2 extraits du roman "Des larmes au Paradis"

Annie Kochert

L'histoire de ce roman, (Éditions Qui lit vit), se déroule sur 2 périodes distinctes. Je vous donne ici un extrait de chacune.

1er extrait

De nos jours…

 

   Chrystel épongea son front noir de poussière d’un geste rageur tout en fusillant son mari du regard.

   — Si tu n’avais pas eu l’idée saugrenue de virer ce bahut, on n’en serait pas là !

   Samuel Lemoine retint de justesse l’un des panneaux en bois massif du meuble qu’il s’acharnait à démonter depuis près d’une demi-heure. Une lueur amusée brilla dans ses yeux clairs.

   — Ma foi, tu as un sacré culot, répondit-il en riant. Je te rappelle que tu râles après ce magnifique, mais néanmoins encombrant vaisselier, depuis bientôt un mois ! Il faudrait savoir…

   — Je ne pensais pas qu’on serait obligés de le mettre en pièces détachées, objecta Chrystel avec une petite moue faussement contrite.

   — Oh, quelle mauvaise foi ! Tu imaginais peut-être que je le sortirais d’ici en un seul morceau ?

   Chrystel jeta un coup d’œil rapide sur le squelette éventré du bahut ancien. Avec ses dimensions dignes de figurer dans le livre des records, ils n’auraient effectivement pas réussi à le bouger d’un demi-centimètre sans le désassembler intégralement. Elle le savait parfaitement, mais toujours pressée, comme à son habitude, elle avait supposé que l’affaire serait bâclée en deux minutes… enfin un peu plus. Le fait est qu’ils avaient déjà considérablement avancé. Du majestueux meuble qui trônait près de l’antique cheminée, ne restait plus que les deux côtés principaux et l’immense panneau arrière.

   — Si Madame veut bien arrêter de bougonner et venir me donner un coup de main, reprit Samuel en souriant. On aura fini dans cinq minutes.

   — C’est déjà ce que tu as dit tout à l’heure !

   Chrystel s’exécuta cependant de bon cœur. Dix minutes plus tard, tandis que le dernier pan cédait enfin et se décrochait de son socle en tombant lourdement, un nuage de poussière, caché depuis des lustres entre le bahut et le mur, s’envola en la faisant tousser.

   — Beurk ! Ça devait faire un bail qu’il était là dit donc…

   — Une centaine d’années au moins, approuva Samuel en reprenant son souffle. Je l’ai toujours connu, et vu le mal que j’ai eu pour ôter ses vis rouillées, je parie que Papy n’y avait jamais touché non plus.

   Samuel et Chrystel avaient emménagé au « Paradis »  lorsque le grand-père de Sam était parti s’installer en maison de retraite. À quatre-vingt-deux ans, Antoine Lemoine savait parfaitement ce qu’il voulait, et son souhait le plus cher avait été de quitter cette maison, froide et vétuste, pour un appartement confortable aux Aubépines. Ses vieux copains de toujours qui, pour la plupart, avaient choisi cette option plutôt que de finir seuls au fond de leurs campagnes, l’y avaient accueilli avec enthousiasme. Depuis, entre la pêche, les parties de pétanque ou de belote, et les balades au bord de l’Aude, les journées étaient trop courtes pour le brave homme… Au diable le « Paradis », et vive la liberté !

   Pour le jeune couple Lemoine, déterminé à sauver coûte que coûte cette demeure familiale - qui était assurément un véritable petit paradis, niché entre les pins et bercé par le chant incessant des cigales en été - l’aventure représentait néanmoins un sacré challenge ! La bâtisse était très abîmée et nécessitait de nombreux travaux d’aménagement. Malgré tout, enthousiasmés par la tâche, ils s’y prêtaient sans rechigner. Leur fille Julie s’était parfaitement adaptée à sa nouvelle vie et à sa nouvelle école. À treize ans elle passait tout ses loisirs à se promener dans les champs ou les bois voisins en compagnie de son amie Morgane, une gamine du pays qui avait tôt fait de lui présenter les rares adolescents du village. Elle ne réapparaissait à la maison qu’à l’heure des repas, ce qui laissait largement le temps à ses parents de bricoler en toute liberté sans avoir besoin de la surveiller sans arrêt. En cette fin d’été, quelques jours avant la rentrée scolaire, ils avaient décidé de déménager le grand bahut afin de repeindre les murs crépis de la cuisine. Des années de feu dans l’âtre de la cheminée les avaient rendus d’une couleur indéfinissable entre le gris fumé, le jaune pisseux et le beige sale…

   Pestant et grognant sous le poids du panneau qui était retombé contre la cloison, Samuel et Chrystel le soulevèrent tant bien que mal pour lui faire rejoindre le tas de planches, tiroirs et portes sculptées qui s’amoncelaient dans la cour. Ils ne virent la petite issue dissimulée que lorsqu’ils se furent suffisamment écartés du mur, sali par les toiles d’araignées qui s’enfuirent entre les pieds de Chrystel.

   — Bon sang ! s’écria Samuel en trébuchant sous l’effet de la surprise. Tu as vu ça ?

   — Oui, oui… Samuel, je t’en prie, c’est lourd ce truc !

   Le panneau valsa avec fracas dans la cour ensoleillée et Samuel se précipita de nouveau à l’intérieur, comme un gosse émerveillé. Chrystel le suivit de près tout en époussetant son tee-shirt. Elle le retrouva, songeur, devant la petite porte condamnée.

   — Eh bien ? Qu’attends-tu ?

   — Elle est fermée à clef et il n’y a plus de poignée, répondit Samuel ennuyé. En fait, je me demande si…

   — Si quoi ?

   — Il ne doit pas y avoir grand-chose derrière, tu sais… Regarde, ça tombe pile à l’arrière de la grange.

   — Peut-être un passage ? Ça serait sympa tout compte fait… si on veut faire un petit cellier ou un truc du genre, tu vois…

   — Oui… si tu le dis. Mais en attendant, je ne sais pas comment on va l’ouvrir !

   — Tu n’as pas un pied-de-biche ?

   Samuel jeta un regard outragé à sa femme en prenant un air ahuri.

   — Ça ne va pas la tête ? On la refermera comment, après ?

   — Et tu suggères quoi, alors, monsieur « Je sais tout » ?

   Samuel dénicha dans l’atelier du grand-père un assortiment incroyable de clefs de toutes sortes et entreprit l’impossible : trouver la bonne ! Bien sûr, après avoir épuisé le stock il dut bien se rendre à l’évidence… aucune ne correspondait à la petite serrure rouillée.

   Dépité, il lança le lourd trousseau sur la table en ébouriffant sa tignasse noire.

   — Flûte alors ! Il va falloir le pied de biche.

   Chrystel qui s’était confortablement installée dans un vieux fauteuil près de la cheminée ricana doucement.

   — Je te l’avais…

   — Non ! la coupa Samuel en lui jetant un regard furibond. Ne dis rien !

   Dix minutes plus tard, la porte séculaire céda dans un grincement sinistre sous la poussée de la barre de fer. Samuel était en nage, il recula d’un pas pour évaluer la situation en soufflant comme un bœuf.

   — Chrystel… je crois que… tu devrais venir voir !

   Amusée, Chrystel daigna se lever et s’approcher. Persuadée de tomber nez à nez avec une montagne de fourrage abandonné depuis des années, elle eut le souffle coupé en regardant à son tour.

   Pas de paille, pas de foin, pas d’accès sur la grange… La petite porte retenait là, prisonniers depuis un temps indéfini, des souvenirs d’une autre époque, oubliés des habitants du manoir, cachés par ce monstrueux meuble en chêne massif. Elle s’avança d’un pas hésitant, intimidée par les non-dits, les secrets enfouis… Sa main légère caressa le rebord du lit en fer blanc, rongé par l’humidité. Ses yeux, s’habituant à la pénombre, errèrent désemparés sur les étagères croulantes sous la pourriture, recouvertes de menus objets méconnaissables sous la poussière accumulée.  Ils revinrent se poser sur la paillasse moisie du grabat, puis sur Samuel qui observait en silence autour de lui.

   — Sam… qu’est-ce que ça veut dire ?

2ème extrait

Août 1900

   Les deux femmes dégringolèrent le talus qui bordait le ruisseau en riant. Après avoir rapidement ôté leurs sabots, elles se précipitèrent tout habillées dans l’eau fraîche, projetant des gerbes étincelantes sous le soleil. Leurs jupes gorgées de poussières se gonflèrent aussitôt, formant de gros ballons autour de leurs corps légers, les faisant s’esclaffer de plus belle. La plus jeune se laissa flotter en arrière, renversant sa chevelure flamboyante dans l’onde pure avec un soupir de bien-être.

   — Humm, c’est délicieux ! Dommage qu’il ne nous reste même pas un petit bout de savon, j’ai l’impression de tenir debout par la crasse !

   — Ce n’est pas qu’une impression, je te rassure, s’écria l’autre femme qui était remontée sur la berge cueillir des brassées de feuilles tendres. Si je ne me lave pas tout de suite je crois bien que je vais devenir folle ! Quel est ce fichu pays où l’on ne trouve d’eau que tous les quatre jours ?

   — N’exagère pas Maman, nous avons longé le canal du midi pendant deux jours entiers et tu n’as pas voulu t’y baigner !

   — Dans cette eau saumâtre ? Pouah ! Plutôt mourir. Tu oublies, Amandine, que les bateliers déversent tous leurs déchets par-dessus bord ! Et cette puanteur… non, merci bien ! Je ne tiens pas à me présenter en sentant le poisson pourri, la vase, et Dieu seul sait quoi !

   — Pour se présenter, encore faudrait-il trouver un maître, grogna la jeune fille en sourdine.

   Depuis un mois qu’elles avaient quitté leur dernier poste au Domaine des Oliviers, elles n’avaient rencontré personne acceptant de les embaucher. Une semaine auparavant, il y avait eu cette vigne, où le journalier conciliant les avait laissés ramasser quelques sarments coupés. Pendant près d’une heure, elles les avaient entassés correctement au bout du champ. Ce maigre travail contre une miche de pain, un demi-saucisson et une gorgée du bon vin du Minervois. Depuis, plus rien… Les portes des domaines se refermaient brutalement avant même qu’elles n’aient le temps de se présenter. Leurs tenues pauvres et usagées, froissées d’être portées depuis si longtemps, n’inspiraient pas confiance et leurs mines affamées rebutaient les maîtres parcimonieux, eux-mêmes relativement à court d’argent. La culture de la vigne était un dur labeur, mais hélas le piètre vin qu’elles donnaient ne suffisait pas à  ses messieurs de la capitale. Du fait, les vignerons s’endettaient plus que de raison pour entretenir leur maisonnée et leurs divers serviteurs. Deux nécessiteuses de plus ne faisaient certes pas leur affaire ! Sophie Lautreuil, jeune veuve courageuse et volontaire, prenait toutefois la vie avec philosophie et optimisme. En quittant la dernière demeure qui les avait refusées, elle avait fait une promesse à sa fille.

   — Ils ne peuvent pas nous donner ce qu’ils n’ont pas, dit-elle pour expliquer le comportement de ces petits bourgeois égoïstes. Le vent finit toujours par tourner. Je le sens qui souffle dans notre direction mon enfant… Dans deux jours au plus tard nous trouverons un maître.

   Amandine, sortit de la rivière en essorant ses jupons et s’allongea sur l’herbe sèche pour se sécher au soleil tandis que sa mère se frottait énergiquement le visage, les bras et les jambes à l’aide des feuilles trempées dans l’eau. La jeune fille ferma les yeux et laissa le chant des oiseaux la bercer. Une main légère la réveilla une heure plus tard en caressant ses cheveux blonds soyeux, chauffés par les rayons ardents de midi.

   — La cagna t’a tout ensuqué ma fille[1]… Pourtant il faut y aller, chuchota Sophie en souriant. Le soleil est déjà haut. Je tiens absolument à trouver une place d’ici ce soir… tu te rappelles ? Un peu de marche te dégourdira.

   Amandine grogna en se relevant. Elles étaient arrivées dans la région de Peyriac Minervois depuis la veille et aucune demeure digne de ce nom n’apparaissait sur leur chemin.

   — Et si on ne trouve rien ? commença-t-elle embarrassée, que ferons-nous ?

   Sophie réfléchit un instant avant de répondre énergiquement.

   — On s’en retournera chez nous !

   — À Béziers ? Mais maman…

   — Ne t’inquiète pas ma fille, le vent tourne, je te dis. Inutile de se faire du souci alors même que nous ignorons ce que demain nous réserve. Allez oust, insista-t-elle en tirant Amandine par la main. Courage !

   Éreintées de fatigue et rongées par la faim, elles aperçurent en fin de journée un petit manoir blanc dominant en haut d’une jolie colline légèrement boisée. Il n’avait rien à voir avec les grands domaines viticoles où elles avaient l’habitude de se faire embaucher et Sophie hésita longuement avant d’emprunter l’étroit chemin qui montait à travers la garrigue et les pins.

   — Ça ne me dit rien qui vaille, expliqua-t-elle en trébuchant sur les pierres sèches. Ce n’est pas un château … pourquoi voudraient-ils de nous, là-bas ?

   — Maman ! supplia Amandine, les joues rouges et les yeux brillants de fatigue. Tu avais promis que l’on trouverait à se faire engager d’ici ce soir…  et la nuit sera bientôt là. Je n’ai vraiment pas envie de dormir à même le sol une fois de plus… Je t’en prie… Maman….

   — Après tout… répondit Sophie en jetant un regard torve vers la belle bâtisse. Qui n’essaie rien… Il doit bien y avoir des domestiques là-haut ! Mais je te préviens…je ne le sens pas du tout… Il n’y aurait que moi, je filerai vers Pezens, où même Castelnaudary. Qu’importe une nuit à la belle étoile ? Tant qu’on a la santé…

   — Maman ! Tu avais promis !

   — D’accord, si tu insistes, céda Sophie en retenant un regard inquiet vers la colline, tandis qu’Amandine s’élançait déjà.

   En arrivant dans la grande cour pavée, la jeune fille admira timidement les alentours. Le manoir semblait désert, aucun bruit ne venait troubler le gazouillis des oiseaux s’appelant à tue-tête, camouflés dans les hautes branches des sapins centenaires. Amandine nota avec plaisir la présence d’une écurie non loin et huma l’air chaud chargé de senteurs familières : le foin fraîchement coupé, le crottin de cheval et même l’odeur, reconnaissable entre toutes, d’une étable probablement fort bien entretenue. Sur le chemin qui les avait conduits au domaine, elles avaient remarqué une petite bergerie, au bord d’un champ empierré.

   Avant de remonter l’allée qui traversait la cour jusqu’à l’entrée principale, Sophie lissa machinalement sa jupe et recoiffa rapidement une mèche rebelle qui s’évertuait à s’échapper de son chignon. Elle jeta un œil critique sur sa fille et hocha la tête, satisfaite.

   — On y va, dit-elle en prenant une profonde inspiration pour se donner du courage.

[1] Occitan : La chaleur t’a endormi, assommé…

(Tous les mots ou expressions en langue occitane écrites ici sont encore fort couramment utilisées de nos jours dans la région.)

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