2QT 2B STR8

Claude Zsurger

2QT 2B STR8
( Trop poli pour être honnête )


Si la petite bulle qui perle au coin de sa bouche n’était pas du sang, on pourrait penser qu’Esther dort, tout simplement. A y regarder de plus près, il y a aussi l’hématome à la base du cou, qui ne fait aucun doute sur la possibilité qu’elle ait subi une agression, et que ce n’est donc pas pour s’accorder une petite sieste qu’elle s’est étendue, à demi nue, au milieu du couloir, mais bien le fait des sordides contingences d’un viol. Pour clore toute hésitation, il n’y a qu’à observer les traces manifestes de lutte autour du corps, les vêtements arrachés, la position lascivement offerte d’un entrecuisse sur lequel des manœuvres acharnées ont écrit un récit sanglant. Finalement, mis à part la fuite ou une foudroyante amnésie, il n’existe aucune échappatoire à ce que Milo va devoir faire – donner l’alerte – et c’est cette inéluctabilité qui le remplit de doutes à mesure qu’il découvre Esther. Afin de franchir la barrière qui le sépare encore de l’implication, il lui faut aller plus près du corps, le toucher peut-être, et voir si Esther est en vie. Il le fait dans un état second, troublé par la chaleur et l’odeur forte qu’elle dégage, mélange de fluides et de peurs. Agenouillé près de sa tête, il se penche et perçoit la musique rassurante d’un souffle. Il en conçoit une étrange amertume. A l’idée qu’au récit formidable qu’il aurait pu faire de la découverte d’un cadavre, se substitue celui qu’Esther fera aussitôt qu’elle reprendra conscience, il se sent dépossédé. Car enfin, pour une fois que l’occasion se présente pour lui d’être d’avantage acteur que victime, au sein de cette vénérable institution qu’est le Centre des Bois, il ne va pas se faire instantanément voler la vedette ! Qui plus est, par une Esther aussitôt violée, aussitôt narratrice, le reléguant au rôle insipide de donneur d’alerte. Alors qu’il y a là matière à effacer l’ardoise de trois longues années de frustrations, assorties du statut officieux de souffre-douleur, "Milo l’idiot "…
Le règlement drastique du centre indique que la circulation des pensionnaires est interdite  dans les couloirs au-delà de 22 heures. En particulier dans cette aile où la vie s’interrompt totalement après les cours, puisqu’elle ne comporte que deux amphis, la bibliothèque, et les couloirs qui desservent le gymnase et la piscine. Dépité, comme tous les vendredis soirs, de rester seul et inerte, confiné dans sa chambre, alors que tous ses alter ego se baladent quelque part sur les routes et les rails pour regagner leurs foyers le temps du week-end, Milo s’est mis en tête de s’offrir une petite virée au rayon fantastique de la bibliothèque, ne désespérant pas d’y dénicher un texte rare qui lui aurait échappé. Pendant la semaine, l’imposante Mademoiselle Zora décourage toute tentative des élèves de s’écarter dans leurs consultations des ouvrages strictement prévus au programme. Et c’est alors qu’il amorçait la volée de marches qui mène du fond du couloir à la bibliothèque qu’il est tombé sur le corps d’Esther. Elle n’a rien à faire ici, elle non plus, à une heure du matin ! Enfin, voilà une fille qui ne lui a jamais adressé la parole en trois ans ! Tout juste si elle doit connaître son existence. Comment savoir si elle lui saura gré d’avoir pris soin d’elle ? D’avoir hâté les soins que son état réclame sûrement ? D’avoir fait montre de discrétion auprès des autres élèves qui ne manqueront pas, dès lundi, d’exiger les détails les plus croustillants…Vraiment il y a matière à réflexion quant à l’attitude à adopter. Milo est veule, lâche et peureux. Toutes les filles du centre se sont montrées cruelles ou méprisantes avec lui. Quant aux garçons, ceux qui ne lui ont pas carrément chié sur la tête le considèrent comme un meuble. On est si stupide à 16 ans, que la première impression a rarement l’occasion d’être remise en cause, et Milo est définitivement une portion congrue. Il se complait même parfois dans ce rôle, cherchant comment parfaire son insignifiance. On aura compris qu’il s’agit vraiment d’une quiche lorsqu’on constate qu’au bout de 2 minutes passées à se morfondre sur son sort, il n’a entamé aucun des quatre processus les plus naturels lorsqu’on découvre la victime d’un viol :
    
1)     Tenter de lui porter secours.

2)    S’interroger sur l’identité du ou des violeurs, voire sur la probabilité qu’ils soient encore présents sur les lieux du crime.

3)    Se laisser aller, lorsqu’on est un adolescent puceau, à mâter bien plus que nécessaire la victime, surtout lorsqu’elle est belle, émouvante et dénudée comme Esther peut l’être.

4) Donner l’alerte.

L’ordre de ces priorités peut évidemment varier d’un individu à l’autre. On acceptera aisément que Milo néglige le point 1 et le point 4, étant donné le désert empathique dans lequel ses trois ans d’internat l’ont plongé, mais que dire de la façon dont il néglige le 3, privant là le lecteur d’une description où la concupiscence aurait rivalisé avec l’obscène ? Et pour finir, quelle insulte faite à la logique que l’attitude dangereusement amorphe de ce benêt face au point 2, qui ne se soucie à aucun moment de savoir qui a pu faire cela, ni même s’il y a péril pour sa propre personne. Après tout, notre Milo peut tout à fait prétendre en ce samedi matin au statut de proie pour serial killer,  hormis le fait qu’il a toute la fadeur d’un adolescent inhibé inscrite en lui, un visage poupon, la lippe perpétuellement boudeuse, et un tour de taille qui révèle à parts égales son absence d’enthousiasme pour l’exercice et son goût immodéré pour les douceurs. De toute façon, ce qu’il fait après s’être longuement concentré déroge à toutes les logiques : il saisit la tête d’Esther par les cheveux et avant d’avoir le temps de constater si elle reprend conscience, il la cogne de toutes ses forces, et à plusieurs reprises, sur le marbre des marches. Il ne s’interrompt que lorsque sous la chevelure éparse il voit s’étendre une tache de sang. Alors, rajustant sa tenue, il se relève et se dirige sans hésiter vers l’appartement de Mademoiselle Zora, dont il connaît la propension à se coucher très tard, pour avoir vu très souvent les lumières de son appartement allumées dans la nuit. Elle loge dans une aile qui jouxte la bibliothèque, un petit appartement que Le centre des Bois lui alloue en échange de nombreuses fonctions qu’elle remplit en plus de son poste : documentaliste, surveillante annexe, et même secrétaire adjointe. Lorsqu’il parvient à la porte de son appartement, son scénario est fin prêt : C’est le bruit d’une lutte qui l’a attiré jusqu’au couloir du crime, et son courage qui a mis momentanément en fuite les assassins violeurs, mais ils sont sûrement encore dans les parages, Mademoiselle Zora va devoir gérer la situation à présent. On remarquera que dans son délire, Milo s’applique à présent à considérer le point  2 de la précédente liste, mais il le fait à contrario, comme un élément constitutif de sa fable, et non pas comme une préoccupation tardive d’un danger bien réel. A moins que décochant soudain la palme du second degré, l’ »assassin toujours dans les parages » se révèle être une projection de son esprit retors. Quel que soit la patine du discours qu’il a préparé, il est confiné aux oubliettes lorsque Milo trouve la porte de Mademoiselle Zora entr’ouverte. La poussant d’un geste hésitant, il découvre le salon d’une intellectuelle raffinée, remplie de meubles cirés de frais, que deux lampes 1920 tamisent d’une lueur orangée. Les pieds de Zora dépassent d’un paravent chinois orné de motifs exquis. Milo, conquis par la pureté des dessins s’avance pour apprécier l’ouvrage. De petites scènes exécutées au pinceau décrivent des instants de la vie des paysans du Mékong, affairés dans la culture du riz. Derrière le paravent, le corps de la bibliothécaire s’offre avec une impudeur toute littéraire aux regards du jeune Milo : elle a glissé d’un fauteuil de chintz bleu en se suicidant, et ce mouvement, en remontant jusqu’au nombril la combinaison de soie qu’elle porte, dévoile la face cachée de Zora. Plus de chair ivoirine et de poils soyeux que son esprit ne peut contenir. Il préfère se concentrer sur le travail exceptionnel de l’artiste chinois, qui au verso du paravent, a réussi à évoquer le douloureux destin des poissons-chats dans les cages d’élevage par une série d’aquarelles sensibles. Deux cadavres de Vodka Bison traînent  entre les jambes de Zora, ainsi qu’un blister énucléé de sédatifs. Un soupir un peu lascif lui fait prendre conscience que Zora n’est sans doute pas morte : son corps lutte contre le mélange alcool-cachets qu’elle s’est administré. Il farfouille un peu autour du corps, en quête d’un mot ou d’une lettre qui pourrait expliquer le geste. Mais peut-être n’est-ce même pas un suicide ? Rien ne vient confirmer de manière indiscutable cette thèse, après tout. Il y a les éléments génériques, mais le détail présente des carences : jamais une littéraire sophistiquée comme Zora ne se serait privée du plaisir de se répandre dans une prose impudique sur ses raisons de quitter le monde… Et que dire de la porte entrebaîllée, hormis le lieu commun éculé de l’appel à l’aide ? L’idée d’un crime déguisé en suicide fait son chemin. Entravé toutefois par la récurrence d’un écueil embarrassant : ça fait lourd, 2 agressions au Centre des Bois dans la même soirée ! Alors, à l’instant précis où elle pousse un nouveau gémissement, et comme pour tester quelque rouage caché de sa pensée singulière, Milo s’asseoit sur le visage de Zora. Il le fait sans gène ni passion, s’accordant même le temps de fredonner quelques mesures des Gnossiennes, tandis que sous ses lourdes fesses les râles de Zora offrent à la mélodie un contre-chant que Satie n’aurait pas désavoué. Quelques soubresauts sans convictions viennent agrémenter l’agonie de la bibliothécaire, et c’est tout. Au moment de se relever, Milo croit apercevoir un mouvement furtif dans son chant latéral, tandis qu’au même instant une pensée le traverse : et si la mère Zora avait été cliente de la cuite shootée du vendredi soir ? Et si un partenaire de cuite était dans les parages ? Et s’il avait tout vu ? Mais poursuivre pareil soliloque est une tâche vouée trop vite à la spirale de la logique, et il est exclu de la laisser s’immiscer plus avant dans le mode de pensée de Milo. Alors c’est sans ciller qu’il quitte son siège de chair morte. On peut déduire de la mine réjouie qu’il affiche en sortant du bâtiment, qu’un nouveau scénario a pris corps dans son esprit. Les victimes qu’il vient de « découvrir » alors qu’il parcourait les couloirs en quête de confident seront les deux joyaux autour desquels s’enchâssera sa peine. Il va devenir, dès lundi, le champion du chagrin toutes catégories. Nul doute qu’on viendra dorénavant prendre la mesure d’une authentique détresse à l’aune de ses larmes. Et il va leur en servir pour leur argent. Toutefois, avant d’entamer cette phase lacrymale, il lui faut passer l’épreuve du premier témoin, un mal nécessaire vers lequel il s’achemine au pas de course. Peu enclin à l’exercice, c’est avec un souffle court d’excellente facture, voire l’air authentiquement hagard, qu’il débouche dans la cour qui donne sur le pavillon du gardien. On voit où il veut en venir. Il lui faut, pour donner à présent du corps à son récit, la participation confondante d’un con, un vrai de vrai, qui va en le serrant dans ses bras, en mouchant son nez, et en lui disant de se calmer, authentifier en même temps chacun de ses propos. Le con est incontournable, c’est Bachir, bien sur. Le gardien du centre des bois. Une tonne de gentillesse dans le corps sec d’un descendant de bergers érythréens. Seulement, regardez comme ça se goupille mal. Déjà, la porte de la loge est grande ouverte. Ensuite, il y a le corps de Bachir qui pend à une poutre. A voir comme le visage est bleu, cela doit faire au moins une heure qu’il est là-haut. Et même sans aller plus avant dans la loge, on distingue la lettre qu’il a épinglée sur sa poitrine. Pourquoi se donner la peine de la lire ? Tout ici-bas sent l’infamie. Il ne peut y être question que des regrets d’avoir brisé le cœur de Mademoiselle Zora, son amour secret, et de l’horreur d’avoir abusé d’Esther, dans un instant de folie. Pour Milo, ces aveux sonnent le glas de ses rêves de gloire. Il n’y a plus de place pour lui dans ce triangle isocèle du crime et du passionnel. C’est tellement trivial, tellement charnel et populaire. Et penser qu’il est allé faire les finitions pour ces gagne-petit ! Cà vous donnerait la nausée. Milo jette un dernier regard au corps de Bachir, s’attardant sur la trique qui tend la braguette, puis il tourne le dos à la loge. Il y a bien un instant très court où l’odeur de la nuit fait frémir quelque chose en lui, l’ombre d’un loup dans les troncs mauves des arbres, mais le soufflet est retombé. Cassée la magie. Plus lourd, plus insipide, et plus insignifiant que jamais, il reprend le chemin de la bibliothèque. Il trouve en quelques instants une version anglaise illustrée de « La couleur tombée du ciel «, et il regagne sa chambre solitaire. Au bout de trois pages il a totalement gommé de sa mémoire les épisodes de la nuit et il glisse dans le sommeil.


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