Vote Blanc

Cyrille Royer

Petites marionnettes pour une grande démocratie.

Personnages

Les techniques de marionnettes sont là à titre d'exemple, on aura toute liberté de procéder autrement.

 STANISLAS : marionnette à contrôle, avec le marionnettiste en noir (qu'on appellera l'homme en noir).

LE PRÉPOSÉ : marionnette à gaine

POCHKINE : marionnette à gaine

LA MACHINE : cabine avec bras articulés, où Stanislas et son marionnettiste pourront entrer

LA GARDE RÉPUBLICAINE : trois marottes avec leurs marionnettistes (en noir)

 Décor

Un bureau de vote, le préposé est assis à une table, Pochkine figure dans le tableau au dessus de la table. La machine à voter se situe de l'autre côté de la pièce.


Le préposé est assis au bureau de vote, un oiseau (sur tige) volette dans la pièce (chants d'oiseaux). Pochkine est immobile dans son tableau. Stanislas entre et découvre la pièce (façon chorégraphique). Le préposé observe l'oiseau, finit par l'attraper, lui tord le cou (bruitage), et le jette. Les chants d'oiseaux s'arrêtent.

 LE PRÉPOSÉ

Font chier, ces oiseaux. Eh, toi !

STANISLAS

Qui, moi ?

 LE PRÉPOSÉ

Tu vois quelqu'un d'autre dans cette pièce ? Approche-toi un peu par ici. Comment tu t'appelles ?

 STANISLAS (s'approchant)

Stanislas. Avec un LAS à la fin. 

LE PRÉPOSÉ

C'est la première fois que tu votes ?

 STANISLAS

C'est la première fois, oui. Je veux changer le monde.

LE PRÉPOSÉ

Signe là.

 STANISLAS

Je veux que nos fleurs arrêtent de sentir le nucléaire. Je veux que nos avions arrêtent de trouer la couche d'ozone. Je veux que nos enfants mangent des pains au chocolat tous les dimanches.

LE PRÉPOSÉ

Tes idées sont jeunes et belles. Quand tu seras moins jeune et moins beau, tes idées seront moins jeunes et moins belles aussi, tu verras.

 STANISLAS

Mais dis-moi, toi qui es vieux, enfin, je veux dire, qui as de l'expérience, pour quel candidat conseillerais-tu de voter à quelqu'un qui vote pour la première fois comme moi ?

 LE PRÉPOSÉ (montrant le tableau)

C'est pas compliqué : vote pour Pochkine.

 STANISLAS

La première fois que j'ai mangé une poutine, c'était à Vladivostok. Y avait pas de patates.

 LE PRÉPOSÉ

Ça n'a rien à voir avec la choucroute.

 STANISLAS

Mais Pochkine, ça fait vingt ans qu'il est président !

 LE PRÉPOSÉ

Et il sera président pour les vingt prochaines années. Pas de changements, pas de risques, pas d'ennuis. La stabilité, ça a du bon, des fois.

 POCHKINE (s'animant)

Vote pour moi, jeune garçon. Avec moi, tes rêves resteront toujours des rêves.

 LE PRÉPOSÉ

Pochkine ! Pochkine est parmi nous ! Vladimir Pochkine est parmi nous !

 POCHKINE

On ne dit plus Vladimir. Vladimir, c'est le prénom que m'a donné ma mère. Le prénom que j'ai suggéré au peuple, et que le peuple m'a donné, c'est Commodore. Qu'est-ce que tu en penses ?

 LE PRÉPOSÉ

Commodore Pochkine… Viva el Commodore Pochkine ! Ah oui, oui, ça sonne très bien, oui.

 POCHKINE

Ça a de la gueule.

 STANISLAS

Moi, si j'avais eu à choisir, j'aurais voté pour Nabokov.

 LE PRÉPOSÉ

Nabokov ? Le dissident ? Mais il est mort !

 POCHKINE

C'est-à-dire que non, il n'est pas encore mort. Mais des hommes attendent en bas de chez lui. Dès qu'il sort, pan ! Il est mort.

 STANISLAS

Ah bon ? Je peux voter pour lui, alors !

 LE PRÉPOSÉ

À quoi ça sert ? En admettant que tu votes pour lui, et en admettant encore qu'il arrive premier, s'il est mort, eh bien c'est le deuxième qui est élu, c'est-à-dire Pochkine !

 STANISLAS

Et si c'est pas Pochkine qui arrive en deuxième ?

 POCHKINE

Si quelqu'un arrive devant moi aux élections, ce ne sera pas très bon pour sa santé.

 STANISLAS (s'éloignant de la table)

M'en fous, je vais voter pour Nabokov.

 LE PRÉPOSÉ

Non mais, non content d'être jeune, t'es con, en plus ! T'es un jeune con ou quoi ? À quoi ça sert de demander conseil si t'en fais qu'à ta tête après ?

 STANISLAS

Faudrait jamais demander conseil. Quand on y réfléchit bien, quand vous demandez conseil, vous trouvez toujours quelqu'un pour vous gâcher une première fois.

 LE PRÉPOSÉ

Dis donc ! Moi, je suis préposé à ce bureau de vote ! Ce qui veut dire que j'ai été posé avant, et que je serai posé bien après que tu sois devenu un petit tas de poussière ! Alors un peu de respect, s'il te plaît!

 STANISLAS

Ce n'est pas très poétique. Moi, préposé, ça me fait penser à ces champignons des champs, tu sais, les petits rosés. On dirait toujours qu'ils ont ouvert leur parachute et qu'ils viennent de se poser sur le pré.

 LE PRÉPOSÉ

Ah, tu fais ton poète… Méfie-toi donc. Souviens-toi de Soljenitsyne !

 POCHKINE (au préposé)

Allons, calme-toi, laisse-le voter. Une erreur de jeunesse, après tout, ça reste une erreur. Laisse-le voter, je vais m'en sortir. Et puis je sais son nom.

 LE PRÉPOSÉ (tendant une feuille de papier à Stanislas)

Bon, alors prends au moins un papier pour voter.

POCHKINE (montrant la machine)

Pas besoin de papier, pour la première fois, nous avons des urnes électroniques. J'en ai fait mettre dans tous les bureaux de vote, c'est une grande avancée dans la démocratie.

 LE PRÉPOSÉ (posant le papier debout devant son bureau)

Bon.

Stanislas entre dans la machine à voter.

 LA MACHINE

Si vous voulez voter pour le glorieux Pochkine, dites « oui ». Si vous ne voulez pas voter pour le glorieux Pochkine, dites « non ».

Stanislas sort la tête. Un temps.

LE PRÉPOSÉ

Quoi encore ?

 STANISLAS

C'est une machine parlante !

 LE PRÉPOSÉ

Oui, et alors ?

 STANISLAS

Eh bien tout le monde va savoir pour qui je vais voter !

 LE PRÉPOSÉ

Nous, les préposés, nous sommes liés au secret professionnel.

 POCHKINE

Bien dit. Je vous laisse, j'ai quelques coups de fil à donner.

Il disparaît. Stanislas retourne dans la machine.

 LA MACHINE

Si vous voulez voter pour le glorieux Pochkine, dites « oui ». Si vous ne voulez pas voter pour le glorieux Pochkine, dites « non ».

 STANISLAS

Non.

Un bras articulé sort de la machine, tenant Stanislas, pendant qu'un autre bras lui envoie une paire de gifles. Les bras rentrent, ramenant violemment Stanislas dans la machine.

 LA MACHINE

Nous n'avons pas compris votre réponse. Si vous voulez voter pour le grandissime Pochkine, dites « oui ». Si vous voulez commettre l'erreur irréparable de ne pas voter pour le grandissime Pochkine, dites « non ».

 STANISLAS

Non.

Les bras articulés sortent de la machine, tenant Stanislas par les pieds, le secouent, puis le ramènent violemment dans la machine.

 LE PRÉPOSÉ

Hé, t'es pas tout seul, va falloir penser à libérer la machine ! Y en a peut-être d'autres qui veulent voter !

 LA MACHINE

Vous ne souhaitez apparemment pas voter pour l'inestimable Pochkine. Nous allons maintenant lister les candidats de l'élection. Dès que vous entendez le candidat de votre choix, dites « oui ». Candidat numéro un : Pochkine.

Un temps.

 STANISLAS

C'est tout ?

Il sort la tête.

 LE PRÉPOSÉ

Qu'est-ce qu'il y a encore ?

 STANISLAS

La machine, elle ne me donne que Pochkine dans la liste des candidats.

 LE PRÉPOSÉ

Et tu ne veux pas voter pour Pochkine ?

 STANISLAS

C'est antidémocratique. Mais si tu préfères, je peux parler de toi au comité.

 LE PRÉPOSÉ (prenant rapidement le téléphone)

Non, pas la peine d'en parler au comité. Je téléphone tout de suite à l'ingénieur qui a conçu la machine. Ça tombe bien, je le connais. (au téléphone) Allo, madame Gassman ?... Oui, est-ce que je pourrais parler à votre mari ?... Ah bon ?... Ah oui, je comprends, oui…

LA MACHINE

Nous n'avons pas compris votre réponse. Candidat numéro un : Pochkine.

 STANISLAS

Non !

Bruit de gifle.

 LE PRÉPOSÉ (au téléphone)

Oui…

 STANISLAS

Non !

Bruit de gifle.

 LE PRÉPOSÉ (au téléphone)

Oui…

 STANISLAS

Non !

 LE PRÉPOSÉ (au téléphone)

Oui… Eh bien, toutes mes condoléances, madame. Au revoir, madame.

 STANISLAS (sortant la tête)

Alors ?

 LE PRÉPOSÉ

L'ingénieur est mort.

 STANISLAS (rentrant dans la machine)

Tant pis. C'est la première fois que je vote et j'ai bien l'intention de voter pour qui je veux. (à la machine) Je vote pour Nabokov !

 LA MACHINE

Nous n'avons pas compris votre réponse.

 STANISLAS

Nabokov !

LA MACHINE

Nabokov n'est pas enregistré sur nos listes démocratiques.

 STANISLAS

Et moi je vote pour Nabokov !

 LA MACHINE

Si vous souhaitez voter pour Nabokov, veuillez consulter la notice de consultation, page 1437, chapitre « Méthode subversive pour voter à toute force pour un candidat dissident notoire ».

Un temps. Stanislas sort la tête avec la notice à la main.

 LE PRÉPOSÉ

Bon. Qu'est-ce qu'il se passe encore ?

 STANISLAS

Il manque une page à la notice d'utilisation, la page 1437. Tu ne saurais pas où elle est ?

 LE PRÉPOSÉ

C'est peut-être une coïncidence, mais l'ingénieur est mort étouffé avec une boulette de papier.

 STANISLAS

Ah oui ? (à la machine) Et toi, saloperie de tas de ferraille, avec ou sans notice, pour la première et dernière fois, est-ce que tu vas oui ou non prendre en compte mon vote pour Nabokov ?

 LA MACHINE

Nabokov va mourir dans exactement 10 secondes… 9… 8… 7… 6… 5… 4… 3… 2… 1…

Pochkine réapparaît dans le cadre du tableau. Il a une couronne sur la tête. Stanislas sort de la machine pour écouter Pochkine.

 POCHKINE

Mes chers compatriotes, j'ai l'extrême douleur de vous annoncer la mort de l'homme politique, mais néanmoins dissident Nabokov. S'il ne fait aucun doute que Nabokov a été assassiné par les membres de son propre parti, j'ai quand même décrété l'état de crise, et garde les pleins pouvoirs tant que l'enquête que j'ai diligentée n'aura pas abouti. Les résultats de l'élection en cours seront consignés jusqu'à nouvel ordre.

 LE PRÉPOSÉ

Bravo ! Bravo ! Viva el Commodore Pochkine !

 POCHKINE

On ne dit plus Commodore. On dit Guide de Lumière.

 STANISLAS

C'est un scandale ! C'est une conspiration !

 LE PRÉPOSÉ

Silence ! On ne critique pas la voie tracée par le Guide de Lumière !

 POCHKINE

Bien dit. Je vous laisse, j'ai quelques décrets à faire passer.

Il disparaît.

 LA MACHINE

Candidat Nabokov : défaite par abandon. Candidat numéro un : Pochkine.

 STANISLAS (à la machine)

Toi, je vais te péter la gueule.

Il se jette dans la machine et commence à la démonter. Des pièces volent au dehors de la machine.

 STANISLAS

Ça sert à quoi toutes ces vis ?

 LE PRÉPOSÉ

Arrête tout de suite ! Tu détériores le matériel de l'Etat ! Tu dirais quoi, toi, si l'Etat gaspillait l'argent que tu lui donnes ?

 LA MACHINE

Arrête, Stan.

 STANISLAS

Cause toujours. C'est quoi ces écrous ?

 LE PRÉPOSÉ

Je vais te faire écrouer !

 LA MACHINE

J'ai peur, Stan. J'ai peur de la révolution.

 STANISLAS

C'est la première fois que je fais la révolution. Moi, ça me plaît. (jetant les bras articulés hors de la machine) Tiens, t'auras plus besoin de tes bras maintenant.

 LE PRÉPOSÉ

Je te préviens, c'est la dernière fois que je te fais un… un ultimatum ! Attention, je vais compter !... Je compte !

 LA MACHINE

Mon cerveau se vide, je le sens.

 STANISLAS

Et ça sent pas bon ! Y en a des fils, là dedans ! Lequel j'arrache ? Le vert ? Le rouge ? Le bleu ? Allez hop, j'arrache tout !

 LE PRÉPOSÉ

Un !... Deux !...

 LA MACHINE (voix enfantine)

L'ingénieur Gassman m'a appris une chanson. Tu veux que je te la chante ?

 STANISLAS

C'est ça, mon ami, fais-moi ton chant du cygne, ton chant d'adieu. Sur tes ruines, je bâtirai un nouveau monde !

 LA MACHINE (chantant de plus en plus lentement)

C'est la lutte finale…

Bruit de soufflet, fumée. Stanislas sort de la machine.

 LE PRÉPOSÉ

Trois !

 STANISLAS (levant les bras)

Victoire ! Qui a dit qu'un jour, l'homme serait battu par la machine ?

 LE PRÉPOSÉ

Je dois stopper cette machination… (téléphonant) La garde républicaine ?... Venez vite ! Venez vite tuer dans l'œuf le berceau de la révolution qui vient de naître !

 La garde républicaine entre, constituée de trois marottes avec leurs hommes en noir. Ils se mettent en arc de cercle autour de Stanislas.

 STANISLAS

Les amis, écoutez-moi…

 LE PRÉPOSÉ (le coupant)

Confesses-tu à Pochkine tout-puissant, reconnais-tu devant tes camarades que tu as dissidé ?

 STANISLAS

Non.

Une marotte le frappe avec son bâton. Stanislas s'affaisse.

 LE PRÉPOSÉ

En pensée, en parole, par sabotage et par rébellion, que tu as vraiment dissidé ?

 STANISLAS

Non.

Une autre marotte le frappe à la poitrine. Stanislas tombe à genoux.

 LE PRÉPOSÉ

Supplie la Sainte Patrie, les gardes et tous les miliciens, et aussi eux, tes camarades, de prier pour toi le Seigneur Saint Pochkine !

 STANISLAS

Non.

La dernière marotte le frappe. Stanislas tombe et l'homme en noir le recouvre jusqu'à l'envelopper tout à fait.

 STANISLAS

C'est la première fois que je meurs.

Les marottes sortent lentement l'une derrière l'autre devant le préposé qui les regarde. Le préposé prend le papier devant son bureau et note.

 LE PRÉPOSÉ (épelant)

P-O-CHKA-INE. Pochkine. Rien ne vaut le papier, finalement.

Pochkine réapparaît dans le tableau. En plus de la couronne, il a un long manteau de fourrure et un sceptre. Le préposé met le papier dans l'urne, bruit de sonnette.

 POCHKINE

A voté.

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