« Le forcené »
Nicolas Lafforgue
Vous voulez ma peau ? Venez la chercher. Ayez le cran de franchir cette porte, je suis seul vous êtes cinquante, je suis seul et vous avez toute la France derrière vous pour maitriser ledit forcené, par tous les moyens nécessaires, mort ou vif, façon vieille école, ma tête sur une pique. Je vous attends, assuré de perdre mais encore libre, libre de vous gueuler à travers cette vitre cassée d’aller au diable. Pour la blague, en passant. Je ne suis pas une victime, pas encore, pas avant que vous entriez par cette porte et que vous tiriez au jugé, j’ai choisi d’être ici, planqué, pour rien, sans otage, sans magot, sans issue.
Jamais ma peau n’aura valu aussi cher. Jamais ma peau n’aura été aussi redoutée. J’ai pourtant la même que ceux d’en face, de l’autre côté du mur mais la leur ne vaut rien. Du moins c’est ce qu’ils pensent. Ils pensent que pour moi, leur peau ne vaut rien et ils n’ont pas tort. D’un côté, une cinquantaine de mecs, planqués derrière leur voiture et bien installés l’œil dans la lunette de leurs fusils, et puis de l’autre côté, moi, seul, couché derrière le comptoir du bureau de poste. J’ai choisi de porter le cuir quand eux ont choisi le bleu. Le bleu de l’ordre, de la paix gardée arme au poing, une vie tracée, souvent voulue, à l’opposé totale et absolue de la mienne. La mienne de vie c’est sous mon cuir que je l’ai choisie entre débrouille et gangstérisme, entre sale type et marginal. Et me voilà, adossé au comptoir, mon semi-automatique bien serré contre ma poitrine, sans otage, sans argent, sans rien, juste forcené.
J’entends beaucoup mieux ce que les mecs de dehors ont à me dire depuis qu’ils ont pété une fenêtre avec une lacrymogène. Ils m’expliquent que je suis cerné, que je n’ai aucune chance, il faut que je sorte les mains en l’air, il ne me sera fait aucun mal. J’ai rapidement assimilé depuis mes débuts dans la crapulerie que ce n’était pas du cinéma. Les gangsters ne sont pas classes, ils ne sont pas bien habillés, leurs femmes ne sont même pas belles mais là sous mon comptoir je commence à penser que j’ai eu tort, me voilà dans l’ouest américain, un foulard sur la bouche, mon six coups prêt à tirer, ils ont mis le feu à la grange et il faut que je sorte les mains en l’air, il ne me sera fait aucun mal. Si seulement je pouvais dire à tous mes copains de l’école que, enfin je suis un indien et que enfin j’ai trouvé mes cowboys. Ils le sauront surement grâce ou à cause du camion de télé qui vient de se garer juste devant la vitre cassée, aux aguets, prêts à immortaliser l’assaut contre « le forcené du bureau de poste », c’est sûrement comme ça qu’ils m’appellent dans leurs torchons.
«Sors il ne te sera fait aucun mal ! ». Je peux survivre c’est vrai. Il faudrait que je sorte les mains en l’air à moitié à poil en signe de bonne foi. Deux mecs viendraient me plaquer au sol, m’enchainer et me jeter dans un trou ou je resterais trop longtemps. Est-ce que l’on peut seulement imaginer ce qu’est la prison ? Disparaitre derrière les murs barbelés, mis à l’écart du monde, loin de tout, à l’ombre, dans le noir de l’oubli. Penser tous les soirs au dehors en étant conscient que le dehors a depuis bien longtemps arrêté de penser à vous. Loin du cœur, loin des vivants, loin de ce quotidien qui bouffe chaque jour les souvenirs partagés avec celui qui a pour seule ligne d’horizon une porte et une lucarne grillagée. C’est vrai la prison a changé, s’est modernisée, on parle même de confort, le confort d’un lit et d’un mur, d’une chaise et d’un chiotte.
Il fait chaud, je transpire, j’ai envie d’enlever mon blouson mais j’y cache deux grenades et ce n’est pas vraiment le moment d’être à l’aise, c’est plutôt le moment d’être armé. Je ne sais vraiment pas pourquoi mais cette envie soudaine de confort me fait penser à Guevara, le vrai, l’argentin, le révolutionnaire. Il racontait dans je ne sais plus quel bouquin qu’une fois installé à Cuba, il se retrouvait dans l’incapacité de continuer à faire tourner une usine de déodorants. En voyage à Moscou il en a parlé aux soviets. Il leur a expliqué que depuis la révolution, on ne pouvait plus fabriquer de déodorants et qu’il ne trouvait pas de solutions. Les soviets l’on regardé, l’ont fait répéter, sans apparemment comprendre. Guevara a une nouvelle fois expliqué en changeant les tournures de phrases et en se demandant pourquoi le traducteur était incapable de leur faire comprendre cette situation apparemment simple et enfin il comprit. Les soviets bien sûr, comprenaient que les cubains ne pouvaient plus produire de déodorants, en revanche, ce qu’ils ne comprenaient pas c’était pourquoi, en ces temps de guerre contre le capitalisme, les cubains se préoccupaient de leur odeur. C’est fou de penser à ça ici. Je suis un gangster, je ne comptais pas vraiment faire profiter qui que ce soit du pactole qui m’était promis dans cette poste, je ne suis ni Robin des bois ni l’abbé Pierre et le seul pauvre que je voulais aider aujourd’hui c’est moi. Je ne suis ni vraiment cultivé, ni vraiment politisé, enfin pas de la façon dont généralement les gens se décrivent comme instruits ou politisés mais je pense à cet espèce de grande silhouette de l’histoire qui un jour a pensé la même chose que moi, il fait chaud, je transpire et c’est désagréable.
Je me gratte, tout mon corps me démange, j’aimerais rentrer chez moi, jeter ces fringues et prendre une bonne douche. C’est fou comment le cerveau peut être vicieux. Je suis collé contre un comptoir de bureau de poste à chercher un peu d’air, un semi-automatique collé sur la poitrine et deux grenades dans mon cuir et je m’imagine rentrant chez moi, sous ma douche. Il faut que je m’y fasse, je ne sortirai pas d’ici, c’est dur de l’admettre mais il est urgent que je me fasse rentrer ça dans le crâne.
J’ai chaud, j’étouffe. Je suis collé au comptoir, j’ai réussi à me glisser presquecomplètement dessous, les lacrymogènes piquent un peu moins et je me dis qu’en cas de rafales je serais protégé. Ma tête est collée au meuble, je cherche de l’air et je sue. Je sue à grosses gouttes. De la sueur froide. Il faut que je me retrouve ici, coincé, pour enfin comprendre ce qu’est la sueur froide. La sueur froide n’a rien avoir avec la sueur habituelle, elle gèle le sang et ruisselle sur le corps comme préparant la peau aux tortures à venir, elle dégouline le long de mon dos, le long de mon torse, je suis trempé. Je secoue mon cuir à la recherche d’un peu d’air. Garder mon cuir. Il faut que je garde mon cuir. C’est un accord moral que je passe avec moi-même, ce cuir représente mon origine, ma classe sociale et mes choix. Ce blouson noir sera mon armure, mon drapeau et j’en suis maintenant convaincu, mon linceul.
Dehors il n’y a plus de bruit. Depuis maintenant une bonne dizaine d’heures j’entendais un brouhaha infernal, juste derrière le mur. Tous ces bruits indéfinis d’une rue qui vit, des cris, des voitures qui passent, des klaxons, et puis les mégaphones, les demandes de reddition et le téléphone qui sonne encore et encore. Ça me rappelle mes grasses matinées pendant les vacances d’été avec sous mes fenêtres les types du marché en train d’installer leurs boutiques. Les camions qui se garent, qui déchargent leurs marchandises, qui montent leurs étales en se marrant.
Maintenant plus rien. J’entends mon cœur battre. Je sers mon arme encore un peu plus fort, ça ne va pas tarder. Les télés doivent avoir maintenant tout préparé pour l’enregistrement du spectacle. Je pense à ce chanteur qui un soir de concert a lancé à la cantonade, « Je suis un insoumis ! », et bien je suis moi aussi insoumis, à ma manière, je préfère être insoumis que forcené. J’ai compris en entrant dans ce bureau de poste en criant « Vos mains en l’air c’est un holdup! » que je venais de franchir l’irréversible. Briser la route toute tracée, refuser de suivre, d’une manière radicale, arme au poing, définitive.
Avec un peu de chance ils vont envoyer le GIGN. Une petite reconnaissance. Je n’aijamais été premier en quoi que ce soit, ni premier de la classe, ni premier en foot, premier en rien. M’envoyer les vedettes des brigades d’intervention ferait de moi non pas un illuminé, qui a attaqué un bureau de poste en plein crise de folie mais quelqu’un de dangereux. Je serais enfin quelque chose.
Toute la rue doit retenir son souffle. Moi je n’y arrive pas, j’halète, je tremble. Je serre et resserre mon arme contre moi, mon dernier soutien, mon doigt d’honneur, ma mauvaise blague pour tous les vautours qui tournent dans le quartier attirés par le sang et le scoop. Vivants par procuration.
Ils vont entrer. Je le sens. Il ne me reste plus qu’à exister une toute dernière fois. Vous voulez ma peau ? Venez la chercher.