Banale adolescence d’un serial killer

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1992, une sordide affaire judiciaire secoue les Etats-Unis; l’accusé ? Jeffrey Dahmer. Violeur, meurtrier, cannibale, nécrophile, tant de qualificatifs ignobles qui lui collent à la peau. Tristement célèbre dans le monde entier pour avoir été l’un des pires serial killers à la fin du XXème siècle, Dahmer n’a pourtant pas toujours été ce monstre. Mon ami Dahmer nous raconte sa jeunesse à travers les yeux de l’auteur, Derf Backderf, un ancien camarade de classe du tueur en série.

L’âge ingrat

L’adolescence n’épargne personne : les hormones, les transformations corporelles, la recherche d’identité sociale et sexuelle, l’âge rebelle inévitable pour devenir des adultes accomplis et sûrs d’eux. On trouve là autant de changements auxquels tout le monde est confronté un jour de façon plus ou moins brutale. Le début de cette histoire ressemble à n’importe quelle autre œuvre traitant de l’âge ingrat, des blagues potaches, des flirts, une petite bande de potes au collège puis au lycée… Cependant, l’un d’entre eux fait face à des problèmes plus rares, Jeffrey Dahmer. Loin d’être un adolescent perturbateur ou violent, Jeffrey est plutôt réservé et cherche juste à s’intégrer. On remarque pourtant très vite ses activités hors normes. Il se balade souvent en forêt pour recueillir des cadavres d’animaux afin de les dissoudre avec de l’acide dans sa cabane. Très vite, Backderf et sa petite bande remarquent Dahmer et l’intègrent plus ou moins parmi eux. Voulant juste attirer l’attention sur sa personne, le jeune Jeffrey se met très vite à amuser la galerie en imitant des personnes handicapées ou en simulant des crises d’épilepsie. Il deviendra même la mascotte officieuse du petit groupe. Peinant tout de même à s’intégrer réellement, il reste en retrait et ne communique que très peu. Il peine à accepter son homosexualité naissante et s’isole petit à petit. De plus, ses pulsions nécrophiles finissent par le faire sombrer dans l’alcoolisme.

La BD nous permet de suivre Jeffrey Dahmer de l’âge de 12 ans jusqu’au jour de son premier meurtre. Elle est très proche de la réalité et nous présente un adolescent un peu paumé face à ses démons. Sans l’excuser, le lecteur finit par s’attacher à lui et se surprend même à espérer que le jeune homme finisse par sortir de son mutisme et reprenne le dessus sur sa vie. Malgré tout, la triste fin de cette histoire est bien connue et n’a rien d’une happy end. Lire une telle œuvre reste une épreuve marquante pour un lecteur innocent tel que moi (si si, je vous promets), on ne peut pas détester Dahmer à travers ces pages, on peut même se découvrir un semblant d’empathie pour lui, et pourtant votre esprit vient sans cesse vous rappeler ses crimes horribles survenus à peine dix ans plus tard.

Un dessin en décalage avec l’histoire ?

Backderf possédant un bagage de dessinateur solide, proche du photoréalisme, on pourrait s’attendre à l’utilisation d’illustrations réalistes pour raconter cette histoire vraie. Cependant, dès le début de sa carrière, l’auteur a préféré se tourner vers le comix – bande dessinée underground américaine – représenté par un dessin tirant vers la caricature. On note donc un réel décalage entre l’histoire sérieuse et dramatique et ce dessin, profitant même de certaines situations pour devenir humoristique. En ouvrant la bd au hasard et en ne connaissant pas le sujet, elle pourrait donner l’impression d’être une bd comique, une tranche de vie lycéenne voire une bd type Fluide Glacial. Backderf joue sur cet aspect afin d’appuyer l’idée que Dahmer était un adolescent, certes paumé, mais pas si différent des autres, du moins en apparence. Au lieu de décrire les origines d’un serial killer, il se concentre sur sa jeunesse difficile mais néanmoins similaire à beaucoup d’autres.

En outre, pour renforcer l’immersion du lecteur et coller le mieux possible à la réalité, l’artiste a utilisé des photographies de l’époque comme modèle afin de retranscrire les scènes immortalisées en bande dessinée. Il est même allé jusqu’à récupérer ses propres illustrations de l’époque, utilisées alors pour certaines occasions particulières.

Une œuvre sincère

Dès la mort de Dahmer en 1994, Derf Backderf s’est mis au travail et a décidé de raconter sa vision de l’histoire, ses souvenirs du jeune Jeffrey. Cependant, il voulait publier l’œuvre la plus sincère, la plus honnête et la plus proche de la réalité possible. Suite à plusieurs tentatives à travers des histoires courtes en 1997 et 2002, il finit par achever Mon Ami Dahmer qui voit le jour en librairie en mars 2012, presque vingt ans après les débuts de sa création. Plusieurs raisons expliquent cette publication tardive. En effet, ses travaux de recherche l’ont amené à recueillir de nombreux témoignages d’anciens camarades et de gens ayant fréquenté Dahmer au fil des années, afin d’obtenir le meilleur niveau de détails. De plus, en mettant autant de temps à finaliser sa bande dessinée, Backderf évite de « surfer » sur le scandale Dahmer suite à son procès et à sa mort (ce qu’ont fait les propres parents du psychopathe en sortant chacun un livre et en se disputant dans la presse à scandale…). Cet ouvrage est loin d’être une œuvre tape-à-l’œil pour les amateurs de sensations fortes et de gore. Seul le premier crime y figure sans détails glauques à outrance. L’auteur ne cherche pas à excuser le tueur en série mais porte un regard neutre sur sa condition, sur ses actes. Il évoque quelques pistes possibles pouvant expliquer sa personnalité puis sa descente aux enfers. Dahmer faisait face à de nombreux problèmes : les relations houleuses entre ses parents, la recherche de son identité sexuelle, son attirance pour la mort et le morbide et enfin un niveau d’isolement profond. Adolescent de plus en plus réservé, il finira par succomber, sous le poids de ces difficultés, à ses pulsions les plus sordides. Cependant, la chose la plus surprenante est probablement l’indifférence des autres étudiants comme des adultes à l’encontre du comportement de Jeffrey. Personne n’a jamais fait cas de ses bizarreries avant que ses meurtres ne soient dévoilés au grand jour.

En bref

18 ans après la mort du Cannibal de Milwaukee, assassiné en prison, sort aux Etats-Unis l’histoire de son adolescence. Moins d’un an après, l’œuvre déjà acclamée arrive en France, Mon Ami Dahmer est publiée aux Editions Ca et Là. Préfacé par Stéphane Bourgoin, spécialiste français reconnu sur les tueurs en série, le titre défraie la chronique et est même primé au Festival d’Angoulême 2014 entre autres. Derf Backderf pose avec sa bd un simple constat sur la jeunesse de son ancien camarade, sans jugements, sans raccourcis. Il met Dahmer à nu sans tomber dans le voyeurisme. Il préfère raconter l’histoire de l’ado paumé que celle maintes fois reprise du serial killer et donne l’occasion à chacun de se faire son propre avis sur ce personnage unique en son genre. En effet, Dahmer était hors normes même parmi les serial killers. Il est l’un des rares à éprouver des remords et de la tristesse pour ses meurtres.

Vous l’aurez compris, je ne peux que vous conseiller la lecture de cette œuvre poignante, marquante. Elle permet de porter un regard inédit sur une histoire sordide, d’habitude choisie pour choquer et effrayer. Lisez-la et essayez d’en sortir indemnes.

Par Rudy Randuineau