17 rue Smarine, extrait

mitou

La vague saumâtre bat les flancs de la plate-forme bétonnée,

ébréchée par les vents. Là, ils sont quelques-uns,

une dizaine peut-être, assis sur des caisses basses. Tout

près, le précieux panier contenant la dernière pêche. Le

couteau vole et scintille d’écailles à l’éclat exacerbé par le

soleil de plein après midi. La prise a été bonne: poulpes,

congres, sardines et autres rougets. Les mouettes

s’affolent et chapardent, tantôt la tripaille évacuée, tantôt

un poisson entier. Le pêcheur rit : cela fait partie du rituel

sans doute. Des badauds sont là, juchés sur un mur; photos,

bavardages, fiente de mouettes sur un panama : le

pittoresque est assuré.

Le vent d’ouest, exubérant, soulève les jupes des filles,

alors les marins sourient à la femme et pensent à celle

qu’ils retrouveront toutes tâches accomplies dans la fraîcheur

du soir et la discrétion d’un moucharabieh. Non

loin, des barques bleues aux noms de femmes, Zahiri,

Sumia, Fathia ou Loubna, arrimées les unes aux autres.

On ne voit pas l’eau du port, on la devine aux ondulations

colorées et au concert boisé que la proximité des coques

engendre.

Telle une conspiration de femmes en haïk, ces barques

captives et solitaires parlent de l’Afrique, de chaînes et de

rêves enfouis, d’évasion peut être.

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L’attroupement s’est fait plus intense, et c’est à qui

décrochera la bonne place, pour la meilleure prise de vue.

Brusquement un mouvement de foule. Un cri. Une jeune

femme glisse sur le remblai et atterrit au milieu des poissons.

Le jeune pêcheur a laissé échapper son couteau qui

dévale maintenant sur la pente visqueuse jusqu’à

l ‘écume souillée de la marée montante. Des éclats de voix

de part et d’autre, le regard inquiet du jeune homme et la

robe blanche ponctuée d’écailles. Instant d’hésitation. La

jeune fille rabat le pan de la robe découvrant ses cuisses.

Le marin, lui, n’ose un geste vers elle. Il regarde les témoins

de la scène en quête d’un étranger, homme ou

femme, capable de venir à son secours, car dans ce

contexte où la relation à l’autre sexe est si compliquée, il

ne peut tenter un quelconque contact. De là-haut, et malgré

l’agitation provoquée par l’incident, personne ne bouge.

Peut-être est elle inconnue de tous, non accompagnée.

Elle essaie bien de se relever, mais à chaque tentative, elle

glisse encore un peu plus en contrebas. Alors elle tend

une main vers le jeune homme qui la saisit, et lui passant

un bras autour de la taille, l’aide à se relever. Les yeux

embués de larmes, elle cherche ses chaussures parmi les

tripailles odorantes. Un vieux pêcheur s’approche, présentant

à la jeune fille deux escarpins, dont le rouge feu

ajoute à l’érotique dramatisation de la scène.

Le jeune homme va vers elle à son tour, lui propose son

bras pour l’aider à remonter sur la jetée. Tels d’étranges

mariés sortant des profondeurs marines, ils traversent la

foule qui s’est tue.

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