30 mètres carrés

J'ai longtemps rêvé de vivre dans les rêves des autres, ceux étalés sur les pages de papier glacé des magazines. Des maisons de verre et de métal brisant la ligne souple des forêts scandinaves, des appartements haussmanniens aux moulures élégantes et aux tentures lourdes, des châteaux entourés de jardins à l'anglaise. Tous me sont apparus comme des paradis où il ferait bon vivre. Comme tout le monde, comme personne. Mais je ne suis pas noble, loin s'en faut. Et puis je n'aime pas tellement les moulures. Surtout, je n'ai jamais mis les pieds en Suède.

La vie m'a conduit à quitter ma province, à arriver dans la grande ville, à vivre en colocation, à partir à l'étranger puis à revenir et à me blottir dans une chambre de bonne sous les toits. Puis tu as débarqué dans ma vie comme une lettre d'expulsion. Avec toi, nous allions pouvoir trouver notre logement parfait, celui qui abriterait nos amours, qui en serait le nid et où nos enfants pourraient grandir. Nous étions deux, nos moyens s'en trouvaient incroyablement augmentés et je voyais déjà d'innombrables appartements nous tendre les bras.

Tu poussais les murs

Bien entendu, ce ne fut pas le cas et le petit appartement où nous avons atterri était loin d'être parfait. Mais toi, tu étais toujours là. Contre ta peau brûlante, le clic-clac nécessaire à ce que la chambre fasse aussi salon devenait un lit King Size. Quand tu nous préparais des oeufs brouillés, la “kitchenette” prenait des airs de cottage du fond de cette Angleterre éternelle qui m'a toujours fasciné. Quand nous faisions l'amour sous l'eau brûlante, j'oubliais les dimensions liliputiennes de la salle de bain et nos cris rebondissaient comme sur les parois d'une luxueuse douche italienne. Nos amis aussi aimaient ce palais dont les murs s'élargissaient comme par magie pour les accueillir toujours plus nombreux.

Aucun appartement n'a connu de décoration plus improbable que la notre. Nos passions se contredisaient, elles se hurlaient presque dessus. Face à face, Le Che et Mohammed Ali se défiaient du regard. Un peu plus loin, Freddy Mercury, Eminem et Nina Simone se livraient à un éternel concert, anachronique et silencieux. Ta passion pour l'impressionnisme écrasait la mienne pour le surréalisme. Heureusement, j'avais réussi à obtenir la place d'honneur, au-dessus de la télé toujours éteinte, pour une photo de l'Empire des Lumières de Magritte. C'était ma victoire et je ne te l'aurais cédée pour rien au monde. En fait si, il aurait suffit que tu demandes. Mais tu ne l'as jamais fait, tu savais combien cela me faisait plaisir.

Bâtir sans espace

Nous avons passé des années dans ce petit bout de nous qu'était devenu ce 30 mètres carrés du 3ème arrondissement. Qui aurait cru que l'on puisse bâtir autant dans un si petit espace. Parfois, lorsque je regardais autour de moi et que je constatais la petitesse de notre palais, cela me donnait une sensation étrange. Comme lorsque l'on voit l'espace qu'occupait un bâtiment qui a été détruit. Ca semble toujours minuscule et on se demande comment cette maison immense tenait sur cette petite parcelle insignifiante. Puis, un promoteur reconstruit une maison à la place de l'ancienne et la question revient. Comment ont-il pu construire cette chose si grande ici ?

Nous avons refait les peintures, changé certains meubles, fait des vide-greniers quand notre manie d'accumuler des souvenirs devenait trop encombrante. Rien n'a jamais entamé notre bonheur de vivre dans cet appartement, tous les deux. Et chaque fois que nous partions, dans ta famille, dans la mienne, ou à l'autre bout du monde, y revenir était un bonheur. Ces 30 mètres carrés valaient toutes les pagodes vietnamiennes, toutes les cabanes au bord de la mer, tous les refuges de montagne. Parce qu'ils était les notres.

Avec tant d'amour, les enfants sont arrivés et il fallut partir. Aujourd'hui, nous avons vieilli, nos économies aussi. Nous vivons dans une maison confortable, bien plus proche d'un rêve de papier glacé que ne l'a jamais été notre studio. Notre salon et notre chambre sont deux pièces différentes et il y a un jardin pour recevoir nos amis autour d'un barbecue. Il y a même quatre plaques à induction où tu pourrais préparer des oeufs brouillés pour toute une armée. J'ai longtemps été nostalgique de ce studio. Mais quand nous avons fait l'amour dans la douche italienne pour la première fois, j'ai compris que le logement parfait était celui que je partage avec toi.