Voiture à chevaux (10)

aile68

Je ne suis plus jamais montée sur la voiture à cheval de mon père que l'instituteur avait récupérée, celui-ci m'invitait pourtant à le faire, mais je sentais naître à chaque fois des larmes sur le bord de mes yeux. Je m'échappais alors en vitesse, courais me réfugier dans le fournil, et là je pétrissais trois kilos de farine pour tout oublier: mon père dévoré par la boue de tranchées, ma mère qui a toujours fait ce qu'elle pouvait, les bocaux, les confitures. Je pétrissais et pétrissais comme s'il en allait de ma vie, de mon mariage, de mes enfants. Une autre guerre se dessinait de jour en jour, je ne voulais pas que mes deux garçons y aillent, que faire? Où les cacher? Quitter le pays, c'est ce qu'il fallait faire, aller en Amérique, oui, c'est ça, trouver le trésor de l'ancien propriétaire terrien et partir, s'enfuir. Même sans trésor, ils pourraient partir! J'ai parlé à mon mari, lui et seulement lui, personne ne devait savoir, nous n'avions pas beaucoup d'argent, juste de quoi aller en Suisse, oui, c'était possible, mes enfants ne mourraient pas sous les bombes et les mitraillettes. Mon cerveau était tel un chauffe-eau en ébullition, je passais mes nuits à échafauder des plans, passer le plus vite en Suisse avant que les frontières ne ferment car je m'étais mis dans la tête qu'elles fermeraient. Une fois-là-bas, ils trouveraient du travail, ensemble ils trouveraient, ils étaient débrouillards, et puis miracle! J'ai parlé à mon ancienne maîtresse  à qui j'avais présenté mes quatre enfants, elle, elle nous aiderait, nous donnerait assez d'argent, beaucoup d'argent! Est-ce que je délirais? Non. Elle leur a offert les deux billets pour la Suisse et de l'argent celui que son fils mort ne dépenserait pas, je me disais que mes fils ne seraient pas trop loin, mais ils ont voulu partir en Amérique, dans une ville qu'on appelle New-York et où tout était possible, là ils feraient leur vie, et peut-être se feraient-ils un nom, le nom de leur père, le leur. Nous les avons laissés partir, ils sont partis seuls, pour ne pas éveiller les soupçons, ils ont pris le train pour Lyon, puis pour Paris, des noms qui me faisaient trembler rien qu'à les prononcer. Je leur avais dit de ne pas écrire, de ne pas appeler, je ne voulais pas qu'on sache, ils avaient disparu, c'est tout.

Les jours ont passé puis les mois, en septembre 39, la guerre était déclarée. Cependant j'étais déjà en guerre contre l'angoisse et les doutes, est-ce que mes enfants étaient en vie? Je maigrissais, les voisins se demandaient au début où mes fils étaient passés, puis d'autres soldats ont dû prendre le train maudit qui s'en va t'en guerre. Mes filles et mon époux m'ont soutenue, j'étais dévorée de l'intérieur comme mon père l'avait été à l'époque, au retour de la guerre et les années qui ont suivi. Même l'instituteur a été mobilisé, avant de partir il m'a confié sa voiture à cheval et sa jument, et je me suis mise à espérer à des jours et une vie meilleure. Mes fils ont donné signe de vie après la guerre, ils avaient "trouvé" un trésor écrivaient-ils, une vieille plaisanterie qui m'a redonné le sourire après bien des misères. Dorénavant tout était encore possible, et je me suis mise à pétri du pain avec le courage et l'espérance d'une nouvelle vie qui reprenait.

FIN

  • Depuis que les hommes s'évertuent à s'entretuer dans ses guerres, c'est finalement la technologie qui tuera l'humanité. :o))

    · Il y a plus d'un an ·
    Photo rv livre

    Hervé Lénervé

    • Vaut mieux pas se demander qui appuiera sur le bouton le premier... :o))

      · Il y a plus d'un an ·
      Coucou plage 300

      aile68

  • Entre l'individuel et le collectif, le vécu sentimental et la théorie, une fiction qui met une barrière à la mauvaise SF

    · Il y a plus d'un an ·
    Autoportrait(small carr%c3%a9)

    Gabriel Meunier

    • Merci Gabriel, la partie avant le spectre de la 2nde guerre mondiale est ma préférée. Nostalgie d'un ancien monde, on tend aujourd'hui à revenir à un monde plus près de la nature... où les bocaux et les confitures s'empilent les uns sur les autres. :o). Une sorte de paradis dans le désastre ambiant.

      · Il y a plus d'un an ·
      Coucou plage 300

      aile68

    • "On" me parait bien généreux...

      · Il y a plus d'un an ·
      Autoportrait(small carr%c3%a9)

      Gabriel Meunier

    • Oui, hélas! vous avez raison!

      · Il y a plus d'un an ·
      Coucou plage 300

      aile68

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