Voitures à chevaux (6)

aile68

Et puis j'ai eu quinze ans. On n'avait toujours pas trouvé le trésor du riche propriétaire terrien, cela dit on n'avait pas vraiment cherché. Mon cousin Henri et ses amis sont partis à la guerre, la grande guerre, pourquoi cet adjectif, je ne comprends pas. La vie est devenue triste soudain, ma cousine "la méduse" est devenue gentille, elle avait toujours trois ans de plus que moi, mais les rivalités ont cessé. On l'avait fiancée "de justesse" au bon Gégé juste avant qu'il prenne le fameux train pour le front. Elle guettait le facteur tous les jours, c'était devenu comme un rituel qui l'aidait à tenir dans ce contexte anxiogène. Il n'y avait plus de bals, moi je n'y étais jamais allée, trop jeune pour danser avec un garçon, l'année d'après peut-être, on disait que cette guerre s'achèverait vite, les soldats étaient partis avec la fleur au fusil. Je ne montais plus mon petit âne gris mais je le brossais toujours avec autant d'amour. Mon père, parti lui aussi dans ce maudit train, m'avait appris à conduire la voiture à cheval qu'il avait achetée avec l'argent de la grand-mère qui est morte un an plus tôt. Avec le cheval on labourerait la terre, la voiture resterait tristement dans l'écurie, ma mère avait décidé qu'on pouvait tout faire à pied, pas la peine de fatiguer la bête outre mesure. Une longue année est passée entre lettres et labours, froid et économie de bois. Nous ne parlions plus que pour dire le minimum, les choses matérielles, la guerre et l'attente nous dévoraient de l'intérieur. Un jour j'ai éclaté en sanglots, j'étais en train de faire du pain, je n'arrivais pas à pétrir la pâte, j'avais comme des oppressions dans la poitrine. Heureusement personne ne m'a vue, j'en aurais été bien gênée, je ne voulais causer de peine à personne. Mon petit-frère est entré peu après dans le fournil, m'avait-il entendue? J'avais séché mes yeux, l'honneur était sauf. L'honneur... Rester digne, marcher la tête droite face à cette guerre qui nous rongeait, nous avions de quoi manger pour l'hiver, les pots de confiture nous mettaient du baume au coeur, nous en avions donné un à Papa, avec trois maillots de corps bien chauds, chaque fois que je voyais la voiture à cheval avec les bras levés comme un homme qui prie le ciel, je devenais une autre personne, j'aurais aimé être un jeune qui se bat aux côtés de son père.

(à suivre)

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