2ème chapitre Au tour de Violette

Lucie Ronzoni

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Usé, fatigué, épuisé… Le réveil n’en finit pas de sonner et ne parvient pas à le sortir de sa torpeur. Un large mouvement du bras le fait chuter et définitivement taire. 

Il faut que je songe à un radio-réveil ou un réveil avec des bruits de vagues ou d’oiseaux. Il doit bien y avoir un autre moyen de se réveiller qu’énervé et épuisé par une journée à peine commencée. Des millions de gens y arrivent. Pourquoi pas moi ? 

Ce monologue devrait avoir la vertu bénéfique de le réveiller tout à fait mais l’énervement qui en découle le décourage à commencer une journée déjà gâchée. Il se rendort et n’émerge que vers midi.

L’avantage d’être en arrêt de travail est évident : ses collègues ne s’inquiètent plus pour lui passé neuf heures trente du matin. Ils l’avaient d’ailleurs totalement oublié, trop affairés dans leur train-train. « Personne n’est irremplaçable » avait dit son directeur des Ressources Humaines, « Reposez-vous sans crainte. »

Il avait trouvé à l’époque ces paroles plus angoissantes que réconfortantes, mais le fait est que, ni ses collègues ni son remplaçant ne lui avaient posé de questions sur le travail en cours. Soit ses dossiers étaient bien tenus, soit, il était d’une facilité enfantine de s’y plonger et son travail s’en trouvait d’un coup dévalorisé. Cela fait maintenant plus de six mois qu’il en est arrivé à penser que la deuxième hypothèse est la plus plausible et de toute façon, cela lui est égal, il ne retournera plus jamais au boulot.

Il n’a pas démissionné bien-sûr ; l’arrêt de travail est financièrement plus judicieux, mais il se demande bien comment il a pu  rester si longtemps à faire ce travail de débile, intellectuellement accessible à tout gosse de dix ans. 

Il en garde tout de même une certaine faculté d’organisation ce qui le conduit concrètement à ranger avec ordre et méthode, mais dans un lieu sécurisé,  l’ensemble des ses documents médicaux en attente du contrôle de la Sécurité Sociale qu’il sent imminent : trop d’abus ces derniers temps, pour qu’on le laisse en paix. Sans compter les papiers du futur procès et la lettre du Tribunal.

Les jours s’enchaînent, ponctués par le bruit du réveil, unique rattachement à sa vie d’avant, pour faire comme si, pour ne pas perdre un certain rythme ou pour voir s’il peut se réveiller pour une fois de bonne humeur et non usé, épuisé, fatigué et, comme chaque matin, de plus en plus énervé.

La corvée du repas, sorte de mix entre le petit-déjeuner et le déjeuner, est vite expédiée et il concentre ses forces sur une sortie au centre commercial pour l’achat d’un appareil miracle qui ferait de lui le plus heureux des hommes à son réveil.

Les sorties ne sont autorisées qu’à partir de seize heures. Il doit normalement en profiter pour se reposer après déjeuner. Cependant, trop de repos achève de l’énerver et c’est défiant toutes les règles de la Sécurité Sociale qu’il sort.

La descente de l’escalier est la plus dure épreuve. Trois étages en quinze minutes. C’est un calvaire. La douleur irradie jusque dans sa nuque et la béquille semble bien superflue pour ce type d’exercice. « Autant descendre sur les fesses » avait-il dit à son médecin. Sa première sortie avait duré une heure dont trois quart d’heure dans l’escalier. Il s’améliorait, prouvant à son médecin qu’il devenait bien inutile de déménager pour un immeuble avec ascenseur.

L’air frais lui fait du bien et l’achat d’un radio-réveil qui imite la lumière du soleil levant, une demi-heure avant d’émettre des bruits de canards, d’oiseaux ou de vagues est un réel plaisir. Il a usé, et abusé de questions sur le fonctionnement de ce petit bijou technologique laissant le vendeur en veste rouge un peu plus ignorant qu’avant.

Le maniement du paquet, de la béquille et du sac à provision est le clou de la journée, sans parler de la remontée d’escalier qui ressemble à une Via Ferrata sans le paysage.

C’est donc largement épuisé et au comble de l’énervement qu’il s’écroule dans le fauteuil médicalisé pour son moment préféré : la descente des poubelles des voisins d’en face.

C’est tout un cérémonial. Il n’y a pas de concierge et les habitants s’organisent à tour de rôle pour sortir les trois grandes poubelles de tri collectif : la marron, la jaune et la verte.

Ce soir, c’est au tour de Violette, sa préférée.

Mais Violette tarde. Il est vrai qu’elle n’est plus toute jeune et il croit avoir remarqué qu’elle habite au dernier étage. Il peut comprendre, mieux que quiconque, la pénibilité d’une telle descente. Ses voisins ne sont d’ailleurs pas très compréhensifs. Ils pourraient lui éviter cette corvée, vu son âge et sa frêle corpulence, ou du moins lui faire sauter quelques tours de temps en temps. Après tout, les «Sourires-béats » ont beau former un couple fortement uni, ils n’en sont pas moins deux, mais ne comptent curieusement que pour un dans la tournée des poubelles. Le «Baraqué» pourrait aussi compter pour deux étant donné qu’il doit bien peser plus du double du poids de la petite Violette. La tâche devrait aussi être toute entière confiée aux «Poivre et Sel», locataires du rez-de-chaussée, moyennant une petite rémunération ou quelques cadeaux pour Noël. Sans compter Blondinette, la plus jeune et la plus vaillante, seule capable de monter et descendre ses trois étages au pas de course sans être essoufflée. Mais sans négociations et avec cinq voisins peu compatissants, c’est tous les cinq jours que Violette s’y colle .

Il a remarqué très vite ce rituel du soir et s’est amusé à donner des surnoms aux cinq voisins. Ainsi, la vieille dame a hérité du nom de la couleur ratée de ses cheveux blancs permanentés. Facile, peut-être, mais efficace.

Violette va d’ailleurs bientôt augmenter le rythme infernal de ses tournées car la Blondinette vient de déménager. En faisant ses courses, il est tombé plusieurs jours de la semaine dernière sur sa bande de copains qui transportait des cartons dans une camionnette de location, tout en essayant de draguer la demoiselle. Cela retardait d’autant cet interminable déménagement qui a dû cependant s’achever hier, car les volets du troisième  sont désormais fermés.

Que fais-tu dame Violette ? la grève des éboueurs ? Il imagine la vieille toute menue , poing sur la table, manifestant vivement pour qu’on prenne enfin en compte sa haute situation géographique et ses vingt ans de bons et loyaux services…

A vingt-trois heures, les Sourire-béats rentrent enfin de leur sortie nocturne et s’apprêtent à ouvrir la porte d’entrée quand l’un d’entre eux se rend compte de l’absence des poubelles. C’est d’un pas lourd et perdant tout sourire qu’il se dévoue pour les sortir. L’une d’elles est particulièrement lourde, il a du mal à la faire rouler. Un grand sac en plastique noir empêche le couvercle de se fermer.

Les restes du déménagement, sans doute.

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