1958 : toucher le ciel !
Robert Drabowicz
Alexandre et Alice étaient satisfaits de leur commerce. Il n’était pas mirobolant, mais il autorisait une vie très confortable et les avait amenés à un niveau social nettement plus élevé. Les emprunts se réglaient mieux que prévu permettant d’entrevoir un accès prochain à la capitalisation de l’affaire. Alexandre avait déjà laissé entendre à sa femme que le Café de la Cigale n’était qu’une étape sur leur route et qu’il comptait bien ne pas en rester là. Alice, tout aussi ambitieuse et travailleuse, approuvait largement cette idée prospective. Le mois d’août 1958 se présentait donc sous les meilleurs auspices pour la famille Drabowicz. On partait en vacances, les premières… après de longues années de labeur. Comme promis, ils emmenaient leurs enfants, Richard et Robert, avec eux... en Italie.
J’étais tout juste âgé de 10 ans et fou de joie à l’idée de ce voyage ; j’allais enfin pouvoir découvrir la mer, la montagne et ces « sacrés Italiens » avec leurs bouts de chaussures pointus. Partir en voiture d’Hagondange, cité ouvrière dominée par une sidérurgie lorraine en plein essor, pour se rendre en Italie, relevait alors d’une véritable expédition. Le voyage s’annonçait inédit et absolument faramineux ! Le départ fut donné à 5 heures du matin. L’après-midi, le col du Saint-Gothard fut franchi, puis Milan, peu après 20 heures. Ensuite, et avec soulagement, les valises furent posées dans un « albergo », où nous fîmes un succulent repas typiquement italien et profitâmes d’une bonne nuit de repos. Mon père était d’une humeur excellente et les claques, à ma grande satisfaction, n’étaient plus réservées qu'aux insectes volants. Mon bonheur était d’avoir vu la montagne et de partager tous ces moments de magie avec mon frère Richard, de 6 ans mon aîné, qui, depuis son entrée en apprentissage, avait pratiquement disparu de notre proche environnement. Cette absence avait fini par beaucoup me manquer. J’étais heureux de retrouver enfin une vie familiale redevenue tout à fait « normale » pendant ces vacances, après avoir été si durement malmenée par les contraintes commerciales.
Le lendemain, en fin d’après-midi, mon frère et moi, qui nous étions acharnés longuement derrière les vitres de la voiture à scruter l'horizon, pûmes enfin apercevoir la mer... Nous nous regardâmes tous deux un long moment, silencieux, incrédules, malicieux et éclatâmes de rire et de joie.
Les vacances furent idylliques. Elles avaient fini par transformer mon père en un homme détendu qui affichait une humeur extrêmement joyeuse. Il avait quitté pour un temps ce caractère bilieux et anxieux qui le rendait parfois si facilement irritable. Richard et moi profitions pleinement de cet état de grâce et sollicitions beaucoup notre père qui ne nous refusait quasiment rien. Je découvrais, avec gourmandise, les monstrueuses et inimitables crèmes glacées, les mille façons de manger les pâtes, la délicieuse charcuterie italienne, les pizzas et tant d'autres choses inconnues chez nous. Après nous être beaucoup baignés dans la mer et rôtis au soleil, avoir goûté à tout et avoir vu tout ce qu’il avait été possible de voir, il fallut se décider à quitter la côte Adriatique et à reprendre le chemin du retour... Il restait à nos parents encore une semaine de vacances à prendre. Papa, profitant de l’itinéraire qui passait par le col du Brenner, décida de prolonger ce bonheur en allant visiter les Dolomites. Arrivé dans cette région, il fut soudainement inspiré par l’idée de s’écarter de la grande route pour en suivre une toute petite censée mener à une auberge retirée, indiquée par une enseigne rudimentaire et laconique. Nous avons alors roulé très longtemps... à bord de notre grosse voiture, une « Simca Chambord » dont le moteur V8 peinait à monter la petite route sinueuse, très escarpée. Celle-ci avait fini par s’abandonner à un chemin carrossable si étroit qu’il ne permettait aucun retour en arrière. Nul ne saurait dire comment nous sommes arrivés à Sankt Magdalena (appelé aujourd’hui Santa Maddalena), minuscule village perdu dans le val di Funes, perché quelque part dans le haut Adige, non loin de la frontière Autrichienne.
Le soleil commençait à disparaître peu à peu de l'horizon. Le chemin s’était brutalement arrêté au pied d’une auberge rustique située à l’orée d’une majestueuse forêt de sapins, elle-même enchâssée dans le bas d’un cirque montagneux très dentu et riche de mille couleurs que le soleil couchant achevait de mettre en beauté. Cette image de carte postale était dominée par l’imposant « Sass Rigais », un pic rocheux culminant à 3025 mètres, encadré par deux autres, tout aussi impressionnants. Nous étions, sans le savoir, aux confins de Villnöss, dernière bourgade de quelques âmes à peine, dans les « geislerspitzen », terme signifiant littéralement « les plus aiguisés, les plus pointus », un endroit qui allait devenir, plus tard, le parc naturel « Puez-Geisler ». Bien que situé en Italie, laquelle avait annexé en 1919 ce territoire appartenant à l'Autriche, et l’avoir pleinement récupéré après la guerre, on n’y parlait que l'Autrichien.
Descendant de voiture, nous sommes restés figés, complètement interdits devant la vue féerique qui s'offrait à nous, les yeux écarquillés à nous demander s'il ne s’agissait pas d’une chimère. Nos regards se mirent à valser de tous côtés, s'enchaînant à une vitesse folle, un peu comme si nos yeux, avides de découvertes, avaient peur d'en laisser échapper quelque peu. Après un long moment de contemplation, nous nous regardâmes en nous interrogeant silencieusement, le souffle toujours coupé par l’émotion.
Mon père s’extirpa le premier de l'enchantement. Les yeux mi-clos, il prit une grande inspiration et déclara d'une voix solennelle :
— Les enfants... laissez-moi vous dire quelque chose : seul l’évènement est grand ! l’homme est petit, tout petit, désespérément petit... et, si d’aventure, quelqu’un peut encore en douter, alors il faut qu’il vienne voir ça !
Il se surprit lui-même de ce qu’il venait de dire et en resta coi, un court instant… manifestement perplexe et troublé. Ces mots s’étaient-ils échappés tout seuls ou était-ce un morceau de son âme qui était venu s’offrir subrepticement à nous ? Personne n’aurait pu le dire, mais je pressentais que nous allions passer cinq jours au paradis, à communier avec cette nature sauvage et pure.
On nous fit visiter notre chambre. Dès notre entrée, nous fûmes agréablement saisis par une odeur de résine. Jamais, nous n'avions imaginé qu'il puisse exister une pareille chose et, une fois de plus, chacun fut stupéfait. Parquet, murs et plafond ; tout était entièrement habillé de bois de sapin ! La chambre était très spacieuse et contenait un grand lit matrimonial ainsi que deux lits, à peine plus petits. Il n'y avait pas de draps sur le dessus, seulement une superbe couette d'été en plume qui, déjà, invitait à la rejoindre. La grande fenêtre s'ouvrait sur un balcon dont l'angle de vue donnait pleinement sur la vallée. Je ne pus résister à ma curiosité ; j’allais sur le balcon et restais ainsi un long moment à me demander comment une telle vision pouvait être possible. Pendant un court instant, l'idée qu'il allait falloir, un jour, quitter tout cela m'angoissa et assombrit le bonheur de ma contemplation. Sa mère, sentant mon désarroi, vint discrètement me rejoindre, puis, doucement, me serra tout contre elle en me caressant le visage, sans rien dire. Toute sa tendresse et son réconfort s'exprimèrent ainsi… dans le doux silence de la montagne qui s'endormait.
La première nuit, nous fûmes tirés d’un profond sommeil par un vacarme épouvantable. Nous sortîmes tous quatre sur le balcon. Un violent orage venait d’éclater à quelques centaines de mètres de nous, au dessus de la vallée. Des éclairs impressionnants jaillissaient presque à nos pieds. Relayé par l’écho, le grondement du tonnerre qui suivait s’en allait rouler jusque dans le haut de la montagne. Il finissait immanquablement par se fracasser contre des parois rocheuses intraitables qui le mettaient à la raison et à l’agonie. Impressionné par le spectacle, je levai les yeux vers le ciel et vit qu’il était constellé d’étoiles, sans aucun nuage. Je m’interrogeai : j’avais toujours imaginé qu’on subissait l’orage mais, pour la première fois de ma vie, j’eus le sentiment que je venais de le dominer. Un court instant ; je me sentis devenu le maître du monde…
De longues marches en montagne firent de notre quotidien des moments privilégiés où transpirait le bonheur d’être ensemble dans un temps qui, enfin, ne pesait plus et ne se comptait plus. Papa et maman, tout à notre jubilation, cheminaient côte à côte en se tenant souvent par la main ou le bras. Ils s’aimaient vraiment très fort ; ils étaient restés amoureux l’un de l’autre et cela se voyait. Mon père était très câlin avec ma mère. Toujours en recherche de contact, il multipliait les petits gestes affectueux. Elle était moins démonstrative que lui mais elle couvait son homme des yeux car, non seulement elle en était très éprise, mais aussi elle l’admirait, tant pour sa beauté que pour son intelligence, sa force et son charisme. Elle savait son mari sincère, d’une droiture à toute épreuve, franc et entier. Ma mère avait une totale confiance en mon père ; elle savait qu’elle pouvait compter sur lui.
Il ne manquait jamais une source claire pour désaltérer nos corps épuisés par une longue marche. Que de bienfaits furent ainsi tirés de cet air si pur, de ce silence, de cette profonde quiétude et de cette plénitude offerte si généreusement que, seule, la montagne sait et peut donner à qui sait la mériter. Très souvent, les randonnées étaient ponctuées d'une halte dans l'un de ces refuges alpestres où l’on servait des produits de la ferme ; de gargantuesques omelettes aux baies et herbes sauvages accompagnées de lard rôti et de fromage frais, du jambon cru en morceau sur planchette, du pain noir aux graines de fenouil, du beurre frais d'alpage en miche, du « buttermilch »[1], de fabuleuses tartes à la myrtille, sans oublier le trop célèbre « Apfelstrudel »[2], servi, comme il se devait : tiède et avec de la crème fraîche, une véritable institution dans cette région, à défaut d'être un grand bonheur pour ceux qui passaient à côté sans savoir ! Le repas s'achevait ensuite par une grande tasse de café noir servie à la cruche, escortée d'une délicieuse eau de vie de pomme. Sa propriété et sa réputation était de revigorer tous les organismes fatigués autant par la montagne que par le repas de terroir, lequel ne s'était pas privé d'amoindrir, il est vrai, les dernières ressources disponibles et, plus encore, à ceux et à celles qui avaient eu l’audace d’en redemander.
Après quelques instants de repos dérobés à la montagne, mêlés de méditation et de béatitude, tous ces corps engourdis se résignaient à se lever, lentement, les uns après les autres, afin de poursuivre, au gré des chemins, cette nature si belle, docile et parfois tellement si proche du ciel qu'on aurait pu jurer qu'elle pouvait le toucher. Les roches, aux couleurs mordorées, toutes gourmandes de cette lumière, paraissaient ne pas hésiter à exposer leurs flancs à sa caresse empreinte de mansuétude. Cette osmose de pierres et de reflets jetait mille feux dans une myriade de couleurs et donnait ainsi à la montagne tous ses titres de noblesse dont il semblait bien que seul, Dieu, pouvait en contester la légitimité. Le soleil imposait avec insistance des journées chaudes mais abandonnait irrémédiablement les nuits à une grande fraicheur. Le temps paraissait s'enfuir… il s'en allait trop vite, bien trop vite… Le soir venu, les volets étaient laissés légèrement entrouverts et les fenêtres mi-closes afin de continuer à profiter de la fragrance montagnarde et des murmures du dehors. Les nuits étaient immanquablement toutes bercées par le bruissement des branches de sapin doucement agitées par le vent et magnifiées par un clair de lune argenté, le glouglou régulier du petit torrent qui passait derrière l'auberge et les senteurs de la forêt dominées par la résine et l'humus. Alors, corps fatigués et esprits vagabonds finissaient par se rejoindre pour se laisser glisser dans un doux palais du sommeil, là où, délicatement, les rêves ne manqueraient pas de prendre la part qui leur revenait de droit.
Vint le moment du départ. Ce fut le coeur lourd que nous dûmes nous résoudre à quitter ce lieu édénique. De longs regards furent jetés en arrière, derniers hommages et regrets adressés à cette montagne si immense et qui nous avait tant donné… à nous… si petits éphémères qui, bientôt, allaient être happés par les vicissitudes de la vie et le sacerdoce du travail. Le voyage du retour se fit d’un seul trait, mis à part le pique-nique de midi. Était-ce une fuite, une compilation de regrets ou la peur de céder à une tristesse envahissante ? Un silence, presque convenu, habita la voiture tout au long du trajet. D’ici peu, les cheminées d’usine, le bruit, l’agitation ne tarderaient pas, malheureusement, à faire leur réapparition.
Ce fut toujours en silence que nous arrivions à Hagondange. Seule maman, tout heureuse de reprendre son travail avait pris la parole : « il est grandement temps de refaire des sous ! », disait-elle à l’envi. Papa était plus nostalgique, il lui fallait un peu plus de temps pour se remettre dans le bain. Cependant, devant la fougue et l’énergie développées par notre mère, il se devait de ne pas trop traîner les pieds car elle n'hésitait pas à le bouger. Le café de la Cigale fut ouvert, dès le lundi suivant, avec un afflux de curieux. Bien évidemment, le sujet de conversation resta fixé sur ces vacances dont on pouvait lire les bienfaits sur les visages des patrons. Ma mère fut, comme à l’accoutumée, la convoitise de beaucoup de regards envieux. Il y avait de quoi, avec ce doux et si beau visage, encore tout imprégné de soleil et de ce teint dans lequel s’étaient fondues, tour à tour, la mer, puis la montagne. Bien des fois, trop de longs regards sensuels firent à nouveau froncer les sourcils de mon père, mais, fort heureusement pour ces voyeurs incorrigibles, le sillage des vacances avait laissé perdurer une nature propice à la tolérance.
Les Italiens ne ratèrent pas ce rendez-vous du retour. Avides de savoir l’impression que leur pays avait produite, ils étaient tous là, presque en meute, pour sucer, comme la moelle de la vie, le moindre petit détail de satisfaction. Au passage de ce flux narratif, ils en attrapaient les parfums et les saveurs, finissant par s’en enivrer tout doucement. Ensuite, ils se laissaient aller, aidés par les effluves d’alcool qui venaient se mêler subrepticement aux quelques larmes discrètes qui s’enfuyaient en dévalant sur ces joues brûlées par les feux de la sidérurgie. Inévitablement, ils sombraient alors dans une tendre et douce mélancolie exacerbée par la musique italienne qu’ils ne pouvaient s’empêcher de faire jouer dans ce « satané juke-box ».
On parla et reparla longtemps de ces vacances, j’avais alors 10 ans… rien ne m’a quitté, tout est resté devant moi, intact… c’était hier, mais c’est encore aujourd’hui.
[1] Buttermilch : Littéralement « lait de beurre ». Liquide laitier restant de la fabrication du beurre. D'aspect « lait très crémeux », il doit être bu bien frais. Au goût, il se révèle très légèrement acide et révèle des notes de beurre, de crème fraîche et de lait fermenté. Excellente boisson revigorante et nutritive ayant une influence bénéfique sur la flore intestinale.
[2] Apfelstrudel ; Spécialité pâtissière autrichienne. Gâteau fait avec des pommes fermes et acides, des raisins secs, des pignons de pin et des amandes. Servi peu de temps après sa sortie du four, il fait merveille, tiède avec de la crème fraîche ou encore ; accompagné de crème glacée à la vanille.