« ALLER – RETOUR »

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   Un jour… un train. Il n’appelle pas ça un train. Il n’appelle plus rien, ni son nom, ni son environnement. Il est seul maintenant et préfère se réfugier dans son autre monde. Il est seul, au milieu de tous. Tous ces cris, tous ces visages qui doivent implorer du regard mais qui, plongés dans le noir ne trouveront aucun Salut. Il est seul et se souvient. La littérature, sa Provence, Catherine, les vignes, les odeurs de lavande. Il se souvient et sent le poignard dans son cœur lui arracher tout ça ; sa vie. Il se souvient, l’étoile jaune, les lois de Vichy, le tambourinement à sa porte. Et puis le train. Qui continue sa route.

   Des mains qui le tâtent, des mains qui cherchent désespérément une issue. Il se souvient de mêmes mains tâtonneuses à la gare de Théziers, quelques années plus tôt. Se sentant menacé il avait voulu prendre la fuite vers l’Espagne. Il se souvient du billet, de la foule d’été là où les premiers fuyards et les vacanciers se mêlaient. Il se souvient des regards inquiets et des regards émerveillés. Et il n’avait pas pu. Prendre ce train.  S’éloigner de sa douce Catherine. Fuir. Il appelait ça alors de la lâcheté.

   Aujourd’hui, dans ce train, même le mot lâcheté a perdu toute signification. Lâcheté, laxetat, laxitad, laschità. Peu importe. Il est incapable de penser, de se souvenir des cours d’étymologie qu’il donnait à l’occasion depuis sa chaire, à Marseille.

   Bientôt, les pleurs et les cris cessent. Les autres, comme il les appelle, épuisés, s’assoupissent se déclarant vaincus. Uniquement le bruit du train sur ses rails. Presque le silence. Alors il se souvient du silence. Ces longues soirées de printemps dans sa Provence natale où il se délectait de la douceur de vivre. Il se souvient la vermoise, qui rendait très vite Catherine ivre. Elle riait, faisait tournoyer sa robe, tombait. Il la regardait, voulait lui faire des enfants. Et puis elle s’enfuyait, l’invitant à la suivre. Elle était innocente, elle pourrait garder son innocence. Elle n’était pas juive, elle. Il lui en voulait parfois. Il se détestait pour ça. Après tout, quand les autres ne vous conçoivent plus comme un être humain, comment pouvait – il en vouloir à la seule personne qui le choyait encore ? Même ses élèves à l’Université avaient commencé un par un à partir, prétendant des changements d’orientation, une année sabbatique. Ca, c’était avant qu’il soit interdit d’exercer. Confiné alors à la maison avec ses bouquins et gardant toujours espoir que les choses rentrent dans l’ordre, rapidement. Un peu trop confiant peut-être, c’est aussi ce qui l’a fait changer d’avis au moment de sa possible fuite. Jamais il ne se serait laissé croire que l’on pourrait parquer ainsi toute une population dans un train de bétail.

                Un train qui ne ressemble à aucun autre qu’il ait pu prendre alors dans sa vie de voyageur. Un train de troisième classe. Avait-il droit à une réclamation ? Il n’avait même pas eu à payer son billet. Aucun contrôleur. Aucune escale en gare. Lui qui avait toujours aimé le voyage en train, il se promit que jamais plus, jamais plus on ne le reverrait à prendre le train. S’il s’en sortait…

   Un jour… un train. Il descend la vitre et hume le parfum du bois qui brûle. Il a appris à ne plus avoir peur du feu, de la fumée du feu. Le train qui défile, les champs qui, passés à toute allure ne ressemblent plus à rien. S’il commence à penser à ça, s’il laisse fuir son esprit comme s’enfuient ces champs, il risque de s’invoquer de mauvais souvenirs. Mais tant pis, il laisse faire.

                Il entend le nom des gares où le train s’arrête et laisse descendre et s’engouffrer quelques dizaines de voyageurs. Il voudrait leur dire la chance qu’ils ont d’être libres. Il voudrait descendre à chaque gare pour se convaincre de la réalité de cette liberté. Après tout, il a le temps de vivre maintenant…

                Il rejoint ses petits enfants en Provence. Après les camps, il s’est installé à Paris, il voulait refaire entièrement sa vie. Catherine l’a suivi les premières années, lui a fait des enfants puis est partie, ne retrouvant pas là l’homme qu’elle avait connu au début. Il ne lui en avait pas voulu, il comprenait. Ses enfants lui ont donné récemment des petits enfants. C’est eux qu’il va voir. Pour la première fois depuis Buchenwald il prend le train. C’est une sorte d’accomplissement.

                Il a décidé en effet d’en finir avec toutes ses peurs, de ne plus permettre à ses cauchemars d’avoir excuse de le hanter. S’il a retrouvé son travail, revu régulièrement les copains, les « frères » qu’il s’était fait à Buchenwald, comprenant par là même le sens le plus profond de l’amitié, restait en sa tête le souvenir le plus douloureux de ce train qui lui avait tout pris. Le train qui avait laissé à l’embarquement toute l’humanité du monde. Le train duquel il n’avait pas voulu descendre à sa destination, soutenant à qui voulait l’entendre qu’il ne retrouverait plus jamais aucune joie, aucune vie s’il débarquait.

                Aujourd’hui, il sourit. Au contrôleur, aux voyageurs qui montent dans le train et qui le regardent comme un vieillard loufoque : « Dépêchez-vous les enfants, ne faites pas attention à ce vieux monsieur ». Aujourd’hui il sourit, en regardant son billet de train, un « aller-retour ».

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