« Douloureuses réminiscences »

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J’avais soif. Soif de liberté. Soif de célébrité. Soif d’utopies. J’étais asséché. Asséché d’argent. Asséché de simplicité. Asséché de bonheur. J’étais englouti par l’écrasante luxure du pouvoir. Et aujourd’hui, je me suis noyé dans une mer de remords.

Tout avait pourtant commencé comme d’habitude. Les vicissitudes de la routine ne me sont nullement apparues, trop focalisé sur le chatoiement de la lumière que j’étais. Je ne me suis pas rendu compte de l’immobilisme soudain de l’air, du brusque déclin du soleil, de l’incongrue luminosité de la lune. Je n’ai pas perçu sa flamboyance grisâtre dépourvue de la moindre étoile prendre vie et cracher son dégoût céleste sur un monde matérialiste. Je n’ai pas su interpréter les signes que l’univers – rarement magnanime – m’envoyait.

J’ai laissé couler, comme toujours. Et ma vie s’est échappée de mes mains, lestée de mon esprit, évadée de mon être. Son contrôle m’a été ôté sans que je ne fasse le moindre geste pour me rebeller, pour protester, pour vivre. Sans que je m’en rende véritablement compte. Mon existence a tout simplement glissé dans les abysses de l’anonymat, du pathétique, de la déchéance.

Rêves élimés, chimères décrépites, espoir dissout. Néant.

J’étais assoiffé, mais l’oasis après laquelle je courais ne m’a servi que du vent. Les gouttes de ce liquide ambré que je m’échinais à posséder n’étaient que des grains de sable, glaçant ma volonté, effritant mes rêves, annihilant mon être même. J’étais confortablement installé dans ce luxueux train qui devait m’emmener vers la voie du succès lorsque, malgré les prémices de son insalubrité, il a déraillé.

Lâche, faible, désillusionné, je n’ai rien fait pour le remettre en route. J’en étais incapable, alors que je ne savais même pas comment me réparer moi-même. Confus par la fugace futilité du monde, je me suis perdu moi-même. C’est pourquoi, peu à peu, l’abime sous mes pieds s’est agrandi jusqu’à m’engloutir corps et âme. Sans un cri.

Dorénavant, je nage dans une mer d’excréments composés de rêves avortés, d’espoir déchu, de volonté assassinée. Je me suis éloigné de la surface luminescente, trop éclatante et trop lisse pour mon bien, et je me suis enlisé dans les ténèbres ravagées et ravageuses de sa profondeur. J’ai trouvé la place qui m’était due, celle que je méritais pour avoir abandonné mon âme. Une merde parmi les merdes.

Je me suis perdu moi-même, et au lieu d’écouter la voix des Anges, je me suis laissé pervertir par le cadeau des Démons.

*

Un rire. Communicatif, apaisant, ensorcelant. Une brise. Chaude, timide, protectrice. Un regard. Profond, prometteur, magique. Un contact. Doux, espiègle, bienveillant.

Je suis allongé dans l’herbe, à l’ombre d’un chêne patriarche, sous un soleil de plomb. Les brindilles me chatouillent le creux de la nuque, les fourmis gravissent le sommet de mes jambes, les frissons parcourent la blancheur de ma peau.

Les nuages au-dessus de moi dessinent des formes amusantes, vestiges d’un bonheur passé. Un visage de clown ici, un train à vapeur là. Ils balaient les stigmates d’une âme en peine qui ne voit que désespoir, solitude et malheur.

Le calme reposant de l’été m’envahit et dompte la tempête de mes pensées. La fougue inconsciente de ma jeunesse disparaît le temps d’un sourire. L’inconstance du monde s’efface le temps d’un regard. La douceur de la simplicité m’effleure le temps d’un partage.

Je me sens bien. Je me sens vivant. Je me sens à ma place. Et pourtant, je sais que tout cela n’est que mensonge.

Chimères malsaines, ces sensations de plénitude ne sont qu’éphémères. Bientôt, l’atroce vérité éclora, brisant en son centre un monde révolu, un passé disparu, un espoir dissolu.

Le rire accueillant dans ma tête n’est que l’écho grivois d’un râle lugubre d’obscénités effleurées. La brise légère sur ma peau n’est que le souffle alcoolisé des merdes alentours. Le regard étincelant posé sur moi n’est que l’imagination futile d’un mec paumé en proie au macabre jeu du destin. Le contact aimant qui me fait vibrer n’est que le chatouillement d’une immondice rampante gavée de mort.

Je suis dans la merde, et je le resterai. Mon arc-en-ciel salvateur ne pourra jamais m’en extraire. Quoi que je fasse, quoi que je dise, quoi que j’espère. Et déjà cette conscience latente du simulacre me berce, envahissant mon âme de milliers de lames.

Je me sens dès lors lacéré, écartelé, démembré par l’amère réalité. Les couleurs disparaissent aussi brusquement qu’elles ont éclaté. Les odeurs pourrissent aussi violemment qu’elles ont fleuri. Les sensations s’estompent aussi vicieusement qu’elles se sont adoucies.

Ma vie me rattrape, m’amenant un avenir brisé, faisant fuir un passé glorieux. Et comme à chaque fois, cette impression d’avoir tout gâché, de n’avoir pas su saisir la vérité, de n’être rien m’assaille.

Car c’est aujourd’hui ce que je suis devenu. Rien. Moi qui rêvais de gloire et de popularité. Moi qui rêvais d’argent et de conquêtes. Moi qui rêvais de pouvoir et de célébrité.

J’ai reçu le néant que constituait ma vie. Le revers vicieux de la médaille est venu me lyncher aussi sûrement qu’une horde furieuse. La tempête que j’ai récoltée après avoir osé semer le vent m’a fouetté en pleine figure, profitant de l’occasion pour me cracher tout le malheur que j’avais causé sur mon passage.

Mais j’avais fini par comprendre. Je n’avais que ce que je méritais. Se plaindre aurait été vain, alors que c’était Dieu lui-même qui me punissait de mes pêchés. Je pensais que cette pluie de châtiments me laverait de mes erreurs. Je le pensais sincèrement.

Mais aujourd’hui, je ne peux empêcher le doute de s’insinuer en moi. Pourtant je continue de me taire. Parce que je sais que je n’ai pas assez souffert en comparaison des miens. Et à cette pensée, l’étau de mon cœur se resserre, et je me hâte d’attraper une flamme de vie.

Je ne peux supporter les remords qui m’accablent. La lucidité de mon âme exacerbe la douleur de mon cœur. Alors je préfère ne pas penser, ne pas regretter, ne pas être.

Et pour cela, ma piqure de bonheur est toujours la bienvenue.

*

Parfois, lorsque je me réveille, je me vois reposer dans la tiédeur de draps frais, embaumant l’amour maternel, l’amour d’une femme, l’amour d’une personne. Je ferme les yeux pour retenir le plus longtemps cette impression avant que le voile se déchire et répande mon espoir en morceaux sanglants tout autour de ma tête.

Cette fissure qui s’agrandit au fil des jours à l’intérieur de mon être ne permet plus à aucune piqure de bonheur de la remplir et de la falsifier par quelques gouttes d’un éphémère illusoire. Même mes souvenirs s’estompent et fuient à des lieux de moi. Mon espoir, aboli dès le premier pied posé sur ce sol maudit, gît à quelques mètres de moi, à l’agonie, sous des couches de douleur.

J’ai laissé mon impulsivité, ma colère et mon ambition m’envahir, gâchant tout ce que j’avais construit depuis ma naissance, anéantissant tous mes efforts de bonheur, annihilant ma propre vie.

Souvent, lorsque je me réveille, des ombres surgissent de mes paupières souillées de larmes amères et ruinent le tableau que mes songes avaient peint avec acharnement pour soulager ma conscience dépouillée d’âme. Mais tout cela ne sert à rien. Je suis condamné à errer dans cette grotte sordide, partagée avec de trop nombreuses âmes torturées pour y trouver le moindre refuge ou réconfort, où rampent avec mégarde des ersatz d’optimisme.

Il parait que la vie est belle. Je ne l’ai pas cru. J’ai voulu obtenir plus. Plus de beauté, plus de grandeur, plus de vie. Et si j’avais su, je serais resté sagement là-bas. Parce qu’aujourd’hui, je n’ai plus aucune once d’existence. Je gis dans la mort, aux côtés de morts, en attendant la mort.

J’avais la belle vie, une femme que j’aimais et qui m’aimait, des amis qui me soutenaient et que j’appréciais, une famille qui me chérissait et que je remerciais, un rêve qui m’élevait et que j’idolâtrais. J’avais tout ce qu’un homme pouvait espérer. Mais je ne m’en rends compte que trop tard.

Aujourd’hui, il m’est impossible de faire marche arrière. Je suis obligée de supporter la condition évanescente de mes derniers filaments de vie.

J’ai tout gâché. Et je le regrette amèrement.

*

Elle me sourit, avec cet air d’innocence qu’elle arbore malicieusement. Elle me fait signe, avec cette nonchalance qui cache sa honte et sa douleur. Elle me regarde, avec cette flamboyance qui s’opère en elle à ma vue.

Je l’aime.

Ombre évanescente à l’entrée de cette bouche d’égout putride qui donne sur une ruelle dégoulinante de déchets, elle tourbillonne dans la lumière du clair de lune. Son rire résonne jusqu’à mes oreilles avec la vitalité de mon cœur retrouvé. Elle est tellement belle que j’en suis aveuglé.

Mes sens s’émoustillent, mon cœur s’emballe et mon âme tremble. L’évanescence de cette aura m’illumine tout en m’éventant. Mon corps s’écharde aux quatre points cardinaux, assemblés de façon ténue par ce cœur sans battement.

J’aime à croire que cette silhouette reste à mes côtés, aimante et délicate, apaisante et dévouée. J’aime à croire que son ombre m’entoure et me câline de cette douce manière maternelle. J’aime à croire que nous sommes toujours ensemble, soudés dans l’éternité de notre flamme immuable.

Et j’y arrive. Le temps d’une piqure. Le temps d’un cachet. Le temps d’une résurrection qui mène à la mort. Pour une illusion. Car tout éclatera une fois le voile levé.

Subrepticement, elle s’approche de moi. J’imagine ses traits parfaits rehaussés par son sourire si doux, son regard tendre illuminé par les étoiles de sa passion, ses bras ouverts pour m’enlacer aux côtés de sa jovialité.

Mais plus je parviens à discerner le contour de sa silhouette, plus je me rends compte de mon erreur. Mes piqures de bonheur m’ont fourvoyé. Mes illusions m’ont menti. J’ai été dupé.

Ce que je prenais pour un sourire aimant n’est qu’un rictus sardonique. Ce que je croyais être un regard tendre n’est que deux trous où jaillissent des serpents vénéneux. Ce que je pensais être une étreinte d’allégresse n’est que l’étau du poison de ma triste vie.

Elle n’est pas là. Je suis tout seul. C’est tout ce que j’ai mérité.

Désormais, ma vie se résume à cela. Moi, traînant dans les détritus, les liquides louches, les odeurs putrides et peu ragoutantes. Moi, hallucinant mes rêves éthérés, mon bonheur étiolé, ma vie usurpée. Moi, seul, solitaire et esseulé. Moi, moi, moi.

Parce que je n’ai pas pris en compte le reste de mes proches. Parce que je n’ai pas pensé une seule seconde à la douleur que je leur engendrerais. Parce que je n’ai pas imaginé les larmes qui dévasteraient leurs beaux visages, ni les hurlements que pousseraient leurs bouches tordues par la peine. Parce que j’ai préféré entrevoir ma gloire en oubliant ma joie. J’ai été égoïste et je le paie dorénavant trop bien.

Telle est la triste vérité. Mes raisons ne sont nullement sous-jacentes. Il n’y a pas d’histoires mystérieuses comprenant un amour bafoué, un cœur lacéré, une âme torturée. Il n’y a que mon ambition malaisée et moi. Encore et toujours moi.

Et aujourd’hui je rêve qu’il y ait quelqu’un d’autre à mes côtés. Je rêve de revoir ma mère et de la sentir de nouveau contre moi lorsqu’elle me serrait à m’étouffer, fière de m’avoir comme fils. Je rêve de revoir mon père me donner une accolade virile et puissante qui démontrerait avec discrétion que même si nos chemins ont été divergents, il me suit et me soutient qu’importe les évènements. Je rêve de revoir ma sœur qui me charrierait mais m’enlacerait le soir venu, lorsque la nuit nous cache aux yeux des autres, simplement parce qu’on se comprend et qu’on s’aime malgré nos chamailleries.

Je rêve de revoir mes amis d’enfance, ceux avec qui j’ai fait les quatre cent coups du temps de ma naïveté, ceux qui m’ont supporté lors de ma scolarité, ceux qui ont assisté à mes premières fois, ceux que j’ai saoulé avec ma musique.

Je rêve de revoir mon groupe, ceux qui m’ont accepté tel que j’étais, ceux qui ont cru en moi comme j’ai cru en eux, ceux qui se sont serrés les coudes pour moi comme je l’ai fait pour eux, ceux qui m’ont permis de concrétiser mon rêve – notre rêve.

Je rêve de revoir celle que je sais maintenant être la femme de ma vie, celle que j’aime passionnément, celle qui m’a encouragé à poursuivre ma voie, celle qui m’a voué une partie de son âme et offert une partie de son cœur, celle qui s’est battu pour moi tout comme je me suis battue pour ses beaux yeux.

Je rêve de revoir ceux que j’ai abandonnés, aveuglé par ma folie destructrice.

Mais la seule chose qui me permette de réaliser ce saugrenu souhait est aussi la chose qui me tue à petits feux.

*

Lorsque j’ai fermé ma valise, j’ai cru entreprendre un nouveau départ. Je m’imaginais déjà une fois sur la terre promise, le stylo à la main afin d’inscrire un nouveau chapitre dans l’histoire de ma vie.

Lorsque j’ai claqué la porte de mon appartement, je comptais bien ne plus revenir m’y installer définitivement, sûr de ma gloire future et de l’encouragement de mes proches qui m’hébergeraient le temps d’une nuit quand je leur rendrais visite.

Lorsque je suis monté dans l’avion, j’ai jeté un dernier regard sur mon Allemagne chérie que je quittais pour les Etats-Unis ensoleillé, là où tout était possible, là où je réussirais tout, là où mon avenir s’avérait tracé.

Lorsque j’ai foulé le sol tant espéré, je ne savais pas encore que je venais de précipiter ma chute.

J’ai emménagé dans un petit studio sur la côté, pas trop loin de l’univers musical vers lequel je tendais. J’ai traîné dans les milieux branchés, j’ai fait passer ma carte, j’ai attendu de nouveaux musiciens qui me permettraient de concrétiser mon rêve de ce côté-ci de l’Atlantique, de continuer à le faire vivre, de maintenir mes ailes en place, pas trop loin du soleil pour ne pas brûler mais pas trop près non plus de la terre pour ne pas m’écraser. Je n’avais pas encore compris à ce moment qu’il était trop tard pour moi.

J’ai pris toutes les précautions que je croyais nécessaires, pour rien. J’ai chuté lourdement au sol. Je me suis écrasé comme une véritable merde, et j’ai éclaboussé sur tous les environs. Je refusais d’être Icare sans savoir que je l’étais déjà depuis longtemps.

J’ai regretté, mais il était trop tard.

J’avais cru pouvoir réitérer l’exploit de ma célébrité dans un monde où les requins étaient plus nombreux et beaucoup plus acharnés. J’avais cru avoir le talent valable. J’avais cru être indispensable au Nouveau Monde. J’avais cru des chimères.

Je n’étais qu’un utopiste de plus parmi des milliers de désillusionnés. Je m’apprêtais juste à les rejoindre, rejeté par la gueule putride du rêve américain, aux côtés des prostitués, des alcooliques et des drogués.

J’avais toujours cru que je finirais aux côtés de la femme que j’aime, entouré de mes amis, soutenu par ma famille, continuant à vivre de ma musique. Je n’aurais jamais cru finir dans l’entrée des égouts de Los Angeles, aux côtés d’autres clochards, visité seulement par mes dealers, caché à a lumière du soleil, survivant grâce aux piqures de bonheur.

Je n’aurais jamais cru finir si bas.

*

Ceux qui raconteront un jour mon histoire pourront dire que j’ai été un pauvre con. C’est l’expression à employer, la plus juste et la moins compliquée. J’ai joué avec le destin, j’ai été avalé par le Diable.  Et j’en paie les pots cassés de là où je suis.

Ils riront de moi avec sarcasme, et ils auront raison. Ils casseront du sucre sur mon dos, et je l’aurais bien mérité. Ils regretteront peut-être ma disparition, et je ne serais pas là pour les réconforter.

Voilà ce que j’ai gagné à les abandonner. Voilà la tristesse que j’ai semée dans mon sillon. Voilà ce que j’ai osé faire.

J’espère surtout qu’ils ne dépeindront pas la vérité telle qu’elle a été. J’espère qu’ils auront la gentillesse d’adoucir la fin de ma vie. Même si je sais que je ne le mérite pas. J’ai été un véritable enfoiré, et j’ai bien fait de mourir.

Voilà ce qu’ils diront quand ils raconteront l’histoire de Christian Linke, bassiste d’un groupe à succès, imbécile aux trop grandes ambitions, clochard mort d’une overdose.

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