Voitures à chevaux (8)
aile68
La paix venue, les voitures à chevaux ont réapparu dans la grande rue. Mon père lui aussi a attelé son cheval fourbu par quatre années de labour à sa voiture au bois quelque peu vieilli. Il s'est promis de la remettre à neuf, de la vernir avant le printemps. Mon père avait vieilli et ne parlait jamais de la guerre, il s'isolait le soir, comme s'il voulait se recueillir, peut-être remerciait-il le bon Dieu pour la journée passée auprès des siens, lui qui avant de partir au combat niait l'existence du "grand Créateur". Ma cousine par contre, rayonnait de bonheur, son ventre s'arrondissait, la vieille tante Margot disait qu'elle aurait des jumeaux. La future mère a retrouvé sa mauvaise autorité, mais on ne lui en voulait pas tant elle était pétillante. J'avais toujours deux ans de moins qu'elle, vingt ans, l'âge d'or où l'on s'attend à un cadeau du destin, il est arrivé en la personne de Pierrot, Pierre, que l'on n'appelait plus le blaireau, la guerre ayant donné au brave soldat ses lettres de noblesse comme à tous les soldats de notre entourage que l'on voyait en héros - le mien de héros avait perdu un pied mais je m'en fichais. Mon père n'a pas attendu le printemps pour vernir sa voiture à cheval, en effet quand il a donné ma main à Pierre pour mon plus grand bonheur, il a été pris d'une sorte de regain qui voulait tout rénover. Pierre l'a aidé à blanchir les murs de la cuisine et du salon, nous voulions tous que la guerre disparaisse des visages et des souvenirs. Une semaine après mes fiançailles Pierre et moi sommes allés saluer ma maîtresse qui avait perdu son fils dans les tranchées. Il faut croire que cette mort l'a attendrie (elle était connue pour être une personne mauvaise et des plus arrogantes) elle m'a donné des gages importants et offert son vieux saladier en argent dont elle avait décidé de ne plus se servir. Je lui ai promis que je reviendrais la voir, chose que j'ai faite quand je lui ai donné une belle bonbonnière qu'on avait confectionnée pour mon mariage.
Les années ont passé, dans un bonheur entaché de peines et de chagrins, mon père et ma mère sont partis presque la main dans la main, les cousins et cousines grandissaient entre complicité et chamailleries. Notre petit monde vieillissait, et bientôt les voitures à chevaux ont été remplacées par des voitures à moteur. Le vieux cheval de la maison et le petit âne gris n'étaient plus des nôtres, nous avons donné la voiture à cheval à l'instituteur de la commune qui transmettait les traditions et l'histoire à des têtes de linottes qui ne juraient que par le charleston, les Citroën et les Ford américaines. Le rêve américain commençait dans nos campagnes et les têtes des jeunes comme des moins jeunes, tandis qu'une ombre au tableau se profilait inlassablement. On avait cru que c'était la der des der, on se trompait encore une fois...
(à suivre)