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My Martin

Tu étais sur mes terres, tu étais condamné Tu as été opéré, transporté sur l'île Tu es parfait. Ton corps est parfait

C'est l'heure de mon injection.

Je frappe légèrement à la porte, "entre", Amo m'attend, appuyé contre le bureau.

-"Ferme la porte."

Il tient la seringue à la main, il tremble, si frêle, si pâle.

Nos mains, nos corps, nos lèvres se cherchent, se trouvent. Le plaisir éclate, fulgurant comme la fin du monde.

Je prends la seringue sur le bureau, je vide le contenu dans le lavabo.

-"Il ne faut pas, il va nous découvrir, il voit tout, il sait tout".

-"Mais non, ne crains rien."



L'Île est vaste. Je la parcours à pied en longeant la côte. L'océan ronge la roche, pénètre profondément à l'intérieur. Il donne des coups sourds. Il nous dit de partir, de lui rendre son bien.



Deux formes sur la plage en contrebas. Les Fétiches. Ils sont au bord de l'eau, l'un cherche à tirer l'autre hors de portée des vagues.

Je descends sur la plage. Je tire le petit être sur les cailloux noirs. Il est inerte. Son masque est éblouissant. Je n'ose pas regarder son compagnon. Il pleure en silence.

-"Il est parti. Il ne supportait plus la souffrance. Loup, aide-moi, je n'y arriverai pas tout seul. Il voulait reposer là-haut, au pied de la falaise."



Mon cerveau est en ébullition. Auparavant j'étais dans l'instant présent. Je n'avais pas de passé, pas de futur. Maintenant les images reviennent dans ma mémoire, reprennent vie.

La jungle, l'excitation de la chasse. Les nids dans les arbres, les chants le soir autour du feu.

La fille me sourit, le corps souple de la fille, elle me dit "viens".

Je suis isolé. La poursuite. Je frappe, me défends. Le filet, la capture.

-"Un beau spécimen. Il faut l'opérer."



J'ouvre les yeux sur l'île.

Je regarde mon corps, les cicatrices saignent. Ils m'ont mutilé, je n'ai plus de désir.



L'île a été enfantée par le volcan surgi du fond de l'océan, qui s'étend à perte de vue, désert liquide. Le cône noir trône en son centre, éventré en plusieurs cratères inégaux, des fumerolles dansent. Le vent transporte des odeurs violentes. Le sol frémit comme un fauve.



Nous sommes logés dans des constructions basses, sous la végétation. Nous ne devons pas approcher du domaine, ni de ses ramifications.

Cette partie de l'île est nue, décharnée. Un porche, l'entrée d'un tunnel formé par la lave. Je m'engage, débouche dans une vaste salle.

Amo est assis au bord de la Faille, les jambes dans le vide.



-"Loup est là", dit Amo.

Un souffle léger monte de la Faille, lumière bleutée.

Je raconte ce qui s'est passé. Pourquoi le Fétiche voulait-il mourir ? L'océan est dangereux, les vagues sont imprévisibles, des lames de fond. Il ne faut pas aller sur la plage.

Le souffle est grave, lumière grise.

Amo respire le gaz. Ses yeux se révulsent.

-"La mort vole."

Un temps de silence.

-"Un grand trouble est en toi. Des images. Certaines sont fausses."

Un soupir monte.



Je sors de la grotte. La nuit tombe vite. Elle me révèle à moi-même.

Je suis déchiré par un ouragan de désir. Fourrure noire, mufle de buffle, crocs. J'éclate un bloc de lave avec mes griffes. L'île est à moi, l'univers est à moi, je hurle. Je sens le sang. Ma gorge est fournaise, mon souffle, gerbe de feu. Mes yeux, soleils.



Une lumière laiteuse luit au loin, le Tube vertical se matérialise dans le ciel, des nuages au domaine. La cabine, tache brillante, descend. 1 est sur l'île.



Je traverse l'île en grandes enjambées. Le domaine est devant moi. Les fenêtres sont éclairées. Une silhouette est visible. Jeune, mince, cheveux ras. 1. Amo se tient en retrait, derrière lui.

La vitre nous sépare.

Je vomis une gerbe de feu sur la fenêtre, les flammes s'étalent en nappe, brouillent ma vision. L'entourage métallique grésille, incandescent.

Je griffe le bord de la fenêtre, cherche en vain une prise. Tout est lisse, blindé. Je n'entrerai pas.

Je fais le tour du bâtiment, les fenêtres sont identiques, les portes métalliques. Je m'élance, je bondis sur le toit. Je griffe la couverture, arrache les végétaux, la protection. J'ai un passage. Je suis à l'intérieur, le plafond calciné cède sous mon poids. L'odeur âcre brûle les yeux. Je dévale l'escalier, surgis au rez-de-chaussée, face à 1. Amo est à l'écart, dos au mur.

-"Amo, tu n'as pas fait les injections requises. Regarde dans quel état il est."

1 est face à moi, je vais le saisir, le pulvériser. Mais je ne peux pas rapprocher mes mains. Un volume invisible me tient à distance. Mes vagues de feu font apparaître la forme autour de lui puis s'étalent dans la pièce, embrasent les objets, les meubles. L'incendie ronfle, prend de l'ampleur.

1 ouvre la porte-fenêtre. Ses mains émettent un flash qui me projette à l'extérieur. Je roule à terre, mon corps irradie la douleur.



1 appelle le Tube, qui descend près de lui.

-"Tous, je vous ai tous sauvés. Vous me devez la vie. Vous étiez sur mes terres, vous étiez condamnés. Vous avez été opérés et transportés sur l'île. Regarde ce que tu as fait, Loup, je ne peux pas rester."



1 se tient devant le Tube fermé. Il veut accéder à la cabine. Lumière rouge : "Etat positif."

Le visage de 1 exprime une intense stupéfaction. Nouvelle tentative, même réponse. Désemparé, il se tourne vers Amo.

- "Et toi ? Et Loup ? Vous êtes malades ?" Venez, le Tube va vous tester."

Nous approchons, hésitants. Mais le Tube se dilue, s'élève dans les airs, inaccessible. Puis il se rétracte dans les nuages.



Amo parle : "La Faille sait, elle peut dire".



Nous allons dans la salle souterraine, Amo s'assied tout au bord. Je n'aime pas le voir ainsi, j'ai peur qu'il bascule dans le vide. Il est livide, il tremble.

1 se tourne vers moi : "Où sont les Fétiches ?"

-"L'un d'eux est mort. Je ne sais pas où est l'autre."

-"L'un d'eux est mort ? Amo, tu ne me l'as pas dit. Va le chercher, Loup, il faut récupérer le masque."

-"Mais..."

-"Vas le chercher, je te l'ordonne."

Le flash me lance contre la paroi de lave. Je tombe au sol, étourdi. Je sors à l'extérieur.



La plage, le pied de la falaise, quelques morceaux de lave sont empilés. Je les déplace avec respect. Le corps n'est pas enterré profondément, car creuser était trop difficile. Le petit corps repose dans son linceul blanc. Je bafouille des excuses, des prières, "pardonne-moi, Petit, je n'ai pas le choix". Je le soulève, si léger, et retourne dans la salle souterraine.

-"Pose-le là".

1 s'accroupit, déplie le linceul, découvre le haut du corps. Il pose ses mains au bord du masque, tire. Il force, tire... le masque cède, vient. Et collé dessous, le visage informe. La tête en bouillie, la bouche ouverte, les orbites vides, grouillent d'insectes noirs.

Les mains de 1, ses bras, se couvrent d'insectes.



Le souffle de la Faille, un gaz déforme les contours, donne le vertige. Je recule. Amo se balance d'avant en arrière, de plus en plus vite.

1 ouvre la bouche, veut abaisser le masque qui monte, se plaque sur son visage. Se soude à lui. 1 se débat, les insectes noircissent le masque, pénètrent dans les yeux, emplissent la bouche, étouffent le hurlement muet.

1 chancelle, tombe dans la Faille.



Amo va basculer. Je bloque ma respiration, je la saisis aux épaules, le tire en arrière, loin du gaz délétère, vers l'air frais du porche. Les flots d'insectes couvrent le sol, descendent dans la Faille, entraînent le linceul vide.



Amo se relève, il serre ma main.

-"Et nous ? Tu crois que nous sommes malades ? Viens, la Faille sait, elle peut dire."




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