Willy

leo

Il fendit l’air moite de sa main mi-close, pour serrer la mienne. Une main recroquevillée. La preuve même qu’il était venu à moi pour entendre ma confession, dût-il me l’arracher. Je plaquai ma paume contre la sienne. Je serrai fort. Mais il ne sembla pas percevoir la vie qui pouvait y battre. Inquiet, il sonda alors mon regard. Ce qu’il y vit le fit reculer, craintif. La peur de basculer dans mon gouffre, une chute qui se serait annoncée vertigineuse… à ne jamais s’en relever. Il extirpa sa main de la mienne avec force, la sueur en précieuse alliée. Il prit place en face de moi, s’assit sur la chaise, enraciné aux quatre pieds de celle-ci, comme pour s’ancrer d’avantage à son monde ; ses deux talons plantés au sol, une table m’obligeant à tenir la distance. Je pris place à mon tour. Mon corps s’affala, inconsistant. Il sortit un bloc de pages blanches qu’il disposa devant lui, en évidence. Il mit plusieurs crayons à côté, mes liens ne me permettant pas de m’en emparer. Il dressait son couvert et m’invitait à me mettre à table. Il n’avait toujours pas prononcé un mot, comme s’il craignait que je m’en saisisse pour lui planter dans la carotide… Enfin, il sortit un dictaphone qu’il actionna, accompagné d’un hochement de tête à mon intention. La cassette dispensait son crachouillis, impatiente que ma voix foule de sa langue le tapis qu’elle me déroulait…

-         C’est Willy qui a éveillé la lumière. Sans quoi je ne serais plus en vie. La société se serait ainsi passée d’un monstre en devenir. Sans quoi, vous végéteriez en journaliste de seconde zone. A immortaliser la lauréate du balcon le mieux fleuri de votre patelin merdeux, où rien ne se passe jamais. Vous venez de troquer les couleurs de votre vie contre la noirceur implacable de mon âme. Vous ne sentirez plus jamais les parfums enivrants. Je vais encombrer votre nez, de la décomposition avancée de mon témoignage. Votre retraite anticipée dépend de l’ouvrage que vous pourrez tirer de ma confession, alors je vous promets force détails.

Tête engoncée dans son réceptacle à tragédie, il croquait les traits de mon visage en son bloc. Angulaires tracés. Lignes brisées, comme l’avait été celle de ma vie. La rugosité des traits, contondante. Importante, pour clouer la rétine du lecteur qui aimera se vautrer dans la fange de l’indicible drame des autres. J’éprouvais un contentement inconnu. Qu’il puisse s’attarder sur mon visage... presque une libération. Je continuai mon récit, au rythme de ces coups de crayons.

-         Willy ? C’est le genre d’ami qui change votre vie à tout jamais. Qui débarque à l'imprévu, déguisé en rayon de soleil, alors que vous n’aviez connu que les ténèbres de la solitude. Willy ? C’est le foudroiement de votre cœur ! Le fils rebelle des nuages, qui se permet de tonner la porte de chez lui, de partir, quand il veut. Parce que Willy, lui, est courageux. Il m’a appris à l’être chaque jour bien davantage. Willy ? Il s’est approché sur la pointe des pieds devant moi, alors que je pleurais. Je ne l’avais pas vu arriver. Les larmes font toujours défaut lorsqu’il s’agit d’apercevoir un brin de bonheur. Cela devait faire longtemps qu’il m’étudiait, et sûrement bien plus qu’il était planté là, enraciné à ma peine. Il m’a fallu gorger mes revers de manches de mes larmes, pour que je puisse le distinguer. Il me souriait, satisfait de voir l’efficacité de mon barrage lacrymal, que j’avais pu constituer à sa seule vision. Un test d’amitié qui l’avait convaincu de la solidité de notre complicité à venir…

La mine se leva du bloc, suspendue à mes lèvres, interdite.

-         Au départ, Willy ne parlait pas. Il n’était qu’image incomplète, qu’il me plaisait d’arranger au gré de nos rencontres. Aux longues heures que nous passions ensemble, il se constituait de l’idéal que je me faisais de l’amitié. Il changeait souvent d’apparence, fonction de mon humeur. Seul son fond était défini, salutaire et bon. C'est du moins ce qu'il m'avait semblé. Sa démarche me faisait sourire immanquablement. Il flottait en chacun de ses pas comme pour retarder son contact avec la terre. Un peu comme le feraient les poissons au contact de l’air ou encore l’amour à l’approche de la haine… Il m’a fallu un certain temps pour me faire à sa cadence que je finis par singer à la perfection : nous étions devenus jumeaux, luttant contre la gravité de cette planète.

Je fis une pause. Mes yeux cachaient mal ma grande appréhension à confier la partie à venir de mon histoire. Le journaliste me tendit une bouteille d’eau pour diluer la torpeur qui se nouait dans ma gorge. Mes tripes s’en lestaient. Je continuais…

-         Et puis Willy se mit à parler ! Je chuchotais au début pour ne pas alerter mon père de sa présence, terrorisé par les tournures que cela prendrait s’il venait à le découvrir. J’implorais Willy de ne pas me faire rire. Mais c’était plus fort que lui ! Ses pitreries ne cesseraient donc, que lorsqu’il aurait réussi à lever mon armée de joie. Un éclat de rire grondant ma révolte. Je ne pus m’arrêter, je ris à m’en exploser les poumons. C’était trop tard. Mon père ouvrit le placard tenant à la main son couteau de boucher, il coupa les liens qui me retenaient à la barre de la penderie et me fit voler au travers du salon. Il rugissait une rage démoniaque et ne cessait de hurler « Ça te fait rire sale petite merde ! Hein ? Ça te fait rire sale bâtard ? » Ses paumes d’acier s’abattaient sur mon corps meurtri qui rampait jusqu’à fuir sous la table. Mes rires s’étaient mus en supplications inutiles. Je braillais, m’en remettant au voisin de palier. Peut-être, cette fois-ci, viendrait-il à mon secours. Mon père comprit mon attente et m’enserra le menton dans sa main de géant « Ferme ta petite gueule de parasite, personne ne viendra jamais ! Tout le monde sait que tu es une sale petite raclure de merde ! ». Je sentais ses doigts puissants broyer ma mâchoire inférieure. Je barricadais mes larmes pour ne pas décupler sa rage. Préserver mes dents, qu’elles ne se  déchaussent pas sous la pression de mes gencives malmenées… qu’elles ne m’étouffent pas de leur émail souillée du sang de ma torture. Il me souleva par les cheveux. J’étirais mon corps pour que la pointe de mes pieds, effleurant le sol, puisse soulager mes racines capillaires à la limite de l’arrachement.  Il me fixa et épela distinctement « POUR QUOI TU RIS ? ». Entre deux sanglots, je lui appris l’existence de Willy. Il se tourna vers ma belle-mère. Il brandit son trophée d’un rire tonitruant : « T’entends ça ? Le dégénéré s’invente des copains parce que l’on n’est pas assez bien pour lui ! ». Elle l’accompagna dans son humiliation et surenchérissait : « Dis, ton Willy ? Il ne t’a pas appris à te retenir ? T’es plein de pisse et tu sais quoi ? T’as une belle gueule de serpillière mon drôle… ». Ils me passèrent le visage au sol avant de me confier une petite cuillère, afin d’écoper mon urine, que je devais transvaser dans un verre. Ils me rangèrent de nouveau dans le placard, avec mon verre : « Si t’as une p’tite soif... faut pas gâcher, enfant d’putain ! Et tu fermes ta gueule, toi et ton Willy. On ne veut plus vous entendre ! Si on te pose des questions à l’école lundi, t’auras qu’à dire que ton Willy, ben y t’a un peu poussé fort sur la balançoire… ». Leurs rires déchiraient mon échine, pareils à des charognards, dépeçant ma dignité. Je sentais Willy en moi, tout poing serré, prêt à en découdre. Je le suppliais de garder le silence. Le Willy qui vous intéresse était né, à cet instant précis… 

Les crayons gisaient sur le flanc, hébétés. Mon portrait  ne se ferait pas sans mal. On m’entendait hurler désormais. Les monstres ont aussi leurs histoires... 

Il

 A SUIVRE…

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