3ème chapitre Au tour de Violette

Lucie Ronzoni

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Violette l’obsède toute la nuit. Il décide d’ouvrir un dossier.

Il passe en revue toutes les hypothèses et en fait autant de sous-dossiers. Vingt ans de paperasserie lui ont permis d’acquérir une certaine méthode et il était plutôt efficace pour donner un aspect ordonné au désordre. Son remplaçant avait dû s’en apercevoir, ou pas…Peu importe d’ailleurs.

Ses sous-dossiers, à lui, se remplissent  un par un toute la nuit.

Il en constitue trois, de couleurs différentes.

Le jaune pour « l’oubli », hypothèse la plus évidente : la vieille n’est plus toute jeune et a oublié son tour.

Le vert pour « la grève » : il tient à cette possibilité. S’il avait pu pousser un peu plus loin ses études de droit, il aurait été son avocat et aurait exigé que les Poivre et Sel assumassent leur rez-de-chaussée.

Le rouge pour « l’impossibilité physique » : un tel sous-dossier est inévitable vu son âge avancé, et comporte déjà un grand nombre de sous-chemises (maladie, muscles froissés, jambes, clavicule, col du fémur fracturés…jusqu’au décès bien-sûr).

Les sous-dossiers se remplissent d’ « éléments de vérification possible des hypothèses ». Ainsi « attendre demain soir » revint plusieurs fois. Toute cette torture intellectuelle pour arriver à cette attente obligatoire et évidente de vingt-quatre heures le fait douter de l’efficacité de sa méthode. Elle a au moins le mérite de le fatiguer et de l’endormir pour de bon vers quatre heures du matin.

Il se réveille par un beau lever de soleil et bercé par le chant des canards. Il ne sait pas si c’est le but poursuivi, mais une demi-heure avant le début des coin-coins, il a été aveuglé par une lumière irréelle et a enfoui sa tête sous la couette. Le vendeur à la veste rouge lui avait dit qu’il fallait un certain temps d’adaptation. Effectivement.

Est-ce l’effet combiné du soleil levant, des canards ou de Violette, il se lève avec une certaine excitation, toujours aussi épuisé et usé, mais moins énervé, du moins pas encore.

Le matin, il n’y a jamais de problème de poubelles. Il se lève trop tard et elles sont toujours rentrées à son réveil. Le premier levé devait s’en charger.

D’ailleurs, il ne s’y intéressait pas, pas plus, d’ailleurs, qu’à l’ensemble des allées et venues des voisins du quartier sauf les évènements inhabituels comme le déménagement de Blondinette. Il n’avait pu s’empêcher de l’observer. Il faut dire que c’était la seule de l’immeuble d’en face à lui dire bonjour lorsqu’ils se croisaient dans la rue. De Violette, il n’attendait aucun salut, elle devait avoir la vue bien trop basse. La petite jeune, pressée et fauchée,   avait même failli monter un jour dans son taxi, lui demandant de partager sa course. Il l’avait rapidement envoyée promener : la sécu n’allait tout de même pas payer les déplacements d’une jeune fille en pleine possession de ses moyens : elle n’avait qu’à prendre le métro. Et puis, il ne voulait pas de sa compagnie. Les voisins, il les regardait de loin et seul l’intéressait le rituel des poubelles du soir, sorte de journal de vingt heures pour invalide en arrêt de travail, nourri et blanchi par l’Etat.

Il avait vu comme tout le monde « Fenêtre sur Cour », et n’était en rien comparable à James Stewart. Aucune Grâce Kelly ne se pendait d’ailleurs à son cou, et cela depuis le départ d’Isabelle, un an plus tôt. L’infirmité, elle , la fit fuir.

Ce matin, les poubelles ne sont effectivement plus dans la rue, comme chaque  matin.

Il ne reste plus qu’à attendre ce soir, comme l’avait préconisé sa splendide construction intellectuelle nocturne.

Aujourd’hui, de toute façon, c’est le jour de la rééducation. Jean-Michel va venir le chercher dans une petite heure avec son taxi aux sièges inclinables et en route pour une jolie virée touristique à travers les rues de Paris jusqu’à l’hôpital de jour de Garches.

Il avait obtenu la prise en charge intégrale des frais de taxis. Il en abusait parfois pour allonger le trajet dans des détours très peu remboursables. Le contrôle de la Sécurité Sociale n’allait décidément pas tarder. Il est prêt à recevoir le fonctionnaire, même essoufflé par trois étages et sans doute intrigué par la présence d’un infirme dans un immeuble sans ascenseur qui dépense plus de cent euros tous les deux jours en frais de taxis.

C’était son petit défi de l’année, après évidemment celui d’avoir réussi à poser ses deux pieds au sol, à aligner deux mots sans bégayer, et avoir obtenu la nomination du médecin expert.

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