Voyage au bout du monde
aile68
Parfait! Les poules sont rentrées à part la noire qui a fugué comme d'habitude, la soupe est prête, on peut se mettre à table. Jean le père de famille, d'un air concentré récite la prière du repas du samedi soir puis tranche le pain, tout le monde est là, la journée a été bonne, ils peuvent manger dans la joie et la paix. Bruyamment ils s'échangent des nouvelles d'une journée riche et épatante, Rémi est allé à la patinoire avec son amie Valérie, ils ont fait des ronds et des huit sur la glace avec l'aisance d'un jeune duo comme à la télé, Mireille a vendu ses livres d'enfant à la braderie de Noël et Francine la mère, a cuisiné toute l'après-midi avec Emilie. Ensemble elles ont fait des biscuits avec des étoiles et des coeurs, et puis des bonshommes et des rennes. ça sent bon dans la maison, la chaleur et la bonne humeur, tout le monde s'aime, a des ailes aux coeurs, un jour peut-être ils le feront ce voyage au bout du monde. Au Canada ou en Australie, Laponie, Terre de feu, ils rêvent de partir dans leur voiture couleur tournesol, carte routière ouverte à tous les vents, ils auront lâché les poules, fermé le poulailler et la maison. La niche du chien rentrée, le chien à l'arrière de la voiture, Rémi comme co-pilote et Jean, le chef de la tribu. Traverser les mers, les océans, dormir dans la tente, manger du serpent, des harengs, ils aimeraient bien voir les bébé phoques aussi, ce sera pour un autre voyage. Les avions, ils les collectionnent en maquette, les trains, les bateaux, ils en font leur histoire, prendre le Transsibérien ou l'Orient Express. Ils connaissent bien leur affaire, leur bibliothèque c'est des récits et photos de trains qui se croisent et se décroisent, à travers champs et villes enchantées. Leurs vacances jusqu'à présent c'est camping sauvage à l'île de Ré, voile et canoë.
Après le repas, la maison est bien rangée, Mireille compte et recompte ses sous, Rémi et Jean refont le monde comme tous les samedis soirs, Emilie lit, Maman tricote un pull. Ils pourraient se suffire à eux-mêmes mais ils aiment leur confort et puis la société n'aime pas les marginaux. La famille a un carré de jardin qui se repose, en ce moment il donne des cardons et des gros choux. Ils en feront pour Noël, comme toutes les années, des cardons panés et des choux farcis, un délice! Avec les vacances, ici c'est le paradis... Surtout quand la neige se met à tomber et que la bouilloire annonce les tisanes et les biscuits confectionnés pendant l'après-midi. Cot, cot, cot! entend-on dehors. C'est la poule noire qui rentre de sa fugue. Il fait tellement froid dehors!
"La poule noire est revenue! crient les enfants, on la fait rentrer?"
- Pas question! répond Francine.
Jean se dévoue pour la rentrée au poulailler.
Emilie la plus jeune dit: Faudra emmener la poule noire et le coq pour notre grand voyage au bout du monde! Comme ça on aura des oeufs!
- J'aimerais t'y voir se moque Rémi. Tu t'imagines en train de leur donner du grain pendant notre traversée du désert ou de la Sibérie?
- Question d'organisation répond Emilie sans se désarçonner. On prendrait une cage et voilà!
Emilie c'est la reine des trouvailles un peu bizarres, faut dire qu'elle déborde d'imagination et qu'elle a cinq ans et demi. Pour elle le monde se résume à son univers de petite fille qui ne va pas à l'école, sa mère lui fait la classe et la prépare aux futures voyages en lui racontant des histoires du monde entier.
- Moi avec mon argent je vais m'acheter des jumelles pour voir le plus loin possible les territoires qu'on traversera.
- ça c'est une bonne idée! trouve Rémi qui fait son juge en tout. Elles serviront à toute la famille puisque notre aventure est collective.
- Familiale tu veux dire!
- Oui bon, c'est pareil!
Rémi et Mireille qui sont d'un âge assez proche s'entendent plutôt bien mais cette dernière s'oppose souvent à son frère pour un mot ou pour une virgule.
- Quand je dis "collective" c'est qu'on va rencontrer plein de gens.
- Oui mais je ne pense pas que je prêterai mes jumelles à des inconnus.
- Ces "inconnus" comme tu dis, sont tes frères, que je sache, non Papa?
- Euh oui, on peut voir voir les choses comme ça mais il faut être prudent quand même. On ne sait pas tout de suite à quel genre de personne on a affaire, tu sais bien.
- Oui et c'est bien dommage!"
Rémi, c'est l'idéaliste de la maisonnée. A treize ans il rêve de la paix dans le monde, d'où les interminables débats avec son père. A son âge il connaît les dictatures de Pinochet et Ceaucescu, défend les Organisations Non Gouvernementales les plus connues, et dit même qu'à sa majorité il prendra sa carte du parti le plus populaire de France. Sa soeur, d'une nature plus égoïste, n'a d'yeux que pour les biscuits et le lait chaud que sa mère vient de poser sur la table basse.
Cette fois-ci c'est elle qui se moque de Rémi:
"Dis-moi et les biscuits de Maman tu les partagerais avec tes frères comme tu dis?
- Bien sûr je ne vois pas pourquoi je ne le ferais pas! s'écrie Rémi immédiatement.
- Tu me donnerais ta part de biscuits?
- Mais toi c'est pas pareil!
- Mireille cesse d'embêter ton frère!
- Ok, ok mais faut savoir ce qu'on dit dans la vie répond-elle avec malice.
- Mireillle ça suffit maintenant intervient le père. "
Mireille se tait en dégustant ses biscuits et son lait chaud. Rémi peut toujours embêter la petite Emilie, elle sait qu'elle aura toujours le dernier mot quand elle s'y met. Elle regarde sa mère qui emmène la petite au lit et pense qu'elle a passé une bonne journée à tout point de vue. On avait rentré les poules, elle avait vendu ses livres d'enfant Rémi finissait de faire la tête, il reste un biscuit sur le plateau. En signe de paix elle le saisit et le tend à son frère:
"Tiens, pour m'excuser.
Méfiant, Rémi regarde son père pour s'assurer que ce n'est pas un nouveau piège de sa soeur rusée et maligne.
- Je propose que vous le partagiez en deux dit Jean, sagement.
- Bonne idée! dit Mireille, elle rompt le biscuit en deux avec soin comme pour le pain et donne le morceau le plus gros à son frère.
- Merci murmure-t-il encore sur la défensive.
- Et maintenant plus d'histoires! Et dans une heure tous au lit!"
C'est ainsi que la soirée continue pour une heure encore pour les enfants. A la suite de quoi Mireille dit à Rémi en le croisant dans le couloir:
" L'idée de la poule noire et du coq n'était pas mauvaise. On les donnera aux Indiens au cas où ils veulent nous scalper et mes jumelles aussi...
- Et ta mauvaise langue aussi! l'interrompt Rémi en souriant, comme ça ils crèveront tous.
Mireille lui répond:
- Tu vois que ça sert d'être comme moi! La vie n'est pas toute rose, tu sais.
- Oui je sais et les gens ne sont pas tous des idéalistes.
- Allez bonne nuit! Quand je me présenterai aux élections plus tard, j'espère bien que tu voteras pour moi.
- Très drôle dit Rémi en lui faisant une grimace.
- Et sans rancune!"
Un peu plus tard Jean le père, et Françoise la mère, se rejoignent dans le salon.
"Il serait temps que nous le fassions ce voyage au bout du monde! dit Jean.
- Oh! Emilie est tellement petite!
- Tant mieux, elle aura quelque chose à raconter à l'école quand elle ira.
- Oui c'est pas faux. Il faudrait choisir une destination.
- Oui je pense à la Mongolie répond Jean.
- Ah bon et pourquoi? Parce que j'ai vu un reportage l'autre jour. Des enfants devaient se lever très tôt pour aller à l'école et avait une longue route à faire pour y aller. Une heure de route tu te rends compte? Il est temps que nos enfants apprennent l'humilité et le sens des réalités.
- Oui c'est vrai, Rémi est trop rêveur et Mireille trop arrogante, quand elle s'y met affirme Françoise.
- Nous partirons cet été. Je vais prendre une année sabbatique. Nous avons six mois pour nous préparer.
- C'est l'aventure alors!
- Oui, et c'est notre vie, celle que nous avons choisi. Je ne veux pas que nos enfants soient des moutons ni des requins, je veux qu'ils apprennent ce qui est juste. Et je pense que c'est juste de partir à la découverte du monde.
- C'est une chance inouïe pour nous tous! Les voyages forment la jeunesse, dit-on répond Françoise, des larmes dans les yeux.
- Oui, et je serai ravi de m'endormir chaque soir avec ma famille dans un endroit différent.
- Ok Capitaine!"
Les rêves sont comme ces discussions de fin de soirée, ils ne terminent jamais, on les emmène ensuite dans notre lit et nous tiennent compagnie jusqu'à ce qu'on les réalise.
Délicieusement romantique !
· Il y a presque 7 ans ·Louve
....et réaliste à la fois.
· Il y a presque 7 ans ·Louve