestre sur la peau encore tendre de mon cou. Il va l'embrasser, il faut du goût. De la sensation pour qu'il m'aime, me désire. Il n'y a que ça, pour exister. Être laide, c'est ça la mort.
Je claque la porte de l'appartement. Pas trop fort, on dort dans l'immeuble. On dort encore, peut-être. Mais je ne vais pas dormir. Non, pas ici, pas là, ça sent le rat, ça sent, je ne sais pas. Trop d'insectes morts, partout sur le palier. Les talons noirs craquent sur le sol de chips. Le crépitement salé me suit dans l'escalier puis disparait dans la rue, il n'ose pas me suivre, il reste à domicile.
La nuit est chaude. Il fait bon. Ah je suis bien. Dans la rue au loin. Les bars, mon secteur de chasse.
Les néons colorés habillent les trottoirs sales. Le clignotement fait vivre le béton troué. Les petites lumières brillent dans les yeux des hommes sur les terrasses. Les conversations s'apaisent. Ils reposent le kebab. Les doigts noueux usés par les chantiers restent dans la barquette plastique. Certains font tourner les frites dans le mélange de ketchup et mayonnaise. Blancheur virginale et réalité saignante. Je sens qu'ils me regardent tous. Ils me désirent, veulent m'aimer. Ils le savent, mais ils sont usés, trop fatigués par la vie. Moi j'ai besoin d'amour frais, besoin de garçons tendres, besoin de la tendresse animale de la jeunesse.
Des percussions sortent des bars. La fête vit. Le cœur de la nuit tape contre les murs. Je rentre, tout est coloré. La bière séchée colle sur le parquet, la chaleur sent bon la sueur de l'agitation. Les corps dansent sur la piste. Qu'il est beau celui-ci ! Il me sourit. Il m'amuse. Je me rapproche, on danse tous les deux. Ensemble dans la foule agitée. Entourée d'inconnus, je ne suis pas seule. Il a la peau douce, les cheveux lavés. Il sent le shampoing, le déodorant, pas de parfum sur ce bel adolescent qui m'aime pour ma beauté. Je ne suis pas morte, j'existe encore dans ses yeux.
Le rythme cardiaque de la fête nous rapproche, j'entends son cœur taper contre la peau de son cou, ses mains sur mes hanches, mes hanches sur son corps, nos corps dans sa chambre et le plaisir percuteur.
Les caresses l'endorment, j'attends encore un peu, je quitte discrètement le matelas sans sommier. Doucement je m'essuie et récupère ma robe. La lampe de son bureau éclaire des livres, des papiers ; sur l'un d'eux j'écris au tube à lèvres les trois lettres qui l'emporteront avec moi. Le toit inversé, la tige au point et les parallèles au tiret.
Je referme la porte, doucement, ne pas le réveiller. Il fait encore nuit dehors. La rue est calme, l'air est frais. Des cris cassent le silence urbain, une mobylette passe, klaxon brutal et pas de casque. Ils sont trois sur l'appareil motorisé, trois enfants heureux de leur ivresse qui foncent dans l'obscurité. Les grésillements s'atténuent.
Je suis encore loin de l'appart, je coupe par le parc, les lampadaires n'ont toujours pas été réparés. Des miaulements de junkies et des râles alcoolisés émergent parfois des buissons malades.
Un bruit de verre éclaté jaillit de l'opacité nocturne. Ca s'insulte, je ne vois pas bien.
Une bagarre ? Non, des chiots avec des corps d'hommes qui se mordent amicalement.
Ils ne m'ont pas encore vue, je me rapproche et commence à légèrement tituber. Ça y est je suis visible.
Ils sont trois, trois grands gaillards. Le plus grand se met devant moi, je le repousse un peu, puis tombe dans ses bras en marmonnant. Ses deux copains l'encouragent. Le plus grand me prend le poignet, le maintient, le sert. Je me débats mollement, le griffe, il me frappe la joue. Les deux copains me prennent les bras. Mes poignets sont prisonniers, maintenus, incapable de bouger.
Un coup de poing m'étincelle les yeux, une main sur ma gorge, une fermeture éclair s'ouvre et la mort passe.
Ses copains me lâchent, pour eux je n'existe plus. Ils vont s'en aller, non les deux revenez ! À quatre pattes j'arrive, m'accroche à la jambe du plus petit. Je me relève, le masse, vois la surprise dans ses yeux, il ne comprend pas. Ne t'en fais pas, plus tard, tu comprendras. Il rit, un rire de malaise, enfin il agit. Je me laisse faire et la boucle de sa ceinture cliquette contre ma cuisse dans le silence du parc.
La rosée froide me réveille, les courbatures traversent mes nerfs, les hématomes cognent sourdement contre mon corps, la brume est là. La sueur de la ville glisse sur ma peau, la moiteur et le gras de la pollution pèsent sur mes cheveux. Il faut que je rentre vite, le froid est là, les glaçons émergent dans le sang de mes veines, les blocs blancs congelés me parcourent les bras.
Dans la rue, je croise une vieille femme. Elle se dépêche. Elle est en retard, elle presse le pas, la marche du travail. Tu peux te dépêcher, ton âge moi jamais je ne l'atteindrai, je vivrai jeune, à tout jamais.
Les voitures garées le long des trottoirs attendent leur maître pour démarrer. Les vitres reflètent les murs des immeubles graphités et les stores métalliques des magasins fermés. Mon reflet est là aussi. Je marche bien, la belle démarche, je suis encore en vie. Enfin un camion de déménagement, les rétroviseurs sont grands. Des beaux miroirs que la ville offre aux jolies passantes.
Je regarde pour vérifier mon existence. Le mascara a coulé, une rivière noire me traverse le visage. Les érections brunes commencent à percer à travers le fond de teint. Les bosses blanchâtres sont encore à l'intérieur de ma bouche, elles n'ont pas traversé mes lèvres, ça ne durera pas. L'ébullition de viande débordera, je le sais. La charogne crie sous le masque, elle veut sortir. Ses meuglements circulent dans les nerfs de mon corps. Il y en a plein, tout un abattoir qui gémit. Les yeux vides des cadavres ont déjà percé la chair de mon ventre. Les pupilles mortes guettent. Ce sont les éclaireurs de la pourriture. L'éruption de moisissure est proche. Elle m'emportera je le sais.
Ho ! De nouvelles tâches sont apparues sur le cou ! Non non, ce ne sont pas des tâches, ce sont des bleus, ils vont partir, je le sais. Et regarde tes yeux, regarde comme ils sont beaux, je ne suis pas laide moi je suis vivante.
Le soleil éclaire maintenant beaucoup trop, je ne veux pas me voir, non je ne veux pas. Les voitures commencent à rugir ce n'est pas bon il faut partir, vite!
L'immeuble est là. Ma porte chérie, toi aussi tu es abimée, mais je l'aime moi ta peinture écaillée, ton bois fissuré, ta saleté urbaine. Dans l'appartement les stores sont baissés, la lumière solaire ne peut pas rentrer, seules les lampes éclairent, rien ne rentre, tout émerge. Les luminaires arrêtent le temps, la flamme figée de l'éclairage électrique va ralentir la maladie.
Un uniforme de steward repose sur une chaise, Gaëtan n'est pas loin. Le café dans la casserole de métal repose sur la cuisinière à gaz, il est tiède mais encore bon.
Des bruits de pas, on traîne les pieds, Gaëtan arrive dans la cuisine. Son avion est retardé, il explique que le décalage horaire l'empêche de dormir. Il est venu dans la nuit pour se reposer. Il a cherché le sommeil mais ne l'a pas trouvé. Trop bien caché dans l'appartement. Gaëtan continue de parler, il s'installe sur le pouf éventré. En se vidant les poches de billet de banque le steward parle des étoiles noires et vénéneuses du Canada. Il froisse la monnaie de papier, vise la corbeille à linge, mon cochon-tirelire. Du rectangle cartonné de céréales au miel, je tire ma pochette de coma. La voix de Gaëtan devient moins intéressée, il peut arrêter de faire semblant. Je prépare nos shoots à sommeil, enroule le lacet autour de son bras. Sa veine gonfle. Autoroute boueux du plaisir circulaire. Pour une fois c'est moi qui perce. Gaëtan parle moins, son corps se relâche, il s'endort.
Je détache la lanière, répète le geste de serrage. Aspiration clinique et perforation charnelle. Le calme liquide se vide dans la ligne bleutée de ma chair tachetée. Je repose l'injectrice, desserre le nœud. Circulation tranquille de l'embrasement, les glaçons fondent. Je vais me reposer. Cette nuit je pourrais repartir me faire aimer et à travers tous ces garçons que j'ai marqué de ma maladie, j'existerai encore un peu car, tant que je suis belle dans leurs yeux il ne peut rien m'arriver.