Y a-t-il vraiment sur Terre une place pour tout le monde ?

Thierry Kagan

Robert fait partie de ces gens qui ont le pouls modéré, le cheveu mi-gras et le genou bruyant.

Qui claque un peu, voyez ?

Il a aussi ce que les anthropologues appellent l'esprit vif contrarié.

C'est-à-dire qu’il se met sans cesse en branle dans un sens radicalement différent de celui que prendrait un esprit vif normalement constitué.

Voyez aussi ?

En fait, Robert est moyen.

De plus, Robert n’a jamais été vraiment chanceux.

Dans les bacs à sable, le streptocoque polyforme à large spectre, il était toujours pour lui.

A l'école, pas si mauvais.

Mais il y en avait toujours un, dans la classe, pour avoir une copie en tous points identique à la sienne. Ce qui valait à Robert - et à Robert seulement - un zéro gravé sur le front par la maîtresse, même lorsque l’autre siégeait à l’autre bout de la salle.

Quant à ses analyses d'urine et de sang, je ne vous en parle même pas, elles ont toujours été sans relief.

Cependant - et oui, il y a un cependant, mais ne vous croyez pas soulagés pour autant - cependant, un jour, Robert eut du bol.

Un bol monstrueux, même.

Tellement monstrueux, son bol, qu'il ferait plutôt dans la soupière.

Imaginez un peu.

Le téléphone sonne. Il marmonne « n'importe quoi ».

Coup de chance pas croyable : c'est justement « n'importe quoi » qu'il fallait répondre à l’animateur radio à logorrhée mixée, qui lui annonce illico qu’il empoche 30 275 euros.

Robert, sur le champ, d’appeler sa mère pour lui apprendre la nouvelle. De se tromper de numéro et de tomber - par erreur donc - sur la ligne réservée d'un jeu télé. Et bien sûr, de dire « Allô maman, devine quoi ! ».

Derechef, aubaine de compétition : c’est justement les quatre mots attendus pour gagner le jackpot.

Je passe sur les autres événements subjuguant qui s’enchaînent. Mais pour vous donner une idée, en un nombre paire d’heures, Robert accumule quelques 17 millions d’euros lourds.

Incroyable, non ?

Et l’argent n’est pas tout !

En allant chercher un recommandé à la poste – et encore, ce ne devait être l’ordre des choses puisque le facteur s’est trompé et Robert s’y rend sans avoir bien lu l’avis de passage destiné, en fait, au voisin du deuxième - pour couronner le tout, donc, il prend l’idée à Robert d’être aimable et de faire coucou, de vraiment loin, à quelqu'un qu'il pense être la fille ingrate de la concierge.

Vous savez comment sont les myopes sans lunettes : quand on leur fait coucou, ils ne le prennent pas souvent pour eux, de crainte d’avoir l’air idiot si le coucou ne leur est pas destiné.

Fortuitement, une somptueuse jeune femme innocente, placée loin derrière l’ingrate, chope ce coucou au vol.

Robert et la juvénile se rapprochent l'un de l'autre. Ils se sourient, se prennent la main, font preuve de beaucoup de complicité et enfin, au terme de 3 minutes étonnantes, ils décident de se marier au plus tôt.

(la jeune femme n'a que 17 ans, 11 mois et 3 semaines ; mais Robert, qui a demandé à toucher ses 17 millions d’euros en billets de 20 - pour s'amuser à les trier par numéro -, a tout le temps d'attendre).

La promise rejoignant sa mère qui avait pris bien 50 mètres d'avance vers le Monoprix, Robert baisse les yeux de chagrin et s’aperçoit que ses lacets sont défaits.

Il s’agenouille, embarrassé par sac et gros anorak.

Sa gestuelle inconfortable, sa maladresse à manier deux bouts de ficelles de longueurs différentes, sa façon inélégante de se relever et de respirer un grand coup une fois son devoir accompli, troublent un grand réalisateur engagé de films engagés aussi, de passage et qui se disait juste quelques secondes plus tôt « y en a marre des convenances ».

Celui-ci, bien évidemment, propose à Robert d’être l’acteur principal d’une superproduction pour laquelle il faut partir le soir même, en un pays lointain.

Robert, considérant qu'il n'y a pas de raison de contrarier une journée plutôt faste, accepte bien sûr la proposition.

Se sachant incessamment crédité des nombreuses sommes accumulées tout au long de la journée, malaisé de devoir s’éloigner de sa promise si tôt après leur rencontre, en guise de bonne foi et d’engagement, il court la rejoindre au rayon charcuterie, s’agenouille à nouveau, mais cette fois-ci pour rédiger un chèque du montant total de ses gains du jour, chèque qu’il remet à la mère, car, rappelez-vous, la fille est encore mineure.

Sur le bateau (oui ! le réalisateur, toute l’équipe et Robert, vont donc faire le voyage en bateau), Robert dès le soir sur le pont, fait des bouts d’essai face caméra avec le cinéaste.

La peur, la joie, l’envie, le rire… toutes ces émotions, mais que donnent-elles vraiment sur un Robert ?

Malheureusement, Robert ne convainc pas (surtout sur le rire).

Le réalisateur, abandonnant finalement tout projet de collaboration, fait retourner le bateau au port et invite Robert à mettre les voiles, lui calant sur le crâne une casquette portant son nom (celui du réalisateur, pas « Robert ») en guise de dédommagement.

Traînant son bagage, Robert court et a juste le temps d’attraper le dernier bus qui le ramène chez lui.

Une fois rentré, il se brosse les dents et se met en pyjama (en se promettant de le laver dès le lendemain matin, parce que là, il l’a poussé un peu fort).

Et il se couche.

Puis il se rappelle qu’il n’a pas pris les coordonnées de sa conquête.

Et aussi qu’elle était de passage dans la ville.

Il y a des jours, comme ça, où Robert se sent un peu plus inconsistant que d’autres.

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