Voitures à chevaux (4)

On dit que le propriétaire terrien a caché un trésor on ne sait où, il ne faudrait pas qu'il perde la mémoire! Il aurait hérité d'un oncle d'Amérique, parti il y a très longtemps, je n'étais pas née. Je l'imagine très beau, très fort, il était très jeune quand il a quitté la France, les uns disaient qu'il reviendrait les mains pleines et les joues rebondies, les autres avaient parié un pichet de vin qu'il s'installerait dans le nouveau monde. Il n'est jamais revenu en fait, il a laissé sa peau en Guyane française, dans la forêt tropicale, mordu par un affreux boa. ça a donné lieu à mille reconstitutions de la scène à l'auberge et dans les foyers où l'on se réunissait autour du poêle pour répéter sans fin des bribes de phrases qu'on avait entendu au gré des conversations. Des pièces d'or constitueraient le trésor, des bijoux également, mais où pouvait-il être caché? Sous quelle trappe, dans quel recoin pouvait-il se trouver? Ce n'est pas pour rien que le riche propriétaire avait deux chiens de garde et un portail en fer haut comme deux hommes. Il avait toujours l'air méfiant et se retournait souvent lorsqu'il rentrait le soir sur sa voiture à chevaux accompagné de son homme à tout faire. Moi j'aurais aimé avoir un conducteur qui m'aurait conduite où j'aurais voulu, j'aimais bien mon âne gris, mais il ne couvrait pas de longues distances, hélas! Et puis j'étais encore bien jeune et pire j'étais une fille. Je vous parle d'une époque où l'honneur d'une femme était fragile, un seul regard trop prolongé, un seul signe rapide de la main pouvaient donner lieu à de dures règlements de compte.

Comme toutes les filles de dix ans, j'apprenais à broder quand je rêvais de forêts et de contrées lointaines.

(à suivre)