13h05
etreinte
La station de métro est peuplée d'êtres humains qui ne se ressemblent en rien.
Adossé contre un mur non loin des escalators vers la surface se tient un homme de trente-quatre ans. Les mains dans les poches de son jeans noir, il attend le prochain métro pour se rendre quatre stations plus loin, en plein centre-ville, où il a rendez-vous avec une fille rencontrée sur Tinder. Une certaine Laura, grande, cheveux frisés, typée latino, cul à twerk, tout à fait son style. Il espère en tout cas qu'elle est aussi bandante que sur ses photos. N'importe quelle fille banale peut devenir mannequin aujourd'hui avec le bon angle de vue et les bons filtres. Sans parles de ces push-ups qui peuvent raffermir une paire de fesses ou de seins qui au naturel pendent mollement comme des lambeaux de chair pas tout à fait morts suspendus à un crochet. Il n'appréhende pas vraiment. Il a l'habitude de ces petites escapades à la recherche de l'amour qui en général n'aboutissent que sur des plans cul réguliers, ce dont il ne se plaint pas, bien au contraire. Son téléphone vibre dans sa poche à côté de son pénis en érection stimulé par quelques pensées charnelles vis-à-vis de sa potentielle future conquête qui avait l'air assez ouverte de corps et d'esprit. D'ailleurs, c'est elle qui vient de lui répondre :
« lol !!!!!!! »
Une vingtaine de minutes plus tôt, il lui avait envoyé :
« Tu me reconnaîtras facilement, j'serai le gars le mieux sapé à la sortie du métro »
Elle a la ponctuation facile mais cela ne le gêne pas. Il adore les filles expressives, surtout à l'horizontale. Avant de rédiger sa réponse pleine d'humour et de charme comme il sait faire, il jette un regard méchant à sa droite, où deux femmes voilées discutent en arabe.
« Putain de bougnoules… » pense-t-il, « Parlez français ou rentrez chez vous, merde ! »
Les deux musulmanes sont assises côtes à côtes sur des sièges en métal. Elles ont la cinquantaine. Ce sont deux mères de famille qui se sont rencontrées il y a quelques mois par l'intermédiaire de leurs fils, toujours fourrés ensembles. Elles se sont croisées ici par hasard : l'une revient des courses, un petit cabas à roulettes immobilisé à côté d'elle, l'autre se rend chez son médecin traitant pour ses problèmes de migraines qui ne font qu'empirer au fil des années en dépit des traitements. Elles savent parler français, mais il est plus facile et naturel pour elles de s'exprimer dans leur langue natale. D'ailleurs, toutes les trois phrases environ, un mot en français sort de leur conversation de manière totalement spontanée et anodine. Bien sûr, ce n'est pas assez pour que quiconque aux alentours puisse les comprendre, bien que ce qu'elles s'échangent est simple. Ce qu'une a acheté au magasin, les problèmes de santé de l'autre, comment va la famille, quel jour tombe le prochain ramadan cette année… Elles parlent fort et rient parfois sans se soucier une seconde des regards racistes qui pourraient se braquer sur elles. Il ne s'agit là que de la pluie et du beau temps évoqués avec enthousiasme convenu par deux vieilles amies liées par leurs origines, leurs pratiques et leurs vies de famille très similaires. Rien de terroriste là-dedans. Pas de planification d'attentats, ni d'invasion ou d'appauvrissement du pays par la demande abusive d'aides et d'allocations. Le seul acte barbare qu'elles exécutent est plutôt d'ordre olfactif. L'une des deux femmes est encore vêtue de son pyjama sous sa djellaba et, plutôt pour gagner du temps que par économie d'eau potable, elle n'a pas pris la peine de se laver la veille et avant d'aller faire ses courses. Un délicat fumet épicé aux relents de moisissures d'Orient s'échappe alors de l'entrebâillement de ses cuisses humides et parvient jusqu'aux narines de l'homme en costume devant elles qui fait les cent pas.
Lorsque l'odeur arrive à se frayer un chemin à travers la jungle hirsute de sa pilosité intra-nasale, l'homme presque chauve lance un regard noir aux deux femmes voilées avant de s'éloigner de quelques mètres. Il marmonne, seul.
« Dégueulasse. »
Il consulte ensuite le tableau d'affichage et le prochain métro est attendu dans moins de trois minutes.
« Retard…encore…Chier ! » il grommèle.
A l'âge respectable de cinquante-sept ans, il porte un ensemble de costume gris foncé en laine tissée qu'il a payé 147 euros sur le site « fatherandsons.fr ». Ses chaussures de ville noires sont luisantes et sa petite mallette sent encore le cuir neuf. Il doit se rendre à un repas d'affaire à l'autre bout de la ville avec un gros client et il est déjà en retard de dix minutes. Il baisse les yeux et s'aperçoit qu'il se tient pile sur la ligne jaune de sécurité, celle à ne pas franchir pour ne pas trop s'approcher de la bordure du quai et risquer l'accident dramatique. Il siffle entre ses dents.
« Pauv'conne »
Il vise son épouse. C'est à cause d'elle qu'il est obligé de se taper le métro et de se mélanger avec cette basse France qu'il exècre de toute la force de son salaire annuel de 37 500 balles. Sa belle Mercedes-Benz C450, une berline, est au garage depuis que sa chère femme, qu'il ne désire plus depuis la naissance du petit dernier, l'avait emboutie en grillant un feu. Elle avait frôlé la mort, mais tout ce qui lui importait, c'était le coût des réparations et de l'amende, le tout à ses frais puisque madame était en tort, évidemment. Même alors qu'elle était plâtrée, il avait été vraiment à deux doigts de lever la main sur elle cette fois, d'abréger ses souffrances en pressant bien fort contre son visage un oreiller blanc.
Heureusement, il existe les escort-girls.
Le gros client qu'il devait voir détenait à lui seul plus de 60% des parts de marché d'une entreprise de composants électroniques mondialement connue dont le siège social se trouve en Chine, et l'accord qu'il espérait sceller avec ce gros poisson comblerait à lui seul le déficit budgétaire du mois dernier. Autrement dit, il était pété de thunes. Et, pour en avoir entendu des échos, le niakoué blindé prenait chaque nouvelle signature de contrat tellement à cœur que cela se soldait bien souvent sur un repas d'apparence anodine servant de couverture à de gigantesques parties fines dans des hôtels étoilés façon Dominique Strauss-Kahn, la médiatisation en moins. Il se frotte les mains où sur l'annulaire de droite s'enroule encore un anneau inutile symbole d'erreur, mais sa satisfaction est de courte durée. Il est gêné, non par une odeur de chatte pas lavée, mais par un bruit cette fois. Celui d'un bébé dans sa poucette, hurlant juste dans son dos. Il s'éloigne encore, en dévisageant froidement la mère du gosse.
Boutonneuse. Jeune. Un tatouage de Cupidon sur la cheville gauche sous un jogging gris. Dans ses yeux vides on peut encore voir la rediffusion de l'épisode de Secret Story d'hier. Elle a vingt-deux ans, et son fils, bientôt deux. Elle fait partie de ces mamans tombées enceintes par accident, trop tôt, tellement rapidement que leurs hymens sont encore sous cellophanes. Elle n'a plus aucun contact avec le père. Toujours la même histoire. Elle n'a pas voulu avorter. Il n'était pas prêt à devenir père, alors il est parti, la laissant seule. Enfin, pas totalement seule. Heureusement, elle pouvait compter sur sa mère et sa grand-mère pour l'aider à s'occuper du petit… Comment c'est son prénom déjà ? Ah oui, Enzo. L'originalité à son orgasme. Elle travaille depuis à temps partiel dans un Buffalo Grill en tant que serveuse, aidée financièrement par le gouvernement et sa famille. Sa vie est assez merdique en réalité, mais elle est trop stupide pour être malheureuse. Très présente sur les réseaux sociaux sous un faux nom de famille fantaisiste, elle adore raconter sa vie à qui veut bien l'entendre. Tenez, par exemple, le 26 octobre à 18h38, elle a publié :
« Se soir c escalope de poulet avc sauce a la creme et au champignons hum mon fils et moi on va se régalé !!! »
Plus tard dans la même soirée, elle a publié une photo de son assiette avec en légende :
« Bonne ap »
Aujourd'hui, elle prend le métro avec Enzo pour rendre visite à l'une de ses plus fidèles amies, mère d'une enfant en bas âge elle aussi mais un peu plus âgée. Elles se disaient souvent en rigolant que plus tard, il faudrait marier leurs gosses ensemble. Elle est entourée de gens qu'elle aime. Son fils ne manque de rien. Elle n'a besoin de rien de plus pour être heureuse. Ça paraît si simple comme ça. Elle remarque un homme suspect non-loin d'elle mais son attention est vite détournée par le vomi d'Enzo qu'elle se met à essuyer avec la délicatesse de l'instinct maternel.
L'homme en question se trouve tout au bord du quai, bien au-delà de la ligne jaune. Il a l'intention de se suicider. L'arrivée du métro est imminente : moins d'une minute. Il tremble, transpire, il ressemble avec ses vêtements noirs à un camé en manque, guettant son dealer pour se procurer sa dose. Il se dit qu'un simple sourire pourrait lui sauver la vie, alors il jette un rapide coup d'œil autour de lui mais personne ne semble le remarquer. Un homme avec une érection se lèche les babines et sourit face à l'écran de son smartphone. Les femmes à côté de lui ne parlent pas français. L'homme au crâne dégarni ne fait que soupirer en consultant toutes les cinq secondes son AppleWatch, et la jeune mère de famille derrière lui est trop occupée à consoler son gosse qui n'arrête pas de chialer. Les autres personnes autour sont tous plongés dans leurs téléphones. La technologie a inversé les distances : le bout du monde est à portée de clic, tandis que ton voisin est à des milliers de kilomètres.
Jamais un putain de sourire.
Au bout de la station, en provenance de l'obscurité béante du tunnel, on entend le fracas des roues du métro, signe d'une arrivée imminente. Il se prend la tête dans les mains. Allez, courage. Tout sera bientôt fini. T'as fait ce que t'as pu. Il pense à son père et regrette un peu de ne jamais lui avoir pardonné. Il pense à sa mère, et à la tête qu'elle fera en découvrant horrifiée sa dernière lettre. Le métro est là. Il s'élance sur les rails et la ligne C le percute comme un animal désarmé sur une autoroute. Son crâne explose contre la vitre de la cabine du conducteur avant même que son corps ne tombe sous les roues et soit broyé, déchiré en plusieurs morceaux. D'abord, ce sont les cris d'effrois qui résonnent entre les mosaïques fissurés des murs froids de la station. Les yeux s'écarquillent, et les âmes sensibles sont horrifiées. Tout cela est vite remplacé par les cliquetis des photos prises par les curieux qui s'approchent. Un jeune homme en bout de quai prend un selfie avec l'avant de la rame du métro complètement repeinte en rouge, hashtag suicide. Avant que la police et les pompiers n'arrivent sur les lieux, l'indignation monte. On peut entendre fuser « Encore un ! » quelque part, suivi d'un « Peuvent pas aller crever ailleurs ? » La ligne est temporairement suspendue. Les rendez-vous sont annulés. Les gens soufflent mais leurs téléphones rient. Le sang goutte et les rats se douchent. La sueur perle et la colère parle.
L'homme à la trique est déjà parti, avec l'intention de prendre le bus.
Les deux femmes se couvrent la bouche sous le choc. L'homme en costume contient sa rage et marmonne :
« Quel enculé, mais quel putain d'enculé… »
La jeune mère envoie un message à son amie pour la prévenir qu'elle ne viendra pas, puis se connecte sur Facebook et poste :
« Coincé dans le métro : ( des idées pr un plat pr se soir ? Des gourments intéréssés pr des andives au jambon avc de la massédoine ? »
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