2ème épisode : Chat(s) perché(s)

Lucie Ronzoni

Coco le Clodo ne s'est pas rendu sous sa statue ni  Dimanche, ni Lundi, ni aujourd'hui.  Ce qui ne lui était jamais arrivé depuis mes dix années au commissariat du quinzième. Non pas que je passe mes journées à me pencher au-dessus du Pont de Grenelle pour vérifier qu'il appuie bien son dos contre le piédestal au milieu de ses bouteilles et de ses journaux, sa petite radio allumée à fond sur France Info. Mais, comme tout bon flic, j'ai une grande famille. De nombreux "cousins" sont chargés par moi de prendre le pouls du quartier. Mon cousin est dans ce cas précis un être d'une innocence extrême, bien involontairement à mon service,   puisqu'il s'agit d'une vieille dame de quatre-vingts ans qui, depuis que Coco la gêne dans sa promenade quotidienne dans l'allée des Cygnes, dépose quotidiennement une main courante pour nuisance sonore et olfactive.  Et depuis dix ans, régulièrement, elle ne manque pas à sa mission.

L'absence de Coco pouvait signifier bien des choses. Vous avez constaté qu'il fait très froid ces derniers temps. Notre ami est en droit de préférer la chaleur du métro à la brise glacée qui souffle à la proue de l’île. Cependant, depuis toutes ces années, aucune condition météorologique extrême ne l'a jamais fait changer de place. Si, peut-être une. Le 11 septembre 2001, quand branché en permanence sur les actualités radiophoniques, il apprit la destruction des tours jumelles. Il plia ses journaux, rangea ses bouteilles, et s'éloigna de la statue de quelques mètres pour s'asseoir sur un banc. Ce fut interprété comme une marque de respect, la seule qu'il eût jamais témoignée en faveur du peuple américain. Car Coco est un communiste convaincu qui voue une haine féroce aux Etats-Unis et qui par se présence quotidienne au pied du symbole de l'Amérique, entend souiller le pays qu'il méprise. Mais ça, ma vieille cousine ne le sait pas.

Aurait-il pu, dans un geste de violence inouïe, être à l'origine de l'exécution du chat ? Soyons raisonnable. Coco serait incapable de monter sur une échelle, encore moins de zigouiller un chat, puisque c'était le sien. Je ne m'en suis pas aperçu tout de suite. C'est à la morgue, le pelage écartelé par des pinces chirurgicales, que le chat révéla les petites taches blanches distinctives à la base de ses pattes. Lénine, il s'appelait. Il était affectueux, peu aventurier, et aussi vieux que Coco. Ce n'était pas vraiment son chat, au sens officiel du terme, c'était un des chats de l'île qui avait pris Coco pour père adoptif. Lorsque Coco quittait sa place vers deux heures du matin pour rejoindre les bouches du métro et y passer la nuit, je ne suis pas sûr qu'il l'emmenât avec lui. C'est cela qu'il fallait que je vérifie. Je gardais en mémoire le demi-tour qu'avait fait Coco en voyant l'attroupement au pied de la statue. Qu'avait-il fui ? Que savait-il ?

J'oubliais : Trois infos capitales. Premièrement,  l'autopsie a bien confirmé nos doutes : Lénine était mort pendu, dans la souffrance. Deuxièmement, la crim' n'a pas souhaité reprendre l'affaire, malgré l'émoi de l'ambassadeur américain, confirmant que les commissariats de quartier sont cantonnés à la rubrique des chiens (chats?) écrasés (pendus?). Troisièmement, le Duc, alias le commissaire de Maximin, est en arrêt maladie pour une grippe carabinée. Il n'a pas supporté sa sortie du Dimanche matin. Me voilà donc les mains libres.

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