La carotte dans le café. Chronique d’une vie d’auteurs
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Être auteur, ça n’a jamais été évident. Encore moins quand on n’écrit pas pour soi, mais pour des clients. Mais heureusement, grâce à un système breveté à base de poulies et de bicarbonate de soude, nous avons réussi à trouver le moyen imparable pour comprendre un brief et proposer des idées géniales en moins de 20 minutes. Ah, attendez. On nous dit dans l’oreillette que ce n’est pas vrai du tout et qu’on doit dire la vérité. Bon, allez.
Lundi – Bureaux de Hadrien & Mathieu – 10h23
Mathieu se brûle avec son café trop chaud au goût aussi voluptueux qu’un reste de vidange de son scooter. Alors qu’il s’apprête à reposer sa tasse pour se rendormir, le son d’un email fraîchement arrivé retentit de son rutilant MacBook. Hadrien, assis en face de lui, joue à la PSP en attendant que ce même email n’atteigne son ordinateur, dix minutes plus tard. Oui, il est sur Linux.
-Mince alors, t’as vu ça ? On a enfin reçu le brief !
-Si par « brief » tu veux dire « héritage d’un prince nigérien de 2 millions d’euros », c’est le troisième qu’on reçoit en une semaine.
-On a hérité d’un prince nigérien et tu me dis rien ?!
-Lis-donc le brief.
-« Bonjour Hadrien & Mathieu, nous vous cont… »
-Attends attends ! Je dois sauvegarder la partie d’abord.
Le brief, c’est l’envie à cinq millions de dollars de ton client que tu dois traduire en idées et scénarios à cinq mille anciens francs. Et ta grand-mère pourra te dire que ce n’est pas beaucoup. Souvent exprimé au travers d’un meeting presque palpitant ou d’un call inaudible, il est préférable d’en exiger une version écrite, histoire que tout le monde sache ce qui est demandé. Et puis surtout parce qu’on a une mémoire de 128 Ko.
Lundi – Bureaux de Hadrien & Mathieu – 10h55
Se frottant la barbe avec un air dubitatif, Hadrien fixe son écran en relisant le brief une septième fois. De son côté, Mathieu se dirige vers le paperboard et pose son doigt dessus pour écrire, puis se reprend : il faut utiliser un feutre, ce n’est pas un iPad.
-Donc si j’ai bien compris, ils veulent une « web série drôle pour faire le buzz » pour lancer leur app de photo.
-Oui, nous avons affaire à des pionniers qui osent bousculer les attentes d’un public las. Tu me rappelles ce qu’elle fait de si géniale leur app photo que je prenne des notes ?
-Alors… ah oui, c’est marqué là. Elle permet de prendre des photos…
-Dingue.
-Il y a des filtres pour les modifier.
-Incroyable.
-Et tu peux les partager avec tes amis ET sur les réseaux sociaux.
-WAOW !
-Mais surtout, ils ne veulent pas que la web série tourne autour de la photo. Ils veulent quelque chose d’inattendu, tu vois ?
-S’ils attendent un truc aussi inattendu que leur appli, ils risquent d’être déçus.
Face à la peur du risque très fréquente chez le client, il nous apparaît juste de proposer des idées différentes ou à l’encontre de la recommandation de l’agence afin de coller davantage à notre vision. Alors oui, ça peut donner l’impression d’être face à un vendeur de Leroy Merlin qui te dit que ta chambre sera plus jolie peinte en vert lichen alors qu’il n’y a jamais mis les pieds. Mais quand t’es chez toi tu te dis qu’il a peut-être raison, ça ira bien avec l’armoire.
Mais pour arriver à proposer toute une palette d’idées à ce cher client, il faut en passer du temps à tourner et retourner toutes les pistes. Et c’est là, dans ce moment de brainstorming intense, que sont dites les choses les plus folles, les plus crues, et parfois les plus dégueulasse. Souvent même.
Lundi – Bureaux de Hadrien & Mathieu – 16h12
Mathieu, dans un dernier élan inspiré et au son d’une musique dramatique, termine une tirade pour expliquer à Hadrien l’étendue de son idée géniale, tandis que ce dernier hésite entre s’endormir et rallumer sa PSP.
-Et ils sont deux pour l’extraire, tellement il l’avait inséré profond. T’as pigé ? C’est génial ou c’est brillant ?
-Hein ? Ouais, ouais…
-T’as noté ?
-Ah parce qu’il fallait que je note ?
-Évidemment, ça fait dix minutes que je t’expose ce concept révolutionnaire et t’as rien écrit ?
-Bon, tu sais quoi ? On va déjà leur envoyer les quatorze autres concepts qu’on a, et on pourra avoir un premier retour de leur part.
-Malin… Et comme ça…
-…on pourra jouer à la PSP !
L’agence est une entité qu’il est difficile de combler, mais quand on y arrive, c’est souvent très gratifiant.
Mardi – Bureaux de Hadrien & Mathieu– 12h04
Mathieu s’est endormi sur sa tasse de café, qui lui rentre dans les narines, formant des bulles à chaque expiration. De son côté, Hadrien réinstalle Linux sur son PC pour la quatrième fois, parce qu’il a trouvé un thème visuel ressemblant à ceux des Mac, qu’il jalouse secrètement. Soudain, un petit « ding » émane de son nouveau smartphone bio / Android / recyclable.
-Tiens, l’agence a répondu.
-Zzzzzz…
-Hey !
-Hein ? Qu’est-ce que quoi ?
-L’agence a répondu.
-Ah, vas-y, lis.
-« Salut Hadrien et Mathieu, merci pour votre document de 142 pages détaillant vos 14 concepts pour cette web série, illustrés par des images drôles et un casting complet pour chaque concept. C’est du super boulot et on est très content… Mais le client vient de nous informer qu’il souhaite finalement développer quelque chose de plus simple, une mini série de 3 épisodes de 15 secondes sur Instagram. Est-ce que vous pouvez développer le concept numéro 8, celui qui faisait 12 épisodes de 25 minutes, mais pour Instagram ? Merci encore, et désolé pour ce changement de dernière minute. C’est possible avant ce soir ? On se fait un call asap. »
-Ah ouais.
-Comme tu dis.
-Mais nous sommes des professionnels polyvalents, et tu sais ce que ça veut dire ?
-Que tu peux donc commander la bouffe le temps que j’écrive ça vite fait !
-C’est tipar mon canard !
Être auteur n’a jamais été évident, mais on aime ça parce qu’on est un peu c… Euh non, parce qu’on aime les défis. Dans l’écriture, la carotte devant nous s’appelle « tout est possible » et on la suivra jusqu’au bout. Bon, parfois la carotte s’appelle « je paye ton loyer » et on l’aime bien aussi.
A suivre.